DÉCRYPTAGE – En raison d’une canicule persistante, quatre centrales nucléaires en France ont une dérogation, depuis la mi-juillet 2022, pour rejeter des eaux à une température au-dessus de la limite tolérée par l’écosystème des rivières. Deux de ces centrales nucléaires sont situées dans la vallée du Rhône. Avec le réchauffement climatique en cours et la construction de nouveaux réacteurs EPR encore plus puissants, ces dérogations pourraient bien devenir monnaie courante.
Très dépendantes de l’eau, les centrales nucléaires doivent être refroidies continuellement pour pouvoir fonctionner en toute sécurité. Elles sont toutefois habituellement tenues de respecter des limites réglementaires maximum de température de leurs rejets d’eaux dans les rivières. Ce afin de ne pas mettre en danger la flore et la faune des rivières.
Centrale nucléaire EDF du Bugey, dans l’Ain, le long du Rhône. © Andrzej Otrębski – Créative licence attribution
Qu’à cela ne tienne ! L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et le ministère de la Transition énergétique ont accordé une dérogation à quatre centrales nucléaires d’EDF. Ces dernières vont ainsi pouvoir relâcher des eaux dépassant les 30° dans les rivières, quitte à gravement perturber la faune et la flore.
Les quatre centrales nucléaires concernées ? Celles de Saint-Alban en Isère, Blayais en Gironde et Golfech dans le Tarn-et-Garonne depuis le 13 juillet, et celle du Bugey dans l’Ain, depuis le 15 juillet. Un arrêté du 24 juillet a prolongé cette autorisation jusqu’au 7 août 2022.
Les centrales nucléaires du Tricastin et de Cruas pas concernées ?
Pour l’heure, la centrale du Bugey dans l’Ain serait la plus en difficulté : c’est la seule à avoir effectivement rejeté des eaux dépassant le seuil de température tolérée par la rivière du Rhône, et ce « depuis 19 juillet » précise l’ASN dans un communiqué du 22 juillet. Depuis cette date, pas d’autre bilan publié par l’ASN, ni d’informations sur les sites dits d’actualité des centrales nucléaires d’EDF.
Porte-parole de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), Roland Desbordes confie son scepticisme à Place Gre’net. Et trouve fort étrange que ni la centrale nucléaire de Cruas-Meysse en Ardèche, ni celle du Tricastin 1Le site Tricastin prélève son eau et la restitue dans le canal Donzère-Mondragon, un canal de dérivation du Rhône dans la Drôme, toutes les deux pourtant au bord du Rhône, n’aient demandé de dérogation.
Roland Desbordes, porte paroles de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), en février 2022, invité de l’émission Atomic Mac sur Radio Méga Valence DR
« Quand l’eau est à 30 degrés à Saint-Alban, je ne vois pas comment elle peut être à 28 degrés à Cruas ou à Tricastin » déclare, perplexe, le porte-parole de la Criirad. S’agissant de Cruas-Meysse, le rafraîchissement du Rhône pourrait s’expliquer, selon lui, parce que l’Isère se jette dans le Rhône avant la centrale. Mais, étant donné le faible débit de l’Isère cet été, Roland Desbordes en doute fortement.
Les poissons devraient pouvoir s’échapper, pas la faune moins mobile
L’ASN a beau préciser qu” « un programme de surveillance renforcée de l’environnement » est activé en parallèle, cela ne rassure pas le militant. « Ces limites de température ont déjà été définies comme un compromis entre des installations qui ont envie de fonctionner et la protection de l’environnement. Si on les dépasse, on peut s’attendre à un impact environnement certain. »
Centrale nucléaire de Saint-Alban en Isère. © EDF
Les poissons devraient réussir à se frayer un chemin entre les zones les plus chaudes, suppose Jérémy Lobry, spécialiste de la biodiversité aquatique à l’Inrae, dans une interview donnée à Sciences et Avenir. Par contre, la faune moins mobile va souffrir, à l’instar des crustacés et mollusques invertébrés, certifie le spécialiste.
Les poissons de rivière arriveront-ils à se frayer un chemin entre les zones les plus chaudes ? Quoi qu’il en soit, la faune la moins mobile souffrira. © Kelly – Pexels
La chaleur de l’eau pourrait aussi favoriser l’augmentation de la biomasse bactérienne et générer un déficit d’oxygène compliquant la survie de certaines espèces. Enfin, elle est susceptible de détériorer la capacité de dénitrification des bactéries et d’entraîner la prolifération des cyanobactéries, lit-on encore dans l’article de Sciences et Avenir.
LA SUISSE POURRAIT AUGMENTER LE DÉBIT DU RHÔNE… SI ELLE LE VOULAIT
Quelle solution à terme pour éviter les rejets d’eaux trop chaudes dans le Rhône ? « Les Suisses ont la capacité d’ouvrir les vannes du lac Léman, leur réservoir d’eau potable, pour adapter le débit du Rhône » indique Robert Desbordes. Or, ce n’est pas gagné. Le sujet fait, depuis quelques années, l’objet d’âpres discussions entre EDF et la Suisse.
Les négociations risquent de devenir « très tendues » présage Robert Desbordes de la Criirad. « Les glaciers suisses ont beaucoup fondu, ce qui fait que l’apport d’eau a beaucoup baissé. »
Les EPR voulus par Emmanuel Macron nécessiteront encore plus d’eau
Autre piste pour réduire les rejets d’eau chaude en période de canicule dans les rivières : baisser la production des installations nucléaires. Une gageure lorsque près de la moitié du parc des centrales est à l’arrêt pour de multiples raisons, comme cet été.
EDF avait ainsi arrêté un réacteur de la centrale de Saint-Alban en juin 2022 pour cause de faible débit du Rhône, afin de « respecter la réglementation relative aux rejets thermiques ». Avant de renoncer, un mois plus tard, à respecter cette même réglementation.
Quant au site du Tricastin dans la Drôme, il a diminué la puissance de son réacteur n°2, à plusieurs reprises en juillet, pour respecter la réglementation des rejets thermiques. Et EDF sera sans doute malgré tout obligée de baisser la production nucléaire sur ce site à compter du samedi 6 août, voire même d’arrêter un réacteur, selon France Bleu Drôme Ardèche.
Centrale nucléaire EDF du Tricastin le long du Rhône. © Pablo el ciclista – créative licence attribution
Non seulement le problème des rejets d’eau chaude inhérents au fonctionnement des centrales reste entier en période de canicule et de sécheresse, mais il va aller en s’aggravant. Car Emmanuel Macron a prévu de construire de six à quatorze EPR, bien plus puissants que les réacteurs actuels.
Deux d’entre eux seraient positionnés dans la Région Auvergne Rhône Alpes, l’un à Tricastin et l’autre au Bugey. « Un projet insensé » pour le porte-parole de la Criirad « par rapport à cette question de la raréfaction de la ressource en eau, de la protection du milieu naturel et pour bien d’autres raisons », ajoute-t-il.
DES REJETS D’EAU MOINS CHAUDS QUAND LA CENTRALE DISPOSE DE TOURS DE REFROIDISSEMENT
Pour refroidir leurs réacteurs nucléaires et donc pour fonctionner, les centrales nucléaires ont besoin de beaucoup d’eau, qu’elles prélèvent dans les eaux dites de surface (les rivières ou les mers), près desquelles elles ont été construites.
Centrale nucléaire du Cruas avec tours de refroidissement. © Fred-niro – créative licence attribution
Toute l’eau prélevée quasiment, de l’ordre de 95 %, est ensuite restituée au milieu naturel avec une hausse de température qui varie de quelques dixièmes de degrés à plusieurs degrés supplémentaires, suivant le modèle de la centrale.
Ainsi les centrales en circuit fermé, comme celle de Cruas-Meysse, disposant d’une ou de plusieurs tours de refroidissement, restituent en principe de l’eau moins chaude que celles en circuit ouvert, comme celle de Saint-Alban.
La centrale de Bugey est un mixte entre les deux formules : deux de ses réacteurs sont refroidis par la tour d’évaporation, les deux autres le sont directement par le Rhône.
DES EFFLUENTS RADIOACTIFS ET CHIMIQUES REJETÉS DANS LES RIVIÈRES ET LA MER
Les centrales nucléaires ne se contentent pas de rejeter de l’eau plus chaude dans les rivières et la mer. Elles y déversent aussi des produits chimiques et radiologiques. « Pour ces rejets-là, il est imposé un débit minimum du fleuve pour assurer une dilution de la pollution », rappelle Roland Desbordes de l’association la Criirad. Ce que recommande également EDF dans son guide « centrales nucléaires et environnement » à la page 143.
Schema centrale nucléaire. © Calmos, créative licence attribution
À ce titre aussi, les centrales nucléaires devront faire preuve d’une grande vigilance dans les années à venir. « Ces effluents peuvent, du reste, être stockés quelques jours à quelques semaines pour être relâchés quand le débit est meilleur », note Roland Desbordes. A Grenoble, le réacteur nucléaire dédié à la Recherche de l’Institut Laue-Langevin (ILL) déverse lui aussi dans l’Isère des rejets thermiques et des produits chimiques et radiologiques, en quantité certes bien inférieures à Bugey ou Saint Alban, signale Roland Desbordes.
Selon l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), des dispositifs de contrôle existent pour vérifier que ces effluents radioactifs ne dépassent pas les limites de rejets autorisées pour chaque centrale.