TRIBUNE LIBRE – Après les annonces d’Emmanuel Macron concernant les banlieues, de nombreuses réactions se sont fait entendre. Claude Jacquier, directeur de recherche honoraire au CNRS et président de l’Observatoire des discriminations et des territoires interculturels (ODTI), propose de prendre de la hauteur en analysant l’histoire de la politique de la ville à Grenoble et ses enjeux multiples.
La politique de la ville est à l’œuvre depuis des décennies, quel que soit le nom dont elle est affublée : habitat et vie sociale (HVS) en 1971, développement social des quartiers (DSQ) en 1983, développement social urbain (DSU) et politique de la ville en 1988, sans parler des déclinaisons euphémisées ou polémiques (quartiers sensibles, quartiers enclavés, quartiers ghetto, quartiers défavorisés, quartiers délaissés, quartiers en crise, quand il ne s’agit pas de la simple appellation générique « les quartiers », etc.)
En 1981, Hubert Dubedout a été appelé par Pierre Mauroy pour présider une commission des Quartiers d’habitat social, immédiatement siglé, quoi de plus logiquement français, QHS, si ce n’était que c’était déjà le label des quartiers de haute sécurité dans les prisons.
Bref, tout ou presque a été dit à propos de cette politique, source de nombre de malentendus ! Alors, une politique de la ville pour quoi faire ? Qui le sait vraiment aujourd’hui ? Revenons à ses principes initiaux.
Commençons par le diagnostic !
La plupart des territoires objets de cette politique sont, avant tout, des « grands ensembles » publics, mais aussi privés, construits dans les trente glorieuses (1945−1975), pour combler le retard considérable pris par les villes françaises. Au milieu des années cinquante, la moitié du parc de logement du pays est alors sans confort, sur-occupé, voire insalubre ! Le bidonville n’est alors pas une denrée rare !
Construire au plus vite des territoires de promotion professionnelle et résidentielle où se déploieraient de nouveaux modes de vie autour de la famille conjugale (père, mère, deux ou trois enfants), au moins un « bread-winner », un logement confortable, une automobile… un chien, un chat. Un American Way of Life à la française !
Dans l’agglomération grenobloise, la première ceinture de terres maraîchères au sud des grands boulevards s’étendant vers Fontaine et Saint-Martin‑d’Hères voit surgir des immeubles “modernes” en copropriété, puis des ensembles de logements sociaux (Teisseire 1958, Mistral 1962, Jouhaux 1964). Suivront, le Village olympique (1968), la Villeneuve d’Échirolles et celle de Grenoble à partir de 1972.
Une grande partie des quartiers anciens des communes, souvent insalubres, se vide alors de leur population la plus aisée pour devenir des lieux d’accueil des populations migrantes qui affluent dans la métropole (exode rural, rapatrié-es et main‑d’œuvre immigrée en provenance des ex-colonies). L’appareil industriel de la France et de l’Europe en a alors tant besoin.
Contrairement à ce que nous pouvons lire aujourd’hui, la « politique de la ville » prend naissance à la fin des années soixante, suite à la réforme gaulliste de l’État (création du ministère des Affaires sociales en 1964 et du ministère de l’Équipement en 1966, travaux préparatoires du 6e plan pour la période 1971 – 1975). Les premières critiques sur « la crise des grands ensembles » (la “sarcellite”) et une nécessaire approche globale du devenir des sociétés urbaines commencent à émerger.
Après avoir fait la ville, il s’agit de refaire la ville, avec ses diverses composantes, les lieux, les gens et les institutions d’où devraient surgir de nouvelles atmosphères. Dans l’agglomération grenobloise, ce mouvement coïncide avec le boom démographique et l’arrivée au pouvoir de nouvelles élites, plus gestionnaires. La liste dans laquelle figure Hubert Dubedout à Grenoble, en 1965, en est l’illustration. Un grand nombre des hommes élus, les femmes y étant ultra-minoritaires, ne sont pas des grenoblo-dauphinois. Ils viennent d’ailleurs. C’est la génération des guerres de décolonisation et de la guerre d’Algérie.
Dans l’aménagement des villes, Grenoble devient une référence et un laboratoire pour le gouvernement central, tant pour la restauration des quartiers anciens jusqu’alors promis à la démolition (rénovation urbaine déjà) que pour une approche réinventée de l’urbanisation. Ainsi, le projet Villeneuve (Echirolles et Grenoble) englobant Grand’Place est pensé comme un anti-grand ensemble en offrant tous les équipements sociaux, éducatifs, culturels et commerciaux dont ces grands ensembles originels étaient démunis.
Autre terrain d’innovation grenoblois peu mentionné, la politique d’accueil des populations migrantes dont les élu-es avaient compris alors la nécessité, non seulement pour la croissance économique, mais pour renouveler la dynamique socio-démographique et culturelle de la cité (création en 1970 de l’Office dauphinois des travailleurs immigrés).
La fin des années soixante-dix marque un reflux. La « petite bourgeoisie nouvelle », PBN comme on la qualifiait alors (cadres de l’économie et des services administratifs, publics et privés, enseignants et chercheurs, travailleurs sociaux) déserte rapidement les grands ensembles, « Villeneuve » comprise, à peine édifiée et pourtant confectionnée pour elle. La promotion résidentielle en maison individuelle ou par reconquête de quartiers anciens plus ou moins insalubres bat son plein (Saint-Laurent, Brocherie-Chenoise, Très-Cloîtres, Vieux Temple, Berriat).
Ces bas morceaux de la ville proposaient alors des « logements sociaux de fait » pour abriter les populations migrantes au prix de l’insalubrité. En une vingtaine d’années (1975−1995), cet habitat a été “reconquis” par cette “PBN” éprise de vieilles poutres et de vielles pierres et des aménités des centres anciens restaurés et piétonnisés. Les populations les plus démunies, et parmi elles les migrant-es et leur diaspora, ont quant à elles été évincées et placées sur le toboggan orienté vers les grands ensembles en voie de dévalorisation accélérée qui leur étaient jusqu’à lors “interdits” !
La machine à fragmenter n’a pas cessé de s’activer depuis sous forme de trois jeux d’enfants : le chat-perché pour les nouvelles classes moyennes s’installant sur les sites métropolitains les mieux achalandés en une forme d’élection de domicile, le toboggan, en organisant le glissement des moins fortunés vers ces grands ensembles, surtout locatifs, de faible valeur immobilière qui sont devenus des lieux d’assignation à résidence pour ceux qui ne peuvent se payer l’accès aux meilleurs morceaux de la ville, le jeu du mistigri ou du barbu de l’exclusion de toutes celles et de tous ceux dont personne ne veut dans la métropole et que les communes se renvoient à coup de quota de logements très sociaux et aujourd’hui de dossiers Dalo. La politique de la ville n’a jamais mis fin à ces jeux de notre enfance. Au mieux, elle n’a fait que les aménager, internet aidant.
Ces nouvelles classes moyennes ont surtout bénéficié alors des faibles valeurs immobilières de ce patrimoine ancien, considéré comme étant en-deçà des normes minimales d’habitabilité (pas d’eau froide et pas d’eau chaude sur l’évier, toilettes sur le pallier, pas de salle de bain, pas de chauffage central et pas… d’ensoleillement) qu’elles ont restauré sans être accablés par une revalorisation rapide des valeurs cadastrales.
Elles ont ainsi bénéficié de faibles taxes sur le foncier bâti et d’habitation, comparativement à ce qui était alors pratiqué dans les logements modernes des grands ensembles. Elles ont donc su alors s’exonérer de ce qui a été une des causes majeures de la fragmentation de nos villes et métropoles, à savoir l’absence de révision régulière malgré les promesses de tous les partis politiques depuis… 1970 (près de cinquante ans) des bases d’imposition de la fiscalité locale.
Tout cela a permis un impressionnant transfert de ressources des habitants des grands ensembles, alors neufs et dotés du confort, vers les quartiers anciens ou les communes résidentielles où se sont perchées les classes sociales plus aisées. Certains parlent de Robin des bois à l’envers à propos de la présidence Macron sans voir que ce Mandrin inversé est à l’œuvre depuis les années soixante-dix dans les villes et cela au profit… des “bobos” de droite, de gauche et écolos qui les ont gouvernées et les gouvernent encore.
Pour la revalorisation de ce patrimoine, outre la mise en œuvre depuis des années de la politique de la ville assortie des financements de l’Anru, il conviendrait d’examiner sérieusement comment freiner, sinon arrêter la dépréciation des valeurs immobilières au sein de ces territoires. L’État aurait dû, en particulier, appliquer les réformes suggérées visant l’exonération des ménages de ces quartiers de la taxe d’habitation au lieu de n’avoir agi, dans les années quatre-vingt-dix, que sur la seule détaxation des activités en Zones franches urbaines (ZFU).
Une telle exonération en matière de taxe d’habitation, il y a plus de vingt ans, aurait sans doute contribué à rendre ces quartiers plus attractifs pour certains résidents bien solvabilisés et à augmenter ainsi la valeur marchande des logements. La baisse, puis la suppression générale de la taxe d’habitation n’aura malheureusement pas l’effet différentiel qui était escompté alors. [1]
Les protagonistes du récent débat sur la politique de la ville, dont le président de la République, ont été fort silencieux sur cette machine à trier et à exclure. À Grenoble et ailleurs, personne ne parle plus des migrants et des diasporas de manière positive et le silence en la matière des partis de gauche et écolos est éloquent : rien dans le bilan annuel de la Métro, rien dans le projet métropolitain 2030, rien dans le Baro’Métro, rien dans la planification de l’habitat, rien dans les programmes électoraux depuis des années.
Comme dans beaucoup de pays européens, la voie est libre pour la régression souverainiste et xénophobe. Et pourtant, dans Grenoble-Alpes Métropole, ces populations « immigrées » sont plus de 80 000 (13,5 % de la population) – sans compter les enfants et les petits-enfants issus de cette immigration –, présentes surtout dans les quartiers de la politique de la ville. Ces populations sont essentielles pour le renouvellement démographique de cette région rurbaine (solde migratoire et solde naturel), permettant d’éviter encore, mais pour combien de temps, les manifestations xénophobes et racistes au sein d’une ville stagnante (comme l’indique le graphique ci-dessous) et vieillissante, soumise au « papy-mamy boom, tendance à laquelle n’ont pas échappé d’autres métropoles de la région (Clermont-Ferrand, Saint-Étienne).
L’espoir pour cette métropole réside dans ce qui a toujours été sa chance mais aussi la volonté de ses habitant-es au fil du temps : continuer à être une terre d’accueil. Les territoires-refuges que sont les quartiers dits de la politique de la ville pour les populations pauvres, souvent migrantes, sont potentiellement des territoires-tremplins pour elles et pour cette cité car les pauvres monétaires ne sont pas des pauvres d’esprit auxquels serait seulement réservé… le royaume des cieux que promettent les trois religions du Livre.
D’ailleurs, tout ne va pas si mal dans ces territoires, contrairement à ce qu’avancent les diagnostics trop souvent à charges de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus). Cette réalité positive de territoires tremplin est pourtant rarement inscrite à l’actif de cette politique. C’est comme si nous jugions d’une politique hospitalière uniquement à partir des gens qui meurent à l’hôpital sans tenir compte des gens qui en sortent soignés et guéris. À cette aune, toute politique hospitalière devrait être condamnée et ses financements publics supprimés.
Les bilans évaluatifs de la politique s’intéressent au stock de population qui y vit mal (précaires, chômeurs, victimes diverses, etc.), éventuellement à ceux qui arrivent dans un grand état de délabrement, rarement à ceux qui s’y plaisent et encore plus rarement à ceux qui en sortent et qui s’en sortent bien, notamment grâce à la qualité de la politique de la ville, de ses programmes et de ses projets.
La politique de la ville, finalement qu’est-ce que c’est ?
Contrairement à ce qui a été diffusé au fil du temps et encore récemment, la politique de la ville ne se réduit pas à des financements : « Combien de milliards d’euros va-t-on mettre sur la table ? » La politique de la ville est une politique publique ou, plutôt, elle se voulait une combinatoire de multiples politiques publiques dites sectorielles (urbanisme, logement, économie, social, éducation, culture, sport, sécurité, etc.), ce que l’Union européenne appelle une « politique intégrée de développement soutenable communautaire ». C’est ce qu’elle a rarement pu être, la France n’ayant jamais su épouser ce que les meilleures pratiques européennes (best practices) suggéraient, peut-être parce qu’elles ont été élaborées par des francophones. J’ai été l’un d’eux !
Prenons garde toutefois à la forme prise par ces politiques publiques ! Derrière le drapeau de l’intérêt général qui est brandi à chaque fois, elles portent avant tout des intérêts financiers dominants et excluants. Nous le voyons avec le débat actuel sur la politique agricole. Celle-ci ne sert pas les intérêts des Européens, ni ceux des consommateurs, ni ceux des petits producteurs directs, mais avant tout ceux de l’appareil agro-industriel, voire qui sait celui exclusif de l’agrochimie des pesticides et de produits phytosanitaires.
Toutes les politiques publiques s’affichent ainsi fictivement. Combiner ou intégrer diverses politiques publiques pourraient être une manière de juguler ces dérives, en faisant, comme le souhaitait les pères fondateurs de la doctrine libérale, s’opposer l’ambition à l’ambition pour aboutir éventuellement à un vrai intérêt général. Cela n’apparaît guère dans les propositions qui ont été formulées à propos de la politique de la ville par les divers protagonistes des débats récents, ni par celles du président de la République qui ne dessinent au mieux qu’un catalogue de mesures juxtaposées, parfois cosmétiques.
La bonne stratégie à mettre en œuvre n’est pas forcément d’augmenter les moyens financiers. Ce hochet est agité à chaque fois que ces territoires sont la proie d’émotions. Il s’agit de faire en sorte que la politique de la ville entre enfin… en politique et, pour cela, elle doit être une politique de droit commun qui considère enfin les habitants de ces territoires comme des citoyens à part entière, auprès desquels les élu-es viennent chercher un mandat électoral, contrepartie de leurs savoir-faire gestionnaire.
Ce n’est plus le cas depuis fort longtemps. Quel est l‘intérêt général poursuivi par cette politique publique appelé « politique de la ville » ? Est-ce que cela pourrait être l’intérêt des habitants de ces territoires, souvent pas même citoyens car étrangers, souvent non inscrits sur les listes électorales et, quand ils le sont, le plus souvent abstentionnistes et, de ce fait, non représentés politiquement ? Nous pouvons en douter ou il faudrait que les élu-es se soient transformé-es tout à coup en bonnes et belles âmes. Il y en a, certes !
Dans mon quartier du Village olympique, 10 % seulement de la population en âge de voter ont participé aux réjouissances électorales lors des municipales de 2014. Et que dire lors des autres consultations bien moins mobilisatrices ? À Très-Cloitres, où je travaille, la situation est pire. Il en est sensiblement de même dans tous les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Nous sommes dans un suffrage censitaire d’un nouveau type qui fait litière de la démocratie représentative. Qu’y peut la démocratie participative présentée comme une solution-illusion ?
Alors, une politique de la ville au service de quels intérêts ? Le véritable lobby porteur de ces intérêts est, par procuration, le mouvement HLM qui a besoin de ces financements (aide personnalisée au logement, APL, prêts aidés, financements Anru, crédits de la politique de la ville, garanties des collectivités territoriales) pour éviter une grave crise financière ! Par exemple, plus de 50 % du patrimoine d’Actis est en QPV, 50 % des locataires sont éligibles à une APL qui n’a de personnalisée que le nom car c’est le bailleur qui la perçoit directement.
L’encours des emprunts de ce secteur auprès des financeurs dont la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) était de l’ordre de 160 milliards d’euros en 2015, le double de ce qu’il était en 2006, des prêts de long terme (30−40 ans) qui sont gagés sur de l’épargne courte, celle des ménages (livret d’épargne). Le remboursement des emprunts dépend de la capacité des organismes à dégager des ressources locatives. Faut-il encore que les logements ne soient pas vacants et que leurs locataires soient solvables ! Ainsi, à la fin des années quatre-vingt, Actis est passé tout près de la catastrophe !
Bref, il y a là des intérêts essentiels à sauvegarder, ceux de la CDC, ceux des bailleurs, ceux des épargnants surtout, qui ont peu à voir avec l’intérêt immédiat des habitants de ces quartiers. Ainsi la politique de la ville et ses financements, comme d’ailleurs l’APL dont le budget a explosé depuis sa création en 1977, aurait surtout visé à éviter une crise financière pouvant ruiner l’épargne populaire et la confiance dans le monde politique. Quand nous parlons d’intérêt général, il faut bien en préciser la nature !
Ce serait opportun de mettre fin aux crédits spécifiques finançant la politique de la ville dont on dit, “fake news” de plus, qu’ils sont « déversés » à gros bouillon sur ces quartiers, soit disant pour compenser les écarts de traitement par rapport aux quartiers mieux lotis. [2] N’était-ce d’ailleurs pas la perspective initiale de voir l’extinction progressive de ces crédits spécifiques, au fur et à mesure du retour de ces quartiers, succès de cette politique aidant, dans le droit commun.
Malheureusement, jamais une seule fois n’a été mis en œuvre un bilan analytique comparatif et incontestable de la richesse potentielle et des services installés dans ces territoires (la première tentative de l’assemblée nationale date de ces derniers jours avec le bilan comparatif dressé pour la Seine Saint-Denis). En fait, la mise en place de ces crédits spécifiques (hors financements exceptionnels de l’Anru) a généré une véritable usine à gaz d’une complication extrême, au point que nous pouvons nous demander si une grande partie des financements spécifiques, dits de rattrapage, n’a pas surtout servi à financer tout un appareillage bureaucratique qui, au final, ne délivre qu’un goutte à goutte aux gens qui en ont le plus besoin.
Cette logique du financement de rattrapage n’a été qu’une mesure assistancielle de plus qui n’a guère suscité de dynamiques de projet alors que c’était pourtant un des objectifs majeurs de cette politique. Progressivement, ces crédits spécifiques qui devaient abonder des crédits de droit commun insuffisants ont été utilisés pour colmater la baisse systématique de ces mêmes crédits. L’additionnel est devenu substitutif. Les émeutes de 2005 dans les banlieues peuvent s’expliquer aussi ainsi après les profondes coupes budgétaires du gouvernement Raffarin.
À l’origine, la politique de la ville n’avait pour objectif, au sein de ces communautés-territoires, ni de faire « tabula rasa » de lieux (place, l’environnement) considérés comme criminogènes, ni de dissoudre les gens (social, the people) – comme disait ironiquement Brecht, bref cette vile populace qui a ruiné bien des Républiques selon l’expression de Thiers –, mais bien de rendre plus efficaces les institutions (l’économique et le politique) issues de l’ancien monde.
Organisées en silos bureaucratiques étanches, incapables d’assurer les régulations transversales des divers intérêts contradictoires présents sur ces territoires, ces institutions ont renforcé leurs pratiques routinières et les logiques corporatistes sectorielles. Ces institutions et les savoir-faire de leurs servants sont devenus au fil du temps particulièrement difficiles à adapter, à réformer et à transformer pour en faire de véritables services publics au service du public.
Ces institutions, nous le voyons mieux aujourd’hui avec un président et un gouvernement déterminés à bousculer les choses, résistent à la loi et au décret. Déjà dans les années soixante, un sociologue, Michel Crozier avait établi qu’on ne gouverne pas la société et ses institutions par décret. Qui s’en souvient ? L’histoire de l’aménagement de nos communes et de nos villes est l’histoire de l’intérêt bien compris à coopérer entre les acteurs parfois en conflits devant déboucher sur une meilleure intégration de leur gouvernance (ambition des politiques intégrées de développement soutenable communautaire que prône l’Union européenne depuis 1995).
Trois types de coopérations majeures ont vu le jour successivement et cohabitent : la coopération conflictuelle horizontale née à la fin du XIXe siècle, à qui l’on doit tous les grands équipements et réseaux communaux et intercommunaux, la coopération conflictuelle verticale, née dans les années soixante, une coopération multi-niveaux (politique contractuelle), la coopération conflictuelle transversale, à travers les silos, en cours depuis les années quatre-vingt-dix, la plus difficile à mettre en œuvre et qui devrait être le cœur stratégique de la politique de la ville. Qui le sait vraiment.
Convaincus de cela, les réformateurs de l’époque, les commissions du Plan au niveau national, ou le mouvement associatif au niveau local avaient compris qu’il fallait procéder autrement pour lever ces obstacles. Pour ce faire, ils proposaient, comme dans les entreprises, d’inventer de nouveaux biens et services en mettant en mode projet les divers appareils pour remobiliser autrement leurs forces vives ankylosées, voire paralysées par les routines.
La politique de la ville avait pour objectif essentiel, nous l’avons oublié (voir rapport Dubedout de 1984), grâce à ce mode projet, sinon de lever ces obstacles institutionnels, au moins de les contourner au mieux et, qui sait, de les subvertir dans une recherche d’efficacité créatrice. Conspirateurs des réformes recherchent complices dans les institutions, disait-on !
Il fallait pour cela mobiliser des professionnels hybrides, des métis, des hérétiques, des cliniciens, des jardiniers (les mesnagers d’Olivier de Serres [3], les mesnagères, aussi et surtout, termes à la racine de management et d’aménagement), des professionnel-les, chef-fes de projet habiles à se faufiler dans les procédures et à se jouer des impasses bureaucratiques. Qui le sait, à l’heure où les bateleurs politiciens squattent les estrades du théâtre de la ville, au détriment de celles et ceux qui y vivent et y travaillent en cherchant à initier de nouveaux agencements créatifs de valeurs plus soutenables inscrites dans des chaînes mondialisées.
Là est sans doute, en France, le vrai raté de la politique de la ville et il est de taille ! Il tient au peu de considérations accordées aux communautés résidentes, souvent des communautés de migrants et leurs diasporas de diverses origines géographiques, qui vivent et irriguent ces territoires plus que jamais branchés sur le monde, et plus encore, aujourd’hui, à l’heure d’internet. Ces territoires que de brillants “experts” français avaient, un jour, décrété « enclavés ». Dans ce mot tabou en France de communauté, nous avons oublié ce que la “community” anglophone, tant valorisée ailleurs, y compris dans les autres pays francophones doit au vieux français “communité” et commune, comme nous avons oublié ce que l’anglicisme “empowerment”, dont on use et abuse désormais, devait au vieux français “empovoirment” ou “empouairment”.
Bref, en France, nous préférons ce pauvre mot alibi de « participation » dans une politique de la ville qui, en ces territoires, nous l’avons dit n’est jamais vraiment entrée… en politique. Les élu-es étatiques et locaux en charge de ces enjeux n’ont jamais considéré les habitants et les acteurs de ces quartiers comme étant capables d’élaborer et de mettre en œuvre des projets de développement. Une anecdote révélatrice. Lors de la programmation européenne 2014 – 2020, la Commission a proposé des financements valorisant le développement local conduit par les communautés (Community-led Local Developpement).
La France via la Datar, aujourd’hui le CGET, n’a pas retenu cette opportunité saisie par d’autres pays, considérant que de telles initiatives n’existaient pas en ce pays (sic) et qu’il n’y avait pas lieu de solliciter les financements européens en la matière.
Grenoble-Alpes Métropole et ses communes n’ont pas fait le choix de s’appuyer sur les populations résidentes de ces quartiers, sur leurs communautés, sur les migrants et sur les diasporas qui y résident. Comment les élu-es et les techniciens de la Métro peuvent-ils évoquer les 40 000 habitants des deux Villeneuves, ce « futur » centre de la région rurbaine, sans jamais faire référence aux caractéristiques anthropologiques de leurs populations ? D’où viennent-elles, qui sont-elles, que font-elles, comment envisagent-elles leur devenir et celui de leurs enfants ?
Comment peut-on envisager le devenir d’un territoire métropolitain en faisant une telle impasse sur une réalité qui s’exprime désormais en une certaine pusillanimité, dans un débat où dominent explicitement les positions régressives de la droite extrême et de l’extrême droite, bien incapables de définir une perspective pour ces territoires.
La seule perspective est-elle, comme le suggère la loi Lamy, qui définit les territoires prioritaires par leur niveau de pauvreté, leur revalorisation en faisant tabula rasa des immeubles occupés par les plus impécunieux et l’élimination de ce peuple de pauvres, soit en le reconduisant à la frontière ou en le disséminant dans la région rurbaine ?
Cette option a été tentée jadis dans les quartiers anciens des centres communaux (quartiers République, et Mutualité à Grenoble). Elle a été stoppée en partie entre 1965 et 1983, au profit de la conservation du cadre bâti et du maintien sur place des populations résidentes (Très-Cloîtres, Brocherie, Chenoise). L’ambition de la métropole grenobloise serait-elle de redevenir le quartier général de la petitesse, qualificatif que lui attribuait Stendhal ?
Conclusion
La seule option désormais possible pour la politique de la ville est de faire ce qui a toujours été au cœur de l’histoire des cités, à savoir s’appuyer sur leurs forces vives, même sur celles les plus dépréciées aujourd’hui. N’en déplaise à celles et ceux qui, sous différents registres, ont peur d’être submergé-es par les vagues migrantes, n’en déplaise à celles et ceux qui en parlent trop et mal et à celles et ceux qui n’en parlent plus, les villes françaises et notamment Grenoble, ont vécu et ont survécu grâce à ces flux de migrants, forces vives arrivées adultes en ce pays, qui ne lui ont rien coûté et qui assurent, au quotidien, la production de ses biens et services qui rebute tant les nationaux au point qu’il y ait une préférence aujourd’hui pour le chômage, le RSA ou les ressources de l’économie de braconnage.
Forces vives aussi qui permettent le renouvellement démographique en soutenant leur taux de natalité et leur solde naturel. Les villes qui l’ont oublié le paient d’un lent mais certain déclin. Ce sont ces populations migrantes et les diasporas, et notamment les femmes, daronnes et potomitans (mot haïtien qui désigne le pilier central qui soutient la charpente de la maison), figures généralement négligées par les politiques publiques à la française, qui vont faire de ces territoires délaissés des communautés-territoires tremplins pour nos métropoles.
L’avenir est à ces nomades-sédentaires, à cette génération de 30 – 45 ans, qui a l’âge de ces quartiers et qui en a appris tous les codes depuis le berceau, nouveaux codes de cette ville à venir qui nous échappent totalement. Les vrais responsables de projets dans ces communautés territoires, ce sont eux et plus certainement… elles. Elles n’attendront pas qu’on leur donne l’autorisation de s’émanciper pour reprendre un mot-clé présidentiel.
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est leur bréviaire. « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » dit l’article 5. Dans un pays où les institutions ont tendance à considérer que tout ce qui n’est pas autorisé est interdit, cela valait d’être rappelé.
Et s’il venait l’idée à quelqu’un en ces bureaucraties de les entraver, elles savent que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » (article 15 de la DDHC). Comme nous pouvons le constater à la lecture de ces quelques articles ignorés et affichés en grand sur la façade de l’ODTI en plein cœur du QPV de Très Cloîtres, point n’est besoin d’un plan pour s’autoriser à agir. La politique de la ville, c’est savoir s’autoriser.
Autorisons-nous sans attendre de sauveur suprême mais aussi sans devenir la proie ou le jouet des braconniers rurbains dans ces territoires qui ont tendance à échapper aux institutions de la république !
Claude Jacquier, directeur de recherche honoraire au CNRS et président directeur général de l’ODTI
[1] La mise en œuvre de la détaxation des entreprises en zones franches urbaines (taxe professionnelle et cotisations sociales) a été décidée afin de maintenir les entreprises dans les quartiers, d’en attirer de nouvelles et d’y favoriser l’offre d’emploi en direction des habitants. Alors missionné par la Commission nationale pour le développement social des quartiers, dite Commission Dubedout, puis par la DIV sur les affaires européennes concernant la politique de la ville (Quartiers en Crise, Pic Urban, puis Urbact), j’avais suggéré au délégué interministériel à la ville, le préfet Francis Idrac (1994−96) de procéder tout autrement en exonérant les habitants de ces quartiers de la taxe d’habitation, ce qui aurait pu, sinon faire revenir de nouveaux ménages plus solvables, au moins arrêter l’hémorragie en assurant une revalorisation des biens immobiliers. Idrac m’avait alors répondu que c’était faire fi de l’égalité des citoyens devant l’impôt. À l’époque, on parlait beaucoup d’entreprises citoyennes et je lui avais demandé ce qu’il pensait de cette inégalité devant l’impôt imposée aux autres entreprises citoyennes. La clinique du Mail et d’autres entreprises dans l’immeuble Cipra avaient bénéficié des détaxations et avaient alors sablé le champagne. Que sont ces entreprises et leurs emplois devenus sur ce quartier ?
[2] Rappelons ici que les crédits spécifiques de la politique de la ville n’ont, en cumulé depuis les années quatre-vingt, guère dépassé les montants consacrés au renflouement du Crédit lyonnais. Et ne parlons pas des sommes gigantesques enfournées dans le règlement de la crise financière de 2007 et au renflouement du système bancaire. Le peuple des quartiers vaut moins que le people des actionnaires. Too small to survive versus Too big to fail ! Autre slogan rénové de notre République ?
[3] Serres Olivier de (2001), Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs dans lequel est représenté tout ce qui est requis et nécessaire pour bien « dresser, gouverner, enrichir et embellir la maison rustique », Actes Sud (édition conforme à celle de 1804 – 1805, première édition 1620)
Rappel : Les tribunes publiées sur Place Gre’net ont pour vocation de nourrir le débat et de contribuer à un échange constructif entre citoyens d’opinions diverses. Les propos tenus dans ce cadre ne reflètent en aucune mesure les opinions des journalistes ou de la rédaction et n’engagent que leur auteur.
Vous souhaitez nous soumettre une tribune ? Merci de prendre au préalable connaissance de la charte les régissant.