DÉCRYPTAGE – A l’approche des Assises de la mobilité, le 19 septembre, et du sommet franco-italien prévu à Lyon le 27 septembre en présence d’Emmanuel Macron et de Paolo Gentiloni, chef du gouvernement italien, le Lyon-Turin continue de susciter de vifs débats des deux côtés des Alpes. Et ce après plus de vingt-cinq ans de controverses. Alors que onze élus savoyards, s’inquiétant de la “pause” annoncée cet été côté français, viennent d’écrire à Élisabeth Borne, la ministre des Transports, en faveur de la poursuite du chantier, côté italien, il n’est pas question de faire marche arrière.
« Je salue les propos de la ministre Borne, qui, dans un contexte de révision des grands ouvrages par le gouvernement français, a affirmé que les travaux pour le Lyon-Turin se poursuivaient et que les engagements internationaux étaient confirmés. » Graziano Delrio, ministre des Transports et des Infrastructures italien, n’a pas caché sa satisfaction lors de la visite de son homologue à Rome, le 28 juillet dernier.
Une rencontre bilatérale visant à rassurer les partenaires transalpins qui, depuis l’annonce par le gouvernement français d’une “pause” sur la ligne à grande vitesse, attendaient des précisions. Leur crainte initiale ? Que la construction du tunnel transfrontalier de base, clé de voute de la liaison ferroviaire Lyon-Turin, ne fût remise en cause.
De fait, en janvier 2017, la ratification du traité binational par les deux parlements avait donné le coup d’envoi aux travaux de percement de la galerie de 57 kilomètres qui, d’ici 2030, devrait relier Saint-Jean-de-Maurienne en France au Val de Suse en Italie. « Financé à 40 % par l’Union européenne *, mais aussi à 35 % par l’Italie », ce tunnel « fait partie des réseaux trans-européens, un aspect dont on devra tenir compte dans les décisions qu’on devra prendre sur ce projet », précisait Élisabeth Borne en juillet, en rappelant les enjeux internationaux liés à ce chantier titanesque d’un coût estimé à 8,6 milliards d’euros.
« Les rôles se sont inversés », note le journal La Stampa**
Pas question de bloquer les chantiers en cours, donc, le temps de réflexion ne concernant que la partie des accès français au tunnel international. Cette déclaration, pourtant, n’a pas réussi à dissiper tout doute chez les partenaires italiens. « Suite à l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, le dossier Lyon-Turin est lui aussi un motif de craintes et de frictions potentielles entre l’Italie et la France », estimait le quotidien La Stampa, à l’issue de la rencontre bilatérale entre les ministres des deux pays.
Et d’expliquer : « La pause sur les grandes infrastructures […] risque de paralyser le lancement de nouveaux chantiers et l’attribution des marchés sur le tronçon français pour presque un an. Il faudra attendre une nouvelle loi de programmation en matière d’infrastructures, prévue d’ici la fin du premier trimestre 2018. »
Entre retards des travaux et éternelles tergiversations, l’histoire de la ligne ferroviaire Lyon-Turin dans le Val de Suse, en Italie, n’a jamais été sans obstacles. Récemment, pourtant, – poursuit le journaliste de La Stampa – « les rôles se sont inversés : jusqu’à présent, l’Italie était considérée comme le maillon faible, en raison de ses finances instables et des mouvements qui, depuis vingt ans, s’opposent à la ligne à grande vitesse. Maintenant, c’est la nouvelle France macroniste qui veut réfléchir à ce qu’il convient de faire, recalculer les dépenses pour éviter de commencer des ouvrages qu’elle n’est pas en mesure de financer. »
Le Lyon-Turin version low-cost ? L’exemple italien
Un point de vue que Mario Virano, directeur général de Tunnel euralpin Lyon-Turin (Telt) – l’opérateur franco-italien responsable de la construction et de la future gestion de la section transfrontalière – s’empresse de contredire dans une interview accordée au quotidien économique Il Sole 24 Ore. « Il est légitime qu’un gouvernement issu d’une nouvelle majorité politique prenne le temps de lancer un audit pour comprendre comment orienter des investissements importants. »
Selon La Stampa, la France envisagerait de revoir le budget à la baisse, en renonçant à quelques-uns des tunnels prévus et en exploitant davantage la ligne existante de Mont-Cenis, en direction de Chambéry.
Actuellement estimé à 8,6 milliards d’euros, le coût du tronçon français pourrait ainsi se réduire à 3,5 ou 4 milliards. « Un signe de la volonté de parvenir à conclure l’ouvrage », estime, optimiste, Mario Virano. Cette solution low-cost, remarque le journal turinois, s’inspirerait de la version revisitée du Lyon-Turin que l’Italie, pour sa part, avait déjà adoptée en juin 2016 sur son tronçon national.
Cette dernière prévoit, en particulier, le réaménagement de la ligne historique entre Bussoleno et Avigliana, ce qui permettra de diminuer considérablement les kilomètres de nouvelles voies à réaliser : 25 km au lieu des 84 km initialement prévus. L’Italie va ainsi économiser quelque 2,6 milliards d’euros.
Entre grève des travailleurs et contestation No-Tav, l’opposition est forte
Des deux côtés des Alpes, donc, les gouvernements tendent à se serrer la ceinture. Une mesure suffisante pour mener à bout ce projet pharaonique, très contrasté depuis sa genèse ? Sur le versant italien, les inconnues sont nombreuses… et les complications s’enchaînent.
En février 2017, les premiers travaux sur le tronçon international étaient livrés. En l’occurrence, le tunnel d’exploration de Chiomonte, une galerie servant d’accès au chantier du tunnel de base. Quelques mois après, faute d’un renouvellement des appels d’offres de la part de Telt, les travailleurs lançaient une grève, craignant de perdre leur poste à partir de l’automne, rapportait le quotidien national La Repubblica.
Même si la situation s’est apaisée grâce à la médiation du président de la région du Piémont Sergio Chiomonte, plusieurs questions restent en suspens. Ainsi, dans une lettre adressée à la direction générale de Telt, Chiomonte s’est-il dit « inquiet pour les possibles répercussions sur l’emploi et pour les conséquences que la protestation des travailleurs pourrait engendrer sur le processus de « pacification de la vallée ».
Une référence implicite aux contestations des militants No Tav, qui, depuis plus de vingt ans, s’opposent à la réalisation de la ligne de « treni ad alta velocità » (train à grande vitesse en italien) dans le Val de Suse. Cet été, ces derniers ont à leur tour fait entendre leur voix en organisant plusieurs manifestations dont une déambulation pacifique vers Venaus et une protestation dans le chantier de Chiomonte. Celle-ci a vite viré à l’affrontement avec les forces de l’ordre, avec des tirs de « lettres piégées et pétards », remarque La Stampa.
Dernier épisode d’une longue série de luttes menées dans une vallée qui, entre policiers, militaires, grilles surmontées de barbelés et caméras de vidéosurveillance, ressemble de plus en plus à une zone militaire.
L’objectif : « développer dans l’avenir les relations entre Italie et France »
Au mépris des chantiers en grève, du mécontentement des populations locales et des manifestations No Tav, les travaux sur la section transfrontalière avancent. Selon le calendrier, cette première phase devrait se conclure en 2030.
Supposant que, d’ici cette date, le tronçon franco-italien verra enfin le jour, le tunnel de base du Lyon-Turin sera-t-il encore rentable ? Dans l’interview à La Stampa, le directeur général de Telt en souligne les enjeux économiques. « Nous avons fait ce choix [du Lyon-Turin] parce qu’il s’agit d’un ouvrage utile qui permet de développer dans l’avenir les relations entre l’Italie et la France, d’un montant de 70 milliards par an, dont 10 concernant le solde créditeur pour l’Italie. »
Quant aux aspects techniques, étudiés par l’Observatoire, la nouvelle liaison ferroviaire mêlant fret et personnes aura une capacité de 25 millions de tonnes par an. En outre, les passagers, dont le nombre s’élèvera à 3 millions, pourront parcourir le trajet allant de Turin à Lyon en 1 heure et 56 minutes (contre les 3 heures 43 minutes actuelles).
Favoriser les échanges commerciaux, valoriser « le report modal » de la route vers le rail et réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les vallées alpines. Tels sont les avantages que les partisans du Lyon-Turin évoquent pour justifier la création de la ligne à grande vitesse à tout prix. L’occasion, pour l’Italie, de se doter d’infrastructures modernes, bénéfiques pour l’environnement et indispensables pour la croissance économique du pays ?
« Un ouvrage inutile et coûteux » pour le Mouvement 5 étoiles
Si la gauche et la droite italiennes saluent avec enthousiasme cette perspective, les députés du Mouvement 5 étoiles (M5S), formation populiste et anti-partis, ne cachent pas leur scepticisme, critiquant fermement le projet. Point central de leur argumentation : le non-respect de l’accord de Turin du 2001, qui prévoyait l’entrée en service de la nouvelle liaison à grande vitesse lors de la saturation de la ligne de Mont-Cenis. « Une ligne ferroviaire pour le transport de fret existe déjà. Mais à présent elle est utilisée à 17 % de sa capacité, soit trois fois moins qu’il y a quinze ans. Pourquoi ne pas déplacer le fret sur ce tronçon ? », dénonce la députée M5S Fabiana Didone.
La maire Mouvement 5 étoiles de Turin, Chiara Appendino, semble être du même avis. Lors de sa visite à Chambéry, en mai dernier, elle s’est dressée contre « un ouvrage inutile et coûteux qu’aucune étude ni perspective ne peut justifier », en estimant qu’il s’agit « d’un investissement non nécessaire, dont les coûts sont nettement supérieurs aux bénéfices ».
Quelques mois avant, à l’instar d’Eric Piolle, maire EELV de Grenoble, Appendino avait annoncé le désengagement de sa ville du financement du projet. Une initiative qui n’a pas eu d’écho auprès des autres partis politiques… Seul Turin, pour le moment, a fait ouvertement marche arrière.
Du risque amiante jusqu’aux infiltrations mafieuses…
Autres thèmes épineux liés à la construction du tunnel de base : les problèmes environnementaux et sociétaux. « Nous allons nous endetter pendant des années, avec le risque de deux types d’infiltrations : l’amiante dans l’eau et la mafia dans les chantiers », écrivait le vice-président du parlement Luigi di Maio (M5S) lors de la ratification du traité binational. La destruction de l’écosystème du Val de Suse, la présence d’amiante et d’uranium dans les montagnes alpines, ou encore les probables collusions avec la mafia sont autant d’inquiétudes que les élus du mouvement 5 étoiles partagent avec les militants No Tav.
Présente dans tous les travaux de grande envergure, la criminalité organisée aurait en effet essayé à maintes reprises de mettre la main sur les appels d’offre du Lyon-Turin. À en croire La Repubblica, parmi les 863 vérifications anti-mafia effectuées depuis 2012, la préfecture de Turin n’a émis que deux interdictions contre des entreprises « hors-règles ». L’alerte reste toutefois maximale.
En juin 2016, la France et l’Italie ont d’ailleurs signé un accord pour faire appliquer la législation anti-mafia des deux côtés des Alpes, indépendamment de la nationalité des chantiers. « Un cas unique en Europe », se réjouissait la direction de Telt dans un communiqué de presse. Mais le risque d’infiltrations mafieuses n’est que l’un des nombreux problèmes auxquels l’opérateur franco-italien devra faire face. Et d’ici 2030, la liste des complications ne peut que s’allonger…
Giovanna Crippa
*Le financement de l’Union européenne est acquis jusqu’en 2020. Au-delà de cette date, Bruxelles ne s’est pas engagé, renvoyant à l’avancée du dossier des deux côtés des Alpes.
** Principal journal de Turin, La Stampa est aussi le troisième quotidien national en Italie, après Il Corriere della Sera et La Reppubblica.
UN CHANTIER (TOUJOURS) EN COURS…
Modifié à maintes reprises au fil des ans, le tracé de la section nationale devant relier le Val de Suse à l’agglomération turinoise est encore incertain.
Un peu moins nébuleux est le dessein concernant les voies d’accès au tunnel de base, au cœur des études de l’Observatoire technique. Actuellement présidée par Paolo Foietta, cette instance gouvernementale a été créée en 2006 pour ouvrir le dialogue avec les collectivités locales du Val de Suse qui, depuis son origine, s’opposent au projet de ligne à grande vitesse.
A l’issue d’une concertation avec les habitants et le mouvement No-Tav, quelques aspects du tracé originel ont été revus. En plus de renoncer à la construction d’un viaduc à Venaus (village emblématique pour l’histoire de la lutte No-Tav) ainsi que du tunnel de Bussoleno, l’Observatoire a décidé de déplacer l’accès du tunnel international de Suse à Chiomonte. Une solution de compromis qui, pourtant, est bien loin de satisfaire les demandes des No-tav.
Quant à l’état actuel des travaux, seule la descenderie de Chiomonte, dans la zone dite de la Maddalena, a été achevée, en février 2017. Au total, quelque 173 millions d’euros ont été investis dans ce chantier s’étendant sur 7 hectares, afin de creuser une galerie de reconnaissance longue de 7 km. Un (petit) pas de plus vers la réalisation du tunnel international qui, selon les prévisions, devrait entrer en service dans les années 2030.