REPORTAGE – Face aux canicules successives, l’alpage de haute altitude du Jas des Lièvres à Laval-en-Belledonne s’est métamorphosé en ce milieu d’été 2022. L’herbe grasse et verte de la prairie de montagne a disparu au profit d’une végétation sèche et d’un sol aride. À chaque pas dans les prés, de la poussière s’échappe, preuve du déficit pluviométrique qui s’accumule depuis juin et d’une sécheresse qui s’éternise. Une situation devenue critique pour Julien, berger, et Mélanie, aide bergère, à la tête d’un troupeau de 660 moutons et brebis, forcés de s’adapter face au réchauffement climatique.
Les rayons du soleil. Le chant des grillons. Le parfum du thym sauvage et de l’herbe sèche. La Provence dans toute sa splendeur ! Quand soudain, une bourrasque de vent ramène à la réalité. Loin de la douceur méditerranéenne, l’alpage du Jas des Lièvres se situe à 2000 m d’altitude dans le massif de Belledonne. En dehors d’une bise venue du Nord, rien n’évoque en plein cœur de cet été 2022 un climat de haute montagne.
La singularité de l’alpage du Jas des Lièvres
L’alpage se situe entre 1 700 et 2 325 mètres d’altitude environ dans le massif de Belledonne. Il dispose de deux refuges : un premier, « rustique », avec des abreuvoirs. Un second, mieux équipé et situé au centre de l’alpage, où est installé le parc de nuit.
L’alpage comprend principalement un versant à l’ouest et un au sud, particulièrement exposé au soleil, avec plusieurs arêtes et quelques zones pierreuses.
C’est ici que Julien, berger depuis 2014, et Mélanie, aide bergère, font paître leurs 660 moutons et brebis. Accompagnés de leurs huit chiens, ils s’occupent de leurs bêtes tout l’été, de juin à mi-septembre.
Au Jas des Lièvres depuis le 30 juin 2022, ils n’ont pu que constater la sécheresse. Et, installés depuis le 13 juillet sur le versant sud, particulièrement exposé au soleil, ils la subissent. Tandis que l’eau et l’herbe se raréfient, le soleil continue de tout assécher. Contraints, ils déménagent plus tôt que prévu dans leur quartier d’août.
« Les gens n’imaginent pas que ça peut être compliqué en alpage »
Berger sur ce secteur depuis 2019, Julien affronte le « pire » qu’il ait jamais vu. Car, si plusieurs canicules ont frappé la montagne les années précédentes, cette saison demeure exceptionnelle. Un soleil de plomb, combiné à un déficit hydrique, métamorphose le massif et ses pâturages habituellement verdoyants. L’herbe jaunit et les ruisseaux de montagne se tarissent.
Une situation difficile, mais dont la population n’a pas forcément conscience. « Les gens n’imaginent pas que ça peut être compliqué en alpage car c’est la montagne ». Pourtant, le mercure grimpe rapidement en altitude. D’ailleurs, le vendredi 22 juillet 2022, le préfet du département a placé tous les bassins versants de montagne de l’Isère en niveau 4. Une situation de « crise ».
Belledonne reste, dans ce contexte, un secteur relativement « peu touché », témoigne le berger. En Chartreuse, par exemple, des sources entières sont asséchées. À l’inverse, avec des réserves d’eau, des couloirs et des façades ombragés, le massif de Belledonne conserve une certaine fraîcheur. Cette dernière disparaît toutefois dans les zones exposées au soleil, comme le Jas des Lièvres.
« Ca aurait pu être une bonne année s’il y avait eu de l’eau »
Moins visible à l’œil nu, le manque d’eau représente le plus gros problème pour les bergers dans certains alpages, dont celui de Julien et Mélanie. Comment en effet faire boire plusieurs litres d’eau par jour à 660 bêtes quand les réserves naturelles, déjà très limitées d’ordinaire, sont vides ou quasiment inexistantes ?
Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à faire face à ce nouvel enjeu. « De nombreux témoignages et retours de terrain des éleveurs, bergers et techniciens pastoraux, mettent en évidence une recrudescence de situations de plus en plus tendues « , déclare Alpages Sentinelles, « un réseau de dispositifs sentinelles sur le changement climatique » dans les Alpes.
À cela s’ajoute un déficit pluviométrique majeur. Un mois que la pluie se fait attendre. Déception après déception, ils observent de « gros nuages » se former… puis disparaître. « On se dit “ça va péter!” » Mais en vain car même les nuages orographiques, le plus souvent responsables des précipitations en montagne, s’effacent au profit du soleil. Inutile non plus de compter sur la rosée. « Pas une goutte d’eau le matin », déplore Julien.
Alors pour trouver de l’eau, le berger compte sur le brouillard des hauteurs qui amène avec lui un peu d’humidité. De quoi hydrater le troupeau lorsque ce dernier pâture. Avec un soleil favorable à l’élevage ovin, « ça aurait pu être une bonne année s’il y avait eu de l’eau », regrette Julien.
Sous le soleil, « ça crame tout de suite » sur l’alpage
Cependant, cette humidité ponctuelle ne parvient pas à cacher la réalité. La végétation demeure sèche, déshydratée. Dès leur arrivée, la situation était délicate. Cette sécheresse précoce a rapidement mis un terme à la croissance de l’herbe. Résultat : une zone de pâturage déjà affaiblie de sa ressource avant même l’arrivée du troupeau.
D’ailleurs, toute la végétation est en avance. Ainsi, les myrtilliers produisent-ils déjà des fruits. Mais ces derniers souffrent de l’excès d’ensoleillement et grossissent peu. Quant aux feuilles, elles se teintent de rouge. Un phénomène habituellement caractéristique de la fin de saison (mi-septembre).
De plus, avec un sol aride, la végétation ne parvient pas à repousser. « Ça crame tout de suite. » Et l’herbe qui a survécu s’assèche de plus en plus. Une ressource « peu attractive » pour les animaux, même au plus haut à 2300 m d’altitude.
Alors, parfois, ils retournent sur le versant ouest, quitté le 13 juillet, mais qui, moins exposé au soleil, dispose encore d’une herbe verte et qui repousse timidement.
À ce propos, Alpages Sentinelles note « une très bonne capacité de résilience de ces pelouses d’altitude aux épisodes de sécheresse ». Celles-ci sont capables de se régénérer d’une année sur l’autre malgré ces phénomènes. Cependant, les études actuelles ne permettent pas de conclure sur l’impact à long terme des canicules successives. Sur ce point, l’avenir demeure incertain.
L’inquiétude, constante chez les bergers, ne se dissipe que lorsque les bêtes courent puis se reposent l’après-midi. Des signes d’une alimentation et d’une hydratation satisfaisantes.
De ce point de vue, Julien se veut rassurant. Si la situation est un casse-tête pour lui et son aide bergère, « pour l’instant les bêtes n’ont pas trop souffert ». Et la sécheresse amène avec elle un maigre avantage : l’absence de boue et d’humidité limite les risques d’affections du pied chez les ovins.
Surveiller : sous un soleil écrasant, une mission « exigeante » pour les chiens
Pour s’occuper du troupeau, huit chiens accompagnent les bergers. Pas moins de quatre patous, trois chiens de conduite et un de compagnie. Une contrainte et une préoccupation supplémentaire lors des canicules. En effet, à chaque sortie, Julien et Mélanie emportent avec eux l’eau nécessaire aux canidés.
Chiens de berger : chacun son rôle
Le patou, un chien originaire des Pyrénées, est utilisé pour la protection des troupeaux contre les prédateurs, notamment le loup, en Belledonne. En autonomie complète, il doit repérer toute menace, prévenir et défendre son troupeau.
Le chien de conduite est, lui, dressé pour travailler avec les éleveurs. Il guide le troupeau. Pour cela, plusieurs années de dressage sont nécessaires. Il doit ainsi apprendre les directions et les ordres de son maître (25 environ).
D’autant plus que s’occuper du troupeau représente une activité « exigeante » pour les chiens. Lors de leur période de travail, ils courent pendant plusieurs heures après les moutons et les brebis. Et sous des températures caniculaires, l’effort physique s’accroît.
La « pause » postméridienne permet ainsi à ces fidèles compagnons de se reposer. Les patous continuent leur mission de surveillance, toujours en autonomie. Les autres viennent s’abriter à l’ombre du refuge, parfois même sous celui-ci.
S’adapter : le nouveau mot-clé du pastoralisme sur l’alpage
Sécheresse et chaleur imposent de s’adapter. Au niveau des horaires, d’abord. Pour éviter la chaleur étouffante de l’après-midi, nulle autre solution que de modifier son emploi du temps. Par conséquent, les bergers se lèvent tôt (5 h 45), partent tôt (7 heures) et rentrent à la tombée de la nuit.
L’après-midi, de 13 heures à 17 heures environ, les bêtes restent dans leur zone de chôme. C’est le moment de la rumination. Indispensable à la digestion des ruminants, elle permet aussi d’éviter les dépenses énergétiques inutiles.
Adapter son parcours ensuite. Car la pénurie d’eau dans le massif oblige à repenser les itinéraires. Ainsi, le troupeau descend-il régulièrement à une première cabane disposant d’abreuvoirs.
Une nécessité absolue pour les bêtes, mais un trajet supplémentaire pour les bergers. Et celui-ci permet seulement l’hydratation des moutons. Impossible d’espérer les faire paître avec cette herbe sèche. Il faudra donc ensuite remonter en altitude.
Adapter son calendrier aussi. Cette année, Julien et Mélanie avancent ainsi de cinq jours leur départ vers le quartier d’août, poussés par la nécessité. L’agenda pensé en amont ne correspond en effet plus à la situation du terrain. Une adaptation forcée, mais qui suscite aussi des inquiétudes. Comment rattraper ce retard de cinq jours ? L’herbe sera-t-elle plus verte dans ce nouveau secteur ?
Surtout, ils prévoient de repasser aux Jas des Lièvres lors de leur départ définitif des alpages en septembre. Mais l’incertitude de la disponibilité en ressource herbe les inquiète. S’il ne pleut pas entre-temps, la végétation ne repoussera pas.
Ainsi, le troupeau transhumera durant une dizaine d’heures, du Jas des Lièvres, en passant par le pas de la Coche, jusqu’à une nouvelle zone à proximité du Col de l’Aigleton. Un endroit où l’eau abonde en temps normal.
L’avenir des alpages face au réchauffement climatique
Par-dessus tout, cette année exceptionnelle soulève la question de l’avenir. Si les canicules et les sécheresses deviennent la norme, comment le pâturage de montagne peut-il s’adapter ? Les zones très exposées sont-elles menacées ?
Les évolutions climatiques sur l’alpage depuis 1950.
Ces questions sont d’autant plus légitimes que les Alpes sont « la région française qui se réchauffe le plus rapidement en France », selon Alpages Sentinelles. Plus 2 °C1moyenne des températures annuelles depuis 1950. Soit deux fois plus que la moyenne de réchauffement à l’échelle mondiale.
Par conséquent, la disponibilité en eau pour la faune et la flore diminue. « Le bilan hydrique annuel décroît d’environ 15 % sur les 30 dernières années dans les Alpes », explique le réseau.
Chaque alpage présente toutefois un profil climatique propre. Chacun affronte des problèmes spécifiques et doit trouver les solutions adéquates.
Pour la saison prochaine, Julien envisage de nouveaux aménagements au Jas des Lièvres. Il espère créer de nouveaux points d’eau, par l’exploitation de sources naturelles ou par l’appui de citernes.
Des équipements de plus en plus stratégiques selon Alpages Sentinelles, mais très spécifiques. Onéreux, ils ne sont rentables qu’au regard de leur pérennité supposée. Car la disponibilité en eau n’est pas le seul paramètre que le dérèglement climatique altère.
Julien se montre aussi préoccupé par l’avenir des montagnes « très exposées au soleil avec peu de végétation ». À terme, là encore, l’une des solutions serait d’adapter l’élevage aux ressources disponibles. À savoir, diminuer la taille des troupeaux et réduire la durée des saisons de pâturage. Néanmoins, la pression sur les espaces encore épargnés par la sécheresse s’intensifierait nécessairement.
Une chose est sûre, alors que les températures battent des records dans plusieurs villes de France et que les incendies se multiplient, les bergers de l’alpage du Jas des Lièvres sont eux aussi en première ligne face aux effets du dérèglement climatique.