Christian Chavassiseux trace l'épopée de Charlemagne Persant, paysan capitaliste

Une petite tranche de fresque avec Christian Chavassieux ?

Une petite tranche de fresque avec Christian Chavassieux ?

Avec L’Affaire des vivants, Christian Chavassieux a signé un roman d’une rare éner­gie. Voici donc – à peu près vers 1850 et quelque part entre Lyon et Roanne –, la nais­sance et l’in­croyable ascen­sion de Charlemagne Persant, aîné d’une frustre famille de pay­sans. Mais la des­ti­née de ce géant est comme l’arbre cachant une pro­fonde forêt romanesque.

Christian Chavassieux a publié l'Affaire des vivants aux éditions Phébus

Christian Chavassieux, auteur de l’Affaire des vivants. DR

L’histoire de Charlemagne com­mence dès sa nais­sance dans l’or­gueil et le pied-de-nez au des­tin. Son grand-père pater­nel se rue chez le maire, et impose qu’on appelle l’en­fant comme un empe­reur. Ton nom te dira quoi faire.

D’abord dif­fi­cile à por­ter, le curieux pré­nom fait peu à peu dres­ser l’o­reille, car dès son plus jeune âge le gar­çon est doué en affaires. Mon petit-fils, le fort Charlemagne, appelé à domi­ner.

La pro­phé­tie se réa­lise, celui qu’on appelle aussi le Grand achète des terres, les revend, agran­dit son avoir, ouvre en ville une bou­tique de pro­duits fer­miers et de chi­noi­se­ries à la mode, fait un mariage judi­cieux avec Alma, la jeune fille entre­vue au hasard de la guerre de 1870, et par ailleurs dési­rable fille unique d’un pros­père mar­chand de tissus.

De la fresque, de la vraie

Tous les ingré­dients de la fresque his­to­rique et sociale, Christian Chavassieux les cui­sine sans lais­ser retom­ber le feu : ça n’ac­croche pas, ça bouillonne au contraire. C’est dia­ble­ment docu­menté, mais en aucun cas cuistre.

Le lexique, les notes et réfé­rences en fin d’ou­vrage éclairent de leur effet de vérité (sans oublier les ana­chro­nismes assu­més) un ter­reau ample­ment brassé par le roman : la muta­tion des cam­pagnes et l’es­sor indus­triel, la condi­tion ouvrière et pay­sanne, les grèves et les luttes, le regard porté sur les homo­sexuels et les prostituées.

Sauf que le roman jamais ne se fait livre d’his­toire. Charlemagne vole donc vers son des­tin, for­çat de tra­vail et conqué­rant à qui rien ne résiste : sa masse de rocher aiman­tait l’éner­gie des autres.

Encore plus haut

Il entre dans un monde qui n’est pas le sien, celui des indus­triels et des notables. La pein­ture de cette jolie société qui fait dans le tissu, l’au­teur s’y prête avec une verve réjouis­sante. Ainsi le por­trait des parents d’Alma vaut-elle son pesant de crème fouet­tée. Hortense, la mère, ran­gée dans la caté­go­rie des bigotes inquié­tantes ; Amédée, le père, ayant hérité de plus d’argent que d’é­du­ca­tion.

Charlemagne voit plus loin que cette bour­geoi­sie endor­mie sur ses avoirs, et en visi­tant à Lyon l’Exposition uni­ver­selle de 1872, il a l’illu­mi­na­tion d’un inven­teur : un nou­veau pro­cédé d’im­per­méa­bi­li­sa­tion des tis­sus fait en effet sa for­tune et le hisse au plus haut.

Christian Chavassiseux trace l'épopée de Charlemagne Persant, paysan capitaliste

Le roman tra­verse cin­quante ans de capi­ta­lisme régional.

D’abord, il y eut Ernest

Bien sûr, il y aura la chute, avec un sai­sis­sant retour à la case famille, au monde des frères, rustres et alcoo­liques. On n’é­chappe pas tota­le­ment à la terre d’où l’on vient : pour Charlemagne, la vio­lence et la bêtise y sont un feu qui couve.

Christian Chavassieux n’a pas engagé l’é­cri­ture de L’Affaire des vivants par le début. Ce n’est pas Charlemagne qui l’in­té­res­sait, mais Ernest : le fils et héri­tier. A celui-ci, il lui a donc fallu inven­ter un géni­teur, une généa­lo­gie. Sacré tour de force que celui de pas­sion­ner le lec­teur pour ce per­son­nage pré­texte, for­mi­da­ble­ment opaque au final.

Un monde de fauves

L’histoire d’Ernest, évi­dem­ment, c’est autre chose. Et c’est tout aussi pre­nant. D’une enfance sans relief, où les adultes occu­pés à leurs affaires semblent embar­ras­sés de sa pré­sence, l’u­nique reje­ton a gardé un indé­pas­sable sen­ti­ment de vide.

Froideur, indif­fé­rence, absence d’é­mo­tion, jus­qu’à ce qu’Ernest – ah, la belle scène de noce où il regarde pour la pre­mière fois Louis, le frère cadet de son père – se révèle à lui-même : homo­sexuel dans une société qui n’a pas de mot autre que vil pour dire ce désir. Et qui pré­fère emme­ner au bor­del le jeune dévoyé pour le faire ainsi entrer dans le droit che­min du sexe légitime.

Peine per­due, bien sûr. Ernest est donc comme un creux, une ombre dans la marche triom­phante de l’argent et de la bien-pen­sance. Personnage mélan­co­lique, s’il en est, pour qui on a rem­placé les caresses par un ensei­gne­ment de fauve.

Lumière !

Bien sûr, je me gar­de­rai bien de racon­ter le final éblouis­sant de ce livre touffu et fluide à la fois, porté par la géné­ro­sité et le res­pect de l’au­teur pour ses per­son­nages. Ainsi, Alma la bova­ryenne, se mue-t-elle au long des pages en une femme bien plus com­plexe et donc touchante.

Ce final, donc (et je n’en dis rien sinon qu’il clôt le cycle des morts et ouvre sur la moder­nité d’une révolte) réunit en 1918, alors que la boue des tran­chées avale ses der­niers cadavres, Ernest et son oncle Louis. Cet homme riche de rien, cet être boi­teux et aérien qui tra­verse le roman comme un signal, une lumière. Louis, lumière…

Allez, juste un petit indice pour vous faire sali­ver au long des 322 pages qui s’a­valent comme une longue gou­lée de vin nerveux.

Danielle Maurel

L’Affaire des vivants, édi­tion Phébus, 2014, 322 pages – 21 €

D. Maurel

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