TROIS QUESTIONS À – Jeune intellectuel québécois, spécialiste de la démocratie participative et du municipalisme, Jonathan Durand Folco était l’invité de la Ville de Grenoble, fin 2017. L’auteur de l’essai A nous la Ville ! ne s’est pas borné au strict rôle de conférencier auprès des institutions. Il est allé rencontrer les habitants des quartiers, en l’occurrence ceux de la Villeneuve. Quelle impression lui a laissé son passage dans la capitale des Alpes, ville en transition démocratique et écologique ? Une impression mitigée.
Docteur en philosophie, Jonathan Durand Folco est, depuis 2016, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul en Ottawa.
En mars 2017, il a soutenu sa thèse « Transformer la ville par la démocratie participative et délibérative. L’exemple des conseils de quartier décisionnels ».
Animateur du blog Ekopolitica, ce jeune intellectuel prolifique vient de publier un essai À nous la ville ! aux éditions Écosociété. Un ouvrage qui s’est vu auréoler du prix des libraires 2018, au salon du livre à Montréal.
De la nécessité de partager le pouvoir avec les citoyens
L’idée force qui sous-tend l’essai de Jonathan Durand Folco est la nécessité de partager le pouvoir décisionnel avec les citoyens si l’on veut s’orienter vers une société durable, plus authentique et plus équitable. A quel niveau ce partage est-il le plus approprié ? A l’échelle municipale, selon lui.
L’auteur plaide ainsi pour une réappropriation démocratique des espaces de vie, appelés les « communs », y compris des outils économiques. Tels sont à gros traits les principaux ressorts du « municipalisme », principe développé par le menu dans l’essai de Jonathan Durand Folco.
Vue de l’esprit ? Utopie ? Pas vraiment, puisque ce type de gouvernance est à l’œuvre dans certains endroits du monde parfois insoupçonnés, comme au Rojava (Kurdistan syrien) ou l’État du Kerala en Inde.
En France, le municipalisme s’est illustré à travers l’épisode court mais intense de la Commune de Paris (du 18 mars au 28 mai 1871), qui a très mal fini au demeurant, avec la Semaine sanglante.
Plus récemment, une autre forme d’autogouvernements locaux a émergé en Europe, avec la création de « plateformes citoyennes municipalistes », qui se sont emparées par les urnes des mairies de Barcelone, Madrid, Cadix, Saint-Jacques-de-Compostelle, Saragosse, Valence…
La ville de Grenoble tentée par le municipalisme ?
Si à Grenoble, on n’en est pas là, cette vision politique semble particulièrement séduire l’équipe municipale grenobloise et son maire écologiste Eric Piolle, aux affaires depuis 2014.
C’est d’ailleurs lors du sommet Fearless Cities – encore appelé « International municipalist summit » – de Barcelone, en juin 2017, que Jonathan Durand Folco a fait la connaissance d’Anne-Sophie Olmos, conseillère municipale de Grenoble, déléguée au Contrôle de gestion et aux marchés publics. « Nous sommes restés en contact », relate le docteur en philosophie. En effet, quelques mois plus tard, le Québécois a fait un passage remarqué à Grenoble.
Pour sa part, qu’a-t-il observé, lu et entendu lors de son bref séjour ? Jonathan Folco Durand s’est en effet rendu à la Villeneuve sur l’invitation de Mélissa Perez « impliquée dans une foule de réseaux et de projets liés aux communs et à la démocratie municipale », décrit-il.
Et là, changement de décor, des habitants lui confient avoir eu toutes les peines du monde à dialoguer, tant avec la municipalité précédente qu’avec l’actuelle. Y aurait-il loin de la coupe aux lèvres avec le « municipalisme » à Grenoble ?
Place Gre’net – Quel regard portez-vous sur la dynamique participative à Grenoble, ses points forts, ses faiblesses ?
Jonathan Durand Folco – Éric Piolle et son équipe du Rassemblement citoyen de la gauche et des écologistes ont instauré toute une série de mesures très intéressantes depuis leur arrivée au pouvoir.
De ce que j’ai entendu, le budget participatif fonctionnait assez bien, tandis que les conseils citoyens indépendants (CCI) ne donnaient pas les résultats attendus, avec une participation plutôt faible.
Cela découle à mon avis de leur rôle essentiellement consultatif, au même titre que les conseils de quartier en France, qui représentent des « institutions faibles », selon le politologue Loïc Blondiaux [lui aussi venu à Grenoble à plusieurs reprises, ndlr] […]
[Quant au] projet de démolition de logements sociaux dans le quartier la Villeneuve, [il] a quelque chose de fort regrettable, car il me semble « imposé par le haut » sans la moindre considération des besoins des gens sur le terrain.
Mon jugement est peut-être un peu dur, mais après avoir discuté avec différents acteurs à Grenoble, j’ai réalisé que le problème découlait surtout du projet de l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru) et de paliers supérieurs à la municipalité, comme la Métropole.
Les questions de financement, les compromis que la Ville a dû faire pour limiter les dégâts, et la forte opposition du collectif d’habitants manifestent en quelque sorte les défis pratiques du municipalisme, qui doit affronter une série de contraintes parfois colossales.
Cela dit, l’initiative de l’Atelier populaire d’urbanisme [à la Villeneuve, ndlr], qui consiste à présenter un projet de rénovation alternatif co-construit par les habitants, me semble l’incarnation type de l’esprit du municipalisme : redonner le pouvoir aux habitants sur les décisions qui touchent leur milieu de vie.
Ensuite, comment concrétiser ce projet ? La seule option réside dans les alliances entre élus locaux et mouvements sociaux, visant à créer un rapport de forces contre la centralisation des décisions dans les mains des grandes entreprises et de l’État. Or, cela n’est pas toujours facile à construire car des tensions vives peuvent émerger entre ces logiques contradictoires.
À Barcelone, il semble y avoir une « tension dynamique » entre les institutions et la rue, alors qu’à Grenoble j’ai l’impression que cette synergie a été sérieusement affectée par ce projet… Maintenant, comment rétablir la confiance et renouer des alliances pour faire avancer des mesures qui vont dans le sens du municipalisme ? Sur ce point, je n’ai aucune idée.
Depuis la loi Lamy, la rénovation des quartiers doit être coconstruite avec les habitants et les associations. Dans les faits, la loi Lamy ne demande pas aux élus de co-décider avec les habitants, mais de réunir, de recueillir leurs idées et d’en tenir compte, ou pas. Est-ce la définition que vous donneriez de la co-construction ?
La co-construction est un terme complexe et parfois galvaudé, à l’instar d’autres “buzzwords” comme « développement durable », « gouvernance », « innovation sociale », et ainsi de suite. Selon le Dictionnaire de la participation (Dicopar), la co-construction désigne « l’implication d’une pluralité d’acteurs dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un projet ou d’une action ». Cela ne veut pas dire grand chose, car à peu près toutes les décisions et les projets seraient alors co-construits.
À mon avis, il faut développer une échelle de la co-construction, à l’instar de Sherry Arnstein qui a élaboré en 1969 une échelle de la participation citoyenne. Celle-ci faisait la distinction entre la manipulation, l’information et la consultation d’un côté, et le partenariat, la délégation du pouvoir et le contrôle citoyen de l’autre.
Il va sans dire que le municipalisme préconise une participation citoyenne forte, qui va du partenariat (co-conception, co-décision et co-gestion) jusqu’à la démocratie directe.
Ainsi, les élus ne devraient pas toujours décider en bout de course, ceux-ci devant être responsables, redevables et révocables, puis intégrer au maximum les habitants dans les projets… Même s’ils doivent parfois prendre des décisions difficiles.
Est-il envisageable de vraiment co-construire un projet de quartier ? Peut-on satisfaire tout le monde au final ?
Il n’est pas possible de satisfaire tout le monde et d’atteindre l’unanimité dans les grandes sociétés contemporaines. Mais il est possible d’améliorer la légitimité des projets, leur équité et de réduire leurs conséquences négatives en intégrant une diversité de perspectives dans leur élaboration et leur mise en œuvre.
Pour ce faire, plusieurs stratégies et dispositifs peuvent être utilisés, selon les contextes et les enjeux : des assemblées citoyennes ouvertes à tous, des ateliers populaires d’urbanisme, le tirage au sort pour créer des comités délibératifs, l’usage de technologies numériques pour favoriser la participation en ligne, etc.
Le problème, c’est qu’il y a souvent un décalage entre les projets citoyens de co-construction et les institutions publiques, car nous restons prisonniers de la structure hiérarchique du gouvernement représentatif, basé sur le monopole du pouvoir décisionnel par les élus.
Ce que propose de le municipalisme, c’est d’instituer différentes formes de contrôle citoyen – dans les quartiers, au conseil municipal, dans les départements de la fonction publique et les services publics locaux – pour éventuellement démocratiser la société à plus grande échelle.
Cela peut sembler utopique, mais les utopies sont déjà réalisées dans plusieurs villes à travers le monde. Ce qui manque, comme souligne le philosophe John Holloway, c’est de penser la fédération des initiatives, c’est-à-dire « ces résonances et leur mise en réseau comme une grande vague de rage qui avalerait à la fois le capital et les vieilles institutions de médiation qui l’ont protégé pendant si longtemps ».
Propos recueillis par Séverine Cattiaux