FOCUS – Audience solennelle de rentrée pour la Cour d’appel de Grenoble, le vendredi 11 février. Un exercice précédé d’une rencontre avec la presse, au cours de laquelle le président et le procureur général de la Cour d’appel se sont livrés à un bilan de l’année 2018, avant de confier leurs attentes pour l’année qui commence. Le tout sans langue de bois, et avec un sens certain de l’ironie, voire du sarcasme.
Le procureur général de la Cour d’appel ne s’en cache pas devant les journalistes : l’exercice ne lui plaît guère. Fonction oblige, Jacques Dallest n’en allait pas moins tenir l’audience solennelle de rentrée 2019 de la Cour d’appel de Grenoble, le vendredi 11 janvier. Et ceci, naturellement, aux côtés du premier président de cette même Cour d’appel, Jean-François Beynel.
Autre tradition : le président, comme le procureur général, donnait rendez-vous aux journalistes pour un temps d’échange avant l’ouverture de l’audience. L’occasion de faire le point sur l’année écoulée, mais aussi sur 2019. Les instances judiciaires grenobloises débutent en effet la nouvelle année sur du mouvement.
Le procureur de la République de Grenoble, Jean-Yves Coquillat, laisse ainsi sa place à Éric Vaillant. Mais il n’est pas seul sur le départ : Jean-François Beynel participait lui-même à sa dernière audience solennelle de rentrée en tant que président de la Cour d’appel. Dès le 14 janvier suivant, il a quitté ses fonctions pour prendre la présidence de l’Inspection générale de la justice. Le nom de celui ou celle qui lui succédera n’est toutefois pas encore connu.
Les restructurations des tribunaux de Vienne et Valence en prévision
Outre ce jeu des “chaises judiciaires”, quel bilan tirer de l’année 2018 ? Jean-François Beynel fait part de sa satisfaction : « L’institution se porte bien. Nos effectifs ont été bien garnis. Nous n’avons presque plus de postes vacants et nous avons obtenu des crédits qui nous ont permis de lancer des opérations importantes », se réjouit-il.
Quelles opérations ? Des travaux de restructuration des tribunaux de Bourgoin-Jallieu et de Vienne, planifiés respectivement en 2019 et 2020. Ce n’est pas tout, puisque le tribunal de Valence devrait, lui aussi, bénéficier de travaux à moyen terme. « Un gros boulot, moins avancé mais la restructuration est actée », explique ainsi Jean-François Beynel, sans donner de date.
La Cour d’appel de Grenoble hérite des litiges sociaux
Nouveauté depuis le 1er janvier : les cours d’appel ont la responsabilité des pôles sociaux, dévolus jusqu’ici aux tribunaux des affaires de Sécurité sociale (Tass). En clair ? Désormais, les litiges entre particuliers et organismes de protection sociale se régleront devant la Cour d’appel. Urssaf, CPAM, Caf… Autant de sigles qui s’invitent au palais de justice… et vont accroître de 15 % l’activité de la Cour d’appel, estime son président.
Aucun changement en revanche en matière d’implantation des cours d’appel dans la région. En début d’année 2018, la disparition de la Cour d’appel de Grenoble était envisagée, sur fond de réforme de la carte judiciaire. Il n’en sera rien. Le statu-quo l’a emporté. Le président ne cache toutefois pas que le scénario d’une fusion avec la Cour d’appel de Chambéry, et la création d’une Cour d’appel des Alpes, avait clairement sa préférence. « Je suis rarement favorable à l’immobilisme, mais ce n’est pas moi qui décide », conclut-il.
La violence “non-crapuleuse” en hausse de 20 % sur Grenoble
Quid du bilan criminel de l’année 2018 à Grenoble ? Les chiffres sont contrastés, selon Jacques Dallest. À la baisse, les violences crapuleuses – vols à l’arraché ou braquages – de même que les règlements de compte. En revanche, la violence non crapuleuse – violences conjugales ou différends de rue – enregistre une hausse de 20 %. Avec la question sous-jacente que rappelle le procureur : « Est-ce une hausse du phénomène, ou est-ce que les victimes déposent davantage plainte ? »
Jacques Dallest n’en constate pas moins une banalisation des armes individuelles. Et livre un témoignage surprenant : « Beaucoup trop de personnes viennent au palais de justice avec un couteau. Cela arrive quotidiennement ! » En deux ans et demi, près de 5 000 couteaux ou autres objets posant problème ont été saisis. Opinel, couteaux suisses, cutter… et même parfois des matraques ou des battes de base-ball. « Il n’y a pas encore eu de Kalachnikov », ironise le procureur.
Deux autres aspects de la délinquance retiennent son intention. Le premier : la « banalité affligeante » du trafic de drogues. « De la drogue en tous lieux, dans les cités grenobloises, à Valence, un peu partout… », soupire Jacques Dallest.
Et une vallée du Rhône qui est aussi celle du cannabis en provenance d’Espagne, avec de fortes saisies des services de douane. « Derrière, cela alimente de la délinquance », déplore encore le procureur.
Deuxième aspect, pour le moins polémique : l’immigration illégale dans les Alpes. « L’arrivée massive » de migrants – notamment via le col de l’Échelle, où le maire de Grenoble Éric Piolle s’était rendu pour interpeller le gouvernement –, pose plusieurs questions. Celle des mineurs non accompagnés, ou celle d’adultes pouvant être « la proie de réseaux divers ». Mais aussi celle des risques de confrontations directes, et physiques, entre des militants pro-migrants et des groupuscules comme Génération identitaire.
Création d’un conseil de juridiction sur Grenoble
Dernière annonce d’importance pour 2019 : la création prochaine d’un conseil de juridiction. Ou, comme tient à le résumer le président de la Cour d’appel, « un conseil d’administration de l’institution judiciaire sur Grenoble ». Son but ? Être le « réceptacle » de la présentation de l’action de la justice, et formuler des « propositions de priorisation judiciaire ». En somme, répondre à la question : « Qu’attendez-vous de la justice ? »
Le conseil s’appuiera sur trois types de membres : des représentants de l’institution judiciaire, des élus locaux et des « membres de la société civile ». Une société civile composée, en l’occurrence, de personnes appartenant aux corps intermédiaires (tels que des organisations syndicales) ou des chefs de grandes entreprises. Et Jean-François Beynel de mentionner le Crédit agricole, Schneider, King Jouet ou encore Araymond.
En plein mouvement des Gilets jaunes, la description d’une « société civile » composée de chefs de grandes entreprises peut faire lever quelques sourcils. Jean-François Beynel assume : « Les Gilets jaunes n’ont qu’à adhérer à un syndicat ! », rétorque-t-il. Avant de pourfendre toute idée de tirage au sort des citoyens, qui relèverait à ses yeux de la pure démagogie.
Gilets jaunes et fake news… sans langue de bois
Sur la question des Gilets jaunes, le président de la Cour d’appel se montre aussi intarissable que réfractaire à la langue de bois. S’il ne conteste pas la réalité ou la légitimité de certaines revendications, la forme même du mouvement le laisse perplexe. « C’est hallucinant que le premier perroquet coiffé qui met un gilet jaune arrive devant la sucette de BFMTV pour dire son opinion sur les relations internationales et les équilibres mondiaux ! », lance-t-il, avec un art certain du sarcasme.
Des Gilets jaunes qui mettent encore en valeur un nouveau mode d’organisation sociétale autour des réseaux sociaux. Sur ce sujet, Jean-François Beynel retourne le sarcasme contre lui-même… et la presse « Nous sommes des dinosaures ! On vous lit, on vous écoute, mais vous êtes l’épaisseur du trait par rapport à l’information qui circule », juge-t-il, non sans raison. Dans son collimateur : les rumeurs et fausses informations qui se partagent en un clic sur Facebook ou Twitter.
« Il faut adapter notre législation aux nouveaux modes de communication, et arrêter ce débat d’enfilage de perles sur la liberté de la presse ! », tonne le président de la Cour d’appel. En cause ? Une loi sur les “fake news” envisagée par le gouvernement, mais largement critiquée dans le milieu journalistique. Et Jean-François Beynel d’appeler de ses vœux une disposition pour punir juridiquement les « diffuseurs ». Autrement dit, les Orange, SFR, Bouygues et autres opérateurs.
Une préoccupation d’actualité dans le microcosme judiciaire grenoblois. Personne n’oublie que 2018 a également été marquée par des injures antisémites d’une violence rare à l’encontre d’un avocat grenoblois. Des insultes provenant d’un site francophone résolument néo-nazi, dont l’accès est désormais bloqué pour qui tente de s’y connecter depuis la France. Mais toujours accessible à quiconque dispose d’un logiciel modifiant le pays d’origine de son adresse IP.
Florent Mathieu
LES CODES DU PALAIS DE JUSTICE S’ESTOMPENT DANS UNE EXPOSITION PHOTO
L’année 2019 s’ouvre aussi avec une exposition de photographies dans la salle des pas-perdus du palais de justice de Grenoble. Le photographe grenoblois Nicolas Pianfetti dévoile ainsi 34 clichés réalisés au cœur même du tribunal. Des éléments d’architecture, des objets du quotidien, des scènes intimes et des portraits, regroupés sous un titre évocateur : « Des moments existent où les codes s’estompent. »
À l’origine de cette exposition, une rencontre entre le photographe et le président de la Cour d’appel. « On lui a donné un badge et on lui a dit : “Vous faites ce que vous voulez au palais de justice” », résume Jean-François Beynel. Mission remplie pour l’artiste-photographe, dont les œuvres sont à découvrir durant cinq mois. En accès libre, à condition naturellement de passer par le contrôle de sécurité à l’entrée du palais.
L’exposition, souligne encore Jean-François Beynel, s’inscrit dans la volonté d’ouvrir le palais de justice au grand public. Un public manifestement curieux, comme l’a démontré le succès de la journée portes ouvertes, dans le cadre des Journées du patrimoine. Ou celui de l’exposition de l’artiste Denis Arino en 2017. « Pendant les deux premiers mois, un tiers des gens qui entraient dans le palais ne venaient que pour visiter l’exposition », se souvient le magistrat.
Dépasser les codes et les conventions
Nicolas Pianfetti garde, pour sa part, un souvenir fort de cette expérience. « J’ai pu assister à des choses très intimes, des divorces, des placements, et les gens étaient étonnamment très ouverts au fait d’être photographiés. J’ai dû essuyer 5 % de refus », relate le photographe. Un bon accueil auquel il ne s’attendait pas, mais qui ne s’émancipait pas des conventions propres à la justice. « J’ai bien constaté la hiérarchie : c’est une institution à niveaux, et chacun est à sa place ! », décrit-il.
Cette hiérarchisation, c’est précisément ce que l’artiste essaye de dépasser en proposant des portraits de profil. Dans un monde où « l’individu passe derrière la fonction », Nicolas Pianfetti a voulu faire oublier les codes. « Je présente tout le monde de profil, sans uniforme, sur le même plan. » Un “pas de côté” en somme, le temps d’un cliché, pour mieux évoquer l’humanité des personnes qui composent l’institution.