TRIBUNE | Thomas Brilmaker, méde­cin à Grenoble : « Cauchemars, fris­sons et tur­bu­lette… le 115 ne répond pas » 

TRIBUNE | Thomas Brilmaker, méde­cin à Grenoble : « Cauchemars, fris­sons et tur­bu­lette… le 115 ne répond pas » 

TRIBUNE LIBRE – Thomas Brilmaker tra­vaille, en tant qu’ex­pa­trié, comme méde­cin géné­ra­liste à Grenoble depuis un an. Il a par­tagé avec Place Gre’net cette lettre ouverte, écrite le 14 sep­tembre 2022 dans le cadre de ses consul­ta­tions, sur le 115 et des situa­tions de pré­ca­rité qui le touchent. Elle s’a­dresse « aux auto­ri­tés gre­no­bloises, à Eric Piolle, aux res­pon­sables du loge­ment sur l’agglomération et à tous ceux qui sou­haitent s’emparer du sujet ». Il essaie de la voir relayée un maxi­mum et compte mettre en place une péti­tion pour faire connaître sa démarche.

« Je me pré­sente, je suis un par­fait étran­ger, migrant de Belgique – Liège plus pré­ci­sé­ment – arrivé il y a de cela un an pile à la recherche de terres plus vertes (et sur­tout plus mon­ta­gneuses). Le Dauphiné m’a bien accueilli, j’ai béné­fi­cié d’une bourse consé­quente du dépar­te­ment pour encou­ra­ger mon ins­tal­la­tion en Isère et il m’a de plus été assez aisé de trou­ver un toit pour m’abriter.

Par ailleurs, aucune dif­fi­culté concer­nant l’obtention d’un emploi : en effet, je suis un jeune homme, auquel la chance a per­mis de réa­li­ser des études de méde­cine dans mon pays d’origine. Mon diplôme de méde­cine géné­rale en poche et quelques (c’est un euphé­misme) démarches admi­nis­tra­tives plus tard, j’ai pu com­men­cer à exer­cer libre­ment mon acti­vité médicale.

Ils traînent le far­deau de récits infâmes

Ce pré­am­bule ins­taure le cadre autour de l’expérience sui­vante, qui n’a de cesse de se répé­ter : mon métier est pas­sion­nant et je remer­cie la France de m’avoir accueilli si vite et de me per­mettre de ten­ter hum­ble­ment d’aider les per­sonnes qui, comme moi, viennent de l’étranger et cherchent à s’installer ici.

C’est là la seule simi­li­tude mal­heu­reu­se­ment et leur arri­vée, comme notre nais­sance à tous, se fait sou­vent dans les cris et les pleurs car ces per­sonnes fuient leur pays, leurs sou­ve­nirs, leurs proches, pour tra­ver­ser des océans, des déserts, des murs béton­nés et bar­be­lés. Ils n’emportent qu’un maigre bagage, le mini­mum vital, mais ils traînent en plus le far­deau de récits infâmes lais­sant par­fois des cica­trices sur leur peau et qui balafrent tou­jours leur esprit.

Une quarantaine de personnes, d'origine albanaise et macédonienne, dormaient sous la tente dans un campement de fortune, installé depuis août 2021 dans le parc de l'Alliance, à quelques dizaine de mètres de la bibliothèque Alliance. © Manuel Pavard - Place Gre'net

Campement dans le parc de l’Alliance, à quelques dizaine de mètres de la biblio­thèque Alliance. Le 115, une solu­tion ? © Manuel Pavard – Place Gre’net

Heureusement, pour cer­tains, le périple touche au but et ils échouent au Pays des Lumières. C’est à ce moment que nos che­mins se croisent.

Quel désar­roi, quelle impuis­sance, quelle honte lorsque, dans le cadre de mes fonc­tions, je m’enquiers de la qua­lité du som­meil du nour­ris­son à peine né, de cette dame au regard fixe mais dont les sou­ve­nirs ter­ribles hantent la rétine.

Fait-il, lui aussi, les mêmes cau­che­mars ?” La réponse est cin­glante, froide : “Non, il n’en fait pas, car sous le pont de l’avenue de Verdun où les camions font trem­bler les piles, le vent s’engouffre vite et nos bâches de plas­tique n’empêchent pas la mor­sure du gel, lorsque le ther­mo­mètre tombe sous 0. Il ne dort pas.”

Le 115, le numéro d’urgence sociale ne répond pas

Le reste de la consul­ta­tion oppose deux réa­li­tés crues. Et moi, bien nanti, penaud, de consta­ter qu’elle n’a pu récu­pé­rer de colis ali­men­taires ce jour-là, pour elle et ses trois enfants. Anecdotiquement, nous essayons à quatre reprises de joindre le 115, le numéro d’urgence sociale qui ne répond pas, ou bien qui, à la cin­quième, nous laisse entendre la voix gênée d’un tra­vailleur social débi­tant la réponse déjà répé­tée des dizaines de fois : “Je suis désolé de ne pou­voir appor­ter de solu­tion. Il n’y a pas de place, rées­sayez plus tard.

Le droit à un loge­ment conve­nable est un des droits fon­da­men­taux énon­cés par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et qui se retrouve dans la Déclaration uni­ver­selle des droits de l’homme de 1948, ainsi que dans le Pacte inter­na­tio­nal rela­tif aux droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels de 1966.

Je vois ma barque se rem­plir de toutes parts, inon­dée par la détresse

Je le sais, tout le monde est bien conscient, à tous niveaux, de ce manque de place, du manque de res­sources sociales, finan­cières, médi­cales (il suf­fit de voir la crise des hôpi­taux et bien d’autres). Y aurait-il en plus un blo­cage politique ?

Je ne cherche pas à mettre en lumière une pro­blé­ma­tique mécon­nue. C’est un cri du cœur car c’est avec celui-ci que j’ai pro­noncé mon Serment d’Hippocrate. Comme une bouée, lan­cée dans un océan tumul­tueux, je vois ma barque se rem­plir de toutes parts, inon­dée par la détresse, la peur et la colère de ces êtres devant moi qui n’aspirent qu’à vivre.

Souvent, le 115 numéro d’urgence sociale ne répond pas, ou bien ne peut apporter de solution. (c) Véronique Serre

Souvent, le 115 numéro d’urgence sociale ne répond pas, ou bien ne peut appor­ter de solu­tion. © Véronique Serre

Ils/elles sont plu­sieurs dizaines, dans les parcs et sous les ponts à Grenoble et je détourne le regard quand je passe à leur hauteur.

Je suis désolé, je ne peux rien faire pour cela, il faut conti­nuer à appe­ler le 115, mais atten­tion pas tout de suite le matin, car la ligne est satu­rée. Il vaut mieux attendre quelques dizaines de minutes, quand les autres s’épuisent et renoncent à obte­nir une réponse.

Maintenant, si vous le vou­lez bien, je vais faire mon bou­lot et consta­ter que votre enfant voit sa courbe de prise pon­dé­rale dan­ge­reu­se­ment s’infléchir, le noter dans le dos­sier, et vous pro­po­ser un ren­dez-vous dans un mois, afin de m’assurer que cela ne s’aggrave pas.

Je cherche à ral­lier les forces, à faire naître des solidarités

Cette lettre ouverte n’est pas un réqui­si­toire à l’encontre des auto­ri­tés, je cherche à ral­lier les forces, à faire naître des soli­da­ri­tés et à évo­quer des ini­tia­tives. Nous avons grand besoin de chaque indi­vi­dua­lité pour créer des solu­tions com­munes, car la santé de toute une société passe obli­ga­toi­re­ment par le bien être de cha­cun. Certains y ver­ront une façon égoïste et hypo­crite de sou­la­ger cette pres­sion qui m’est seule­ment psy­cho­lo­gique car je ne vivrai jamais la situa­tion de ces réfu­giés. Cependant, je sou­haite appor­ter ma brique à un poten­tiel édi­fice, mirage, s’il en est.

Pourrions-nous activer/stimuler/relancer une chaîne de soli­da­rité envers ces êtres épui­sés et déla­vés. N’avons-nous pas pu, d’une manière for­mi­dable, pro­po­ser un loge­ment à ceux qui fuient actuel­le­ment la guerre qui sévit en Ukraine ?

Existe-t-il un cadastre des habi­ta­tions et des loge­ments vides de l’agglomération ? N’y a‑t-il aucune pos­si­bi­lité de loge­ments ? Sommes-nous réel­le­ment for­cés de les envoyer s’entasser dans un hôtel au bord d’une auto­route de la péri­phé­rie grenobloise ?

Je n’ai pas de réponse. Je reste benêt, comme on dit chez moi, et je referme la porte de mon cabi­net. À tous les Enfants du Destin. »

Docteur Brilmaker Thomas, méde­cin géné­ra­liste et citoyen expatrié

« Je tiens à pré­ci­ser que cette lettre n’engage la res­pon­sa­bi­lité, la poli­tique ou les prin­cipes d’aucune struc­ture ou orga­nisme. Je ne repré­sente que ma per­sonne, dans son imper­fec­tion et sa vanité, dans son espoir et son aspi­ra­tion à une vie digne pour toutes ces per­sonnes qui n’ont pas ma chance inouïe et que je mesure tous les jours. »

Rappel : Les tri­bunes publiées sur Place Gre’net ont pour voca­tion de nour­rir le débat et de contri­buer à un échange construc­tif entre citoyens d’opinions diverses. Les pro­pos tenus dans ce cadre ne reflètent en aucune mesure les opi­nions des jour­na­listes ou de la rédac­tion et n’engagent que leur auteur.
Le texte de la tri­bune est de l’au­teur, les inter­titres sont ajou­tés par la rédaction.

Vous sou­hai­tez nous sou­mettre une tri­bune ? Merci de prendre au préa­lable connais­sance de la charte les régis­sant.

Place Gre'net

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Une réflexion sur « TRIBUNE | Thomas Brilmaker, méde­cin à Grenoble : « Cauchemars, fris­sons et tur­bu­lette… le 115 ne répond pas »  »

  1. Bonjour
    Merci pour cette tribune.
    De nom­breuses asso­cia­tions sont inves­ties dans la soli­da­rité vis à vis des exilé.e.s. Vous pou­vez les rejoindre.
    consul­ter par exemple le site de migrants en Isère (http://​migrants​-en​-isere​.fr/) qui ras­semble une ving­taine d’association.
    Annie Liber, méde­cin – asso­cia­tion Comede

    sep article

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