TRIBUNE LIBRE – Alors que la plaine du Pô en Italie a été durement frappée par la Covid-19, l’agglomération grenobloise a été plutôt épargnée. Intrigué par cette situation contrastée et inattendue de prime abord, le météorologue retraité Jean-Jacques Thillet résidant à Meylan a cherché à comprendre les mécanismes à l’œuvre. Et à mettre en exergue des circonstances météorologiques bel et bien différentes sur ces deux territoires durant la période de l’épidémie. L’expert expose, ici, son analyse et ses conclusions.
JEAN-JACQUES THILLET, SPÉCIALISTE DE LA MÉTÉO EN MONTAGNE
Formé à l’École de la météorologie nationale à Bois-d’Arcy, Jean-Jacques Thillet est devenu en 1969 le premier prévisionniste local de la météorologie nationale au service des alpinistes, fonction qu’il a occupée à Chamonix. Pendant dix ans, il a alors chapeauté ce service, d’abord antenne météo estivale, puis centre à plein temps.
Jusqu’à fin 2000, il a ensuite dirigé le centre départemental de météorologie de Saint-Martin-d’Hères. Puis il a été en charge à partir de 2001 de la communication météo à Tahiti. Il est aussi l’auteur deux livres sur la météo de montagne.
Au départ de ma réflexion, début mars, l’évolution très contrastée de la pandémie en Italie m’a interpellé : au Nord, elle fut explosive, au Sud apparemment mieux contenue.
La plaine du Pô est soumise à un climat très particulier, difficile (chaud et humide en été, froid et brumeux l’hiver).
Des caractéristiques dictées par son enclavement. Elle est entourée de reliefs, sauf vers l’Adriatique. Elle est, en quelque sorte, imperméable aux vents océaniques dominants (Ouest, Nord-Ouest). En général ce vaste bassin est assez peu venté, son air peine à s’y renouveler.
Propagation du virus dans la Plaine du Pô : plusieurs facteurs aggravants
Le « confinement » géographique de la Plaine du Pô m’est apparu comme susceptible d’expliquer en partie la très rapide dispersion du virus dans ce secteur. Depuis, des études scientifiques ont apporté du crédit à cette approche, dans la mesure où elles mettent en évidence que la pollution jouerait un rôle important. On nous explique désormais que les contextes de non-circulation de l’air (salles de cinéma, de spectacles, restaurants…) sont favorables à la distribution du virus (micro-postillons flottant dans un air non renouvelé).
La faible mobilité de l’air est un facteur très aggravant pour le Nord industriel de l’Italie (Milan, Turin…) : la pollution y est très au-delà des normes sanitaires de l’OMS (Rome, mieux aérée, fut, je crois, moins affectée). Les « inversions de températures » hivernales, qui forment très fréquemment un « couvercle », diminuent encore, à la verticale, le volume de dispersion disponible. Les polluants solides + les micro-gouttelettes des brumes et brouillards en suspension jouent le rôle de supports pour les virus (« aérosol » ou « bouillon de culture »).
Autre facteur aggravant en zone très fréquemment polluée (là, je sors de mon domaine de compétence), les organismes (appareil respiratoire notamment) sont agressés, affaiblis par cette ambiance délétère chronique, ce qui les rend plus vulnérables que dans les milieux sains.
Peu de pollution au-dessus de Grenoble pendant la pandémie
L’agglomération de Grenoble s’étale dans une cuvette fermée. On évoque souvent sa pollution. Alors on pourrait s’attendre aussi à une forte contamination. Mais c’est l’inverse qui s’est produit.
La carte ci-dessus, qui fut quotidiennement mise à jour, montre la faiblesse de la contamination de l’Isère au 1er mai (en réalité les contrastes furent supérieurs avec les départements voisins au cœur de la crise). Le nombre de personnes hospitalisées pour 10 000 habitants est une moyenne départementale.
On peut en plus très raisonnablement supposer que le secteur urbanisé du Nord-Isère (La Verpillière, L’Isle-d’Abeau, Bourgoin-Jallieu…) était sous l’influence de la forte contamination du Rhône, de la Loire, de l’Ardèche. Il s’ensuit que l’agglomération grenobloise était encore moins polluée que la donnée départementale ne l’affiche. Étrange paradoxe… apparent.
PETITE INTRODUCTION À L’AÉROLOGIE DE MONTAGNE
Deux schémas réalisés par Dominique Schueller permettent de comprendre rapidement le fonctionnement de l’aérologie de montagne
- « Brise aval ». Essentiellement à la belle saison. Les pentes chauffées par le soleil en journée déclenchent des « ascendances thermiques ». Celles qui portent les planeurs, les libéristes, qui amorcent la fabrication de nuages.
- « Brise amont ». Essentiellement en hiver. Dans la nuit, de l’air froid coule des versants vers la vallée, surtout quand les pentes sont enneigées. Ces « ruisseaux » de froid se rassemblent par gravité en fond de vallée pour y former un « fleuve aérien ».
L’agglomération grenobloise a bénéficié d’une « gigantesque clim » renouvelant l’air
Les flèches bleues dans le schéma ci-dessous montrent l’écoulement de l’air froid en fond de vallée. Très naturellement, il suit la pente par gravité. Un vent froid résultant s’échappe vers le Nord-Ouest par la cluse de Voreppe, entre Vercors et Chartreuse. Ici, on l’appelle « la Matinière », car il souffle régulièrement et plus fort le matin. Il balaye le pays au débouché de l’exutoire, notamment les « Terres froides » (hachures bleues), froides parce que les collines approchent les 1 000 m, froides… à cause de cette pulsion d’air venu des Alpes.
En hiver, la « brise amont » l’emporte largement, expulsant l’air refroidi par les pentes enneigées. Le souffle à travers la cluse est quasi permanent. On comprend, dès lors, que l’agglomération de Grenoble n’est pas du tout sous la même influence aérologique que la Plaine du Pô. À Grenoble, l’air circule, la pollution s’évacue ; dans la Plaine du Pô, il est le plus souvent immobile, la pollution s’accumule. Cet hiver, malgré des conditions anticycloniques durables, il n’y a pratiquement pas eu d’alerte pollution dans l’agglomération, justifiant un ralentissement de la vitesse des voitures, une seule selon mes souvenirs.
Ainsi pourrait s’expliquer le paradoxe grenoblois de faible contamination. Certains se méfient de la clim dans les restaurants, dans l’avion… : air confiné brassé, pensent-ils. Mais des spécialistes ont répondu : “Non, c’est un air renouvelé, par captage de l’air extérieur, tout particulièrement dans les avions”. Voilà qui apporte de l’eau à mon moulin.
La Plaine du Pô représente un vaste volume de « confinement géographique » qui accumule les particules fines de la pollution humaine et les gouttelettes microscopiques des brumes et brouillards.
À Grenoble, les conditions météo particulières du dernier hiver ont facilité le renouvellement de l’air par les brises de montagne, à l’instar d’une « gigantesque clim » (entrée d’air sain descendu des sommets, expulsion vers l’extérieur par la cluse de Voreppe), l’inverse donc du Nord de l’Italie, avec les bilans opposés qu’on connaît, en accord avec cette hypothèse.
Un climat doux qui a facilité la circulation des vents sur l’agglomération
J’ai découvert sur Place Gre’net, alors que je rédigeais cette tribune, le bilan de la pollution établi par Atmo (surveillance régionale de la qualité de l’air) pour la période du déconfinement. Il fait état d’un maintien du niveau de pollution de l’agglomération, malgré la réduction importante de la circulation automobile. J’ai eu un instant d’hésitation : allais-je développer un article vantant, à contre-courant, une sorte de salubrité de l’air grenoblois ? À la réflexion, il ne me semble pas y avoir « télescopage ». Pollution certes, mais une pollution qui, à l’inverse de celle du Nord de l’Italie, s’évacue, se régénère en entraînant avec elle, hors de nos murs, son virus en passager clandestin.
Toutefois il ne faut pas tirer des conclusions définitives à partir des derniers mois. On le sait, l’hiver fut le plus chaud et le plus beau jamais observé en France, le printemps a suivi cette trajectoire. La circulation d’air apparemment bénéfique décrite ici a correspondu à un type de temps exceptionnel.
En hiver « normal », le mécanisme ne serait pas aussi bien huilé. Les Grenoblois savent que, d’habitude, il s’installe assez souvent des « inversions » durables apportant leur lot de temps gris, froid et humide dans la vallée, tandis que, au-dessus de 1 000 à 1 500 m selon les cas, le soleil illumine les jours de la montagne.
Dans ces configurations, il y a une sorte de dissociation entre le temps d’en haut et celui d’en bas. L’écoulement des brises en est perturbé. Leur effet n’est pas aussi favorable que celui observé ces derniers mois. Au contraire, certaines inversions très marquées piègent la pollution qui peut s’intensifier par cumul plusieurs jours de suite. Le contexte grenoblois se rapproche alors, au moins temporairement, de celui de la vallée du Pô, justifiant des limitations de vitesse des automobiles.
Une inversion du contexte pollution par rapport au bassin du Pô
Les bilans Atmo prouvent à l’évidence que les premiers mois de 2020 furent particulièrement peu pollués dans l’agglomération grenobloise. On tient bien là la démonstration de l’inversion du contexte pollution par rapport au bassin du Pô. De leur côté, les résultats météo de Saint-Martin‑d’Hères* confirment le caractère météo exceptionnel de la période, ceci expliquant cela. Sur le graphique de droite figurent, dans la partie haute, du 1er janvier au 31 mai, les écarts quotidiens de la température moyenne par rapport à la température moyenne de la période.
Il saute aux yeux que les périodes « froides » (en bleu) furent plus que discrètes. Dans la partie basse, les quantités de précipitations en mm au jour le jour. On note la longueur remarquable de la sécheresse du 14 mars au 24 avril, un record. Ambiance sèche signifie privation pour les virus de supports en micro-gouttelettes en suspension dans l’atmosphère. Au total, la prédominance du beau temps a indéniablement favorisé le renouvellement de l’air et par là même la probable difficulté du virus à s’installer.
Deux cas (Pô et Grenoble) ne suffisent pas à établir une règle, mais pour tracer une piste à explorer, si.
Jean-Jacques Thillet
NB : Merci à Dominique Schueller, collègue, pour ses graphiques et sa relecture avisée et constructive. Merci à Stéphane André, observateur bénévole pour Météo-France à Saint-Martin‑d’Hères, pour son assiduité et sa rigueur passionnées qui permettent de disposer de mesures météo complètes depuis bientôt vingt ans. Des références utiles pour suivre le climat de l’agglomération.
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