Philippe Cinquin : "la fabrique de l’hypocrisie de la déontologie de la recherche française"

Philippe Cinquin : « la fabrique de l’hypocrisie de la déon­to­lo­gie de la recherche française »

Philippe Cinquin : « la fabrique de l’hypocrisie de la déon­to­lo­gie de la recherche française »

TRIBUNE LIBRE — Alors que l’Université Grenoble-Alpes a vu sa label­li­sa­tion Idex confir­mée de façon défi­ni­tive, Philippe Cinquin, pro­fes­seur en santé publique, conti­nue de dénon­cer un manque de déon­to­lo­gie au sein de l’Université. Après une lettre ouverte en juin 2021 appe­lant à la démis­sion du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de l’UGA, il signe une tri­bune au vitriol, éga­le­ment relayée par le syn­di­cat FSU.

En 2021, le pré­sident d’une uni­ver­sité et ses adjoints, en charge d’incarner et de faire res­pec­ter la déon­to­lo­gie, peuvent vio­ler ou lais­ser vio­ler en toute impu­nité et aux yeux de tous des règles déon­to­lo­giques élé­men­taires. Les ins­tances uni­ver­si­taires locales, où siègent des repré­sen­tants de pres­ti­gieux orga­nismes de recherche natio­naux, ins­trui­ront les signa­le­ments de ces man­que­ments d’une manière non contra­dic­toire, et nie­ront l’évidence pen­dant des années.

Campus de l'Université Grenoble-Alpes © Université de Grenoble

Campus de l’Université Grenoble-Alpes © Université de Grenoble

Le jour où enfin des ins­tances déon­to­lo­giques indé­pen­dantes et un tri­bu­nal feront écla­ter la vérité, les res­pon­sables de ces man­que­ments et le conseil d’administration de l’université se conten­te­ront de créer une com­mis­sion char­gée « d’améliorer nos pro­ces­sus ». Ils pas­se­ront du déni au refus de suivre les recom­man­da­tions des ins­tances déon­to­lo­giques (« recon­naître l’erreur ou la faute », pro­po­ser des « répa­ra­tions »).

Un juge­ment du Tribunal admi­nis­tra­tif sans conséquences

Les ins­tances déon­to­lo­giques devront recon­naître leur impuis­sance pour impo­ser le res­pect de leurs recom­man­da­tions. L’Université Grenoble Alpes (UGA) est depuis décembre 2016 le théâtre de tels man­que­ments. Son pré­sident a d’abord violé le règle­ment d’un appel à pro­jets en s’imposant dans la com­mis­sion de sélec­tion, puis a violé la règle abso­lue qui impose de s’abstenir de voter pour le pro­jet porté par un de ses proches. Il a ainsi pu pla­cer en excel­lente posi­tion pour être sélec­tionné le pro­jet d’un proche, en mau­vaise posi­tion sur la base des rap­ports exté­rieurs, sans même avoir à don­ner les rai­sons de son vote à ce sujet.

L'ancien président de l'Université Grenoble-Alpes Patrick Lévy © Comue Grenoble-Alpes

L’ancien pré­sident de l’Université Grenoble-Alpes Patrick Lévy © Comue Grenoble-Alpes

Lui-même et son suc­ces­seur ont ensuite mul­ti­plié les décla­ra­tions erro­nées devant les plus hautes ins­tances uni­ver­si­taires locales, qui ont exa­miné le signa­le­ment de ces man­que­ments sans res­pec­ter le prin­cipe d’impartialité, et conclu contre toute évi­dence à l’absence d’anomalie. À ce jour, les prin­ci­paux res­pon­sables, à titre indi­vi­duel, et l’UGA, à titre ins­ti­tu­tion­nel, s’obstinent à refu­ser de recon­naître la moindre erreur ou faute, et aucune répa­ra­tion n’est envisagée.

Pourtant, les man­que­ments à la déon­to­lo­gie ont été éta­blis par trois ins­tances déon­to­lo­giques indé­pen­dantes, et le Tribunal admi­nis­tra­tif de Grenoble a annulé toute la pro­cé­dure de sélec­tion. Ce juge­ment sera sans consé­quences, car l’UGA avait très effi­ca­ce­ment fait traî­ner la pro­cé­dure, par exemple en met­tant plus d’un an à pro­duire son mémoire en défense devant le tri­bu­nal. Les douze mil­lions d’euros de l’appel à pro­jets étaient donc com­plè­te­ment consom­més lorsque le juge­ment a été rendu.

L’hypocrisie de la recherche en matière de déon­to­lo­gie est totale

Ce qui s’est passé à Grenoble peut se repro­duire au sein de n’importe quel opé­ra­teur de recherche fran­çais. L’hypocrisie de la recherche fran­çaise en matière de déon­to­lo­gie est donc totale. En effet, le contraste est frap­pant entre ce mépris pour la mise en œuvre des règles et recom­man­da­tions déon­to­lo­giques, et le foi­son­ne­ment de textes très pré­cis sur la déon­to­lo­gie, et d’acteurs cen­sés contrô­ler sa mise en œuvre. Ces acteurs ne se sont pas donné les moyens de détec­ter ces man­que­ments : ils se fondent sur les docu­ments four­nis par les opé­ra­teurs de recherche qu’ils éva­luent, et n’ont pas mis en place un méca­nisme qui per­met­trait d’auditionner les lan­ceurs d’alertes.

Philippe Cinquin, pro­fes­seur à l’Université Grenoble-Alpes © Philippe Cinquin

Ainsi, le jury inter­na­tio­nal qui vient de pro­po­ser la confir­ma­tion de l’initiative d’excellence gre­no­bloise avait été informé de la situa­tion, mais a refusé d’auditionner le lan­ceur d’alerte. On peut donc en 2021 vio­ler au su de tous des règles déon­to­lo­giques élé­men­taires, mul­ti­plier les décla­ra­tions inexactes devant les plus hautes ins­tances de son uni­ver­sité, nier tout man­que­ment jusqu’à la déci­sion des ins­tances déon­to­lo­giques puis du tri­bu­nal, pour ensuite per­sis­ter dans le refus de recon­naître toute erreur … et coor­don­ner une ini­tia­tive d’excellence !

De même, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supé­rieur (HCERES) s’est mon­tré bien peu curieux dans l’évaluation de l’Université Grenoble Alpes. Il a ainsi raté un véri­table “élé­phant dans la pièce” lors de l’évaluation de l’UGA : son rap­port ne com­porte pas un mot sur la déon­to­lo­gie, alors que le réfé­ren­tiel d’évaluation com­por­tait deux points à ce sujet, et que l’université gre­no­bloise ne dis­po­sait mani­fes­te­ment pas de mesures adé­quates pour « pré­ve­nir et détec­ter les man­que­ments » et « trai­ter les man­que­ments avé­rés ».

Une impu­nité des équipes pré­si­den­tielles ou de direc­tion garantie

Pourtant, le rap­port d’une ins­tance déon­to­lo­gique indé­pen­dante confir­mant l’existence des mul­tiples man­que­ments avait été trans­mis à une com­po­sante du HCERES, l’Office fran­çais de l’intégrité scien­ti­fique, avant que le HCERES ne publie son rap­port sur l’université gre­no­bloise. Notons que le HCERES n’avait mis en place aucun méca­nisme des­tiné à per­mettre aux lan­ceurs d’alerte de s’exprimer.

Dans le cas où un lan­ceur d’alerte, écœuré par les man­que­ments dont il a pu avoir connais­sance, s’obstine et finit par obte­nir que des ins­tances déon­to­lo­giques indé­pen­dantes, et même un tri­bu­nal, lui donnent rai­son, l’impunité des équipes pré­si­den­tielles ou de direc­tion des opé­ra­teurs de recherche sera garan­tie par une recom­man­da­tion éton­nante : en cas de man­que­ment avéré à la déon­to­lo­gie, la déci­sion sur les suites à don­ner à ces man­que­ments (en par­ti­cu­lier d’éventuelles suites dis­ci­pli­naires) « appar­tient aux res­pon­sables des opé­ra­teurs concer­nés ».

Yassine Lakhnech, actuel président de l'UGA © Soochow University

Yassine Lakhnech, actuel pré­sident de l’UGA © Soochow University

Cette recom­man­da­tion peut conve­nir lorsque le man­que­ment est le fait d’un per­son­nel de l’opérateur qui n’est pas suf­fi­sam­ment haut placé dans la hié­rar­chie dudit opé­ra­teur pour que ce der­nier consi­dère qu’il est “stra­té­gique” de le cou­vrir. Mais dans le cas où c’est le pré­sident de l’opérateur qui est direc­te­ment concerné, elle consiste à lui deman­der de s’auto-sanctionner, ce qui est la preuve d’un bel opti­misme sur la nature humaine. Ainsi, dans le cas gre­no­blois, c’est le pré­sident de la com­mis­sion de sélec­tion (dont le dys­fonc­tion­ne­ment a conduit le tri­bu­nal à annu­ler la pro­cé­dure) qui pré­si­dait la séance du conseil d’administration de mars 2021 qui a refusé de se sai­sir du juge­ment du tribunal…

Même si le res­pon­sable des man­que­ments n’est pas le pré­sident, si l’on confie aux ins­tances locales le soin de tirer les consé­quences de man­que­ments com­mis par des col­lègues locaux, il arri­vera cer­tai­ne­ment que ceux-ci puissent être proches de l’équipe pré­si­den­tielle, qui aura donc du mal à prendre des déci­sions impar­tiales. Au-delà des sommes mises en jeu lors de cet appel à pro­jets (douze mil­lions d’euros tout de même!), au-delà des conflits d’intérêt mani­festes, il y a pire pour demain.

Un site Web dédié aux lan­ceurs d’alerte

Si rien n’est fait pour lut­ter contre cette hypo­cri­sie, qui accep­tera de lan­cer des alertes ? Qui osera récla­mer jus­tice et fran­chir la règle de base de l’omerta : “sur­tout pas de vague, il en va de la répu­ta­tion de notre uni­ver­sité, de notre orga­nisme de recherche, de notre grande école…“? Et puis, il y a tant de moyens de récom­pen­ser les silences. Un pro­jet accepté l’année sui­vante, une pro­mo­tion future, un recru­te­ment pour une équipe… Si rien n’est fait, tout conti­nuera comme avant !

Sur le campus de l'Université Grenoble-Alpes © Séverine Cattiaux - Place Gre'net

Sur le cam­pus de l’Université Grenoble-Alpes © Séverine Cattiaux – Place Gre’net

Quant à ceux qui résistent, il est pro­bable que leurs len­de­mains ne chan­te­ront pas. Mieux vaut ne pas don­ner de prise à ceux qui sont pris la main dans le sac… Il ne faut pour autant pas recu­ler, car les vio­la­tions de la déon­to­lo­gie com­mises à Grenoble ont valeur d’exemple de ce contre quoi les géné­ra­tions de cher­cheurs à venir auront éga­le­ment à se battre. Pour impo­ser à tous, de l’étudiant au pré­sident, le res­pect des règles, il faut d’une part que les ins­tances en charge d’évaluer les opé­ra­teurs de recherche (en par­ti­cu­lier le HCERES, mais aussi les jurys inter­na­tio­naux qui éva­luent les opé­ra­tions menées dans le cadre des “inves­tis­se­ments d’avenir”) se dotent des moyens d’évaluer la réa­lité de ce qui se passe sur le ter­rain, en par­ti­cu­lier en pré­voyant sys­té­ma­ti­que­ment de don­ner la parole à d’éventuels lan­ceurs d’alerte.

Il fau­drait par exemple offrir aux per­son­nels des struc­tures éva­luées la pos­si­bi­lité de s’exprimer sur un site Web dédié. Si ce prin­cipe avait été mis en œuvre, le jury inter­na­tio­nal aurait demandé des comptes au por­teur de l’initiative d’excellence gre­no­bloise, qui n’a pas hésité à décla­rer dans le dos­sier trans­mis au jury que le pro­ces­sus de sélec­tion des pro­jets condamné par le tri­bu­nal et par trois ins­tances déon­to­lo­giques avait « suivi un pro­ces­sus rigou­reux pour assu­rer l’excellence scien­ti­fique et la matu­rité des pro­po­si­tions ».

Il faut d’autre part, pour que l’hypocrisie en matière déon­to­lo­gique de la recherche fran­çaise recule, que cesse l’impunité que confère aux res­pon­sables des opé­ra­teurs de recherche la règle actuelle qui leur confie la res­pon­sa­bi­lité de mettre en œuvre les suites à don­ner au rap­port d’instruction.

La créa­tion d’une ins­tance natio­nale unique

Il faut donc une ins­tance natio­nale unique (pour évi­ter toute pres­sion locale):

- Pouvant être sai­sie par tout témoin d’un pos­sible man­que­ment à la déontologie.
– Fonctionnant d’une manière com­plè­te­ment contradictoire.
– Travaillant d’une manière publique : les man­que­ments dans ce domaine sont le fait d’institutions publiques, ser­vies par des fonc­tion­naires publics. Il est nor­mal que tout citoyen soit informé de la manière dont d’éventuels man­que­ments sont signa­lés et exa­mi­nés. Bien entendu, le fonc­tion­ne­ment de cette ins­tance doit res­pec­ter la pré­somp­tion de bonne foi, et des sanc­tions doivent être pré­vues en cas de signa­le­ment abusif.
– Capable non seule­ment de rendre un avis sur l’existence d’un éven­tuel man­que­ment, mais aussi d’en appré­cier la gra­vité et de déci­der des éven­tuelles répa­ra­tions ou sanc­tions et de pou­voir suivre leur mise en œuvre.

La pro­po­si­tion de créa­tion d’une telle ins­tance a été sug­gé­rée au Collège de déon­to­lo­gie du minis­tère de l’Enseignement supé­rieur, de la Recherche et de I’Innovation, qui ne l’a pas encore trans­mise à la ministre. Combien de scan­dales déon­to­lo­giques fau­dra-t-il pour que l’urgence de la créa­tion d’une telle ins­tance s’impose ?

Rappel : Les tri­bunes publiées sur Place Gre’net ont pour voca­tion de nour­rir le débat et de contri­buer à un échange construc­tif entre citoyens d’opinions diverses. Les pro­pos tenus dans ce cadre ne reflètent en aucune mesure les opi­nions des jour­na­listes ou de la rédac­tion et n’engagent que leur auteur.

Vous sou­hai­tez nous sou­mettre une tri­bune ? Merci de prendre au préa­lable connais­sance de la charte les régis­sant.

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