ENTRETIEN – Alors que son documentaire Food Coop sort le 2 novembre dans les salles, le réalisateur Tom Boothe, par ailleurs cofondateur du supermarché collaboratif La Louve à Paris, était à Grenoble lundi 24 octobre pour une projection-débat en avant-première. La soirée, organisée par l’association L’éléfàn, supermarché collaboratif grenoblois, a accueilli près de 280 personnes au cinéma Le Club. Rencontre.
TOM BOOTHE EN BREF
Originaire de l’État d’Indiana aux États-Unis, Tom Boothe étudie le cinéma à l’université. Il découvre le projet de supermarché collaboratif Park Slope à New York lors d’une visite : « Certains de mes amis étaient membres de la coopérative. »
De retour à Paris où il vit, il décide avec un ami, Brian Horihan, un compatriote résidant à Paris, de créer la coopérative alimentaire La Louve sur le même modèle que la Park Slope. « Nous ne gagnons pas beaucoup d’argent et nous aimons manger correctement. Il n’y avait aucune offre à Paris qui nous satisfaisait, alors nous avons décidé de la créer », explique-t-il.
TOM BOOTHE : « LES GENS ONT SOIF D’AUTRE CHOSE »
Quel est le concept de la Park Slope Food Coop ?
Il s’agit d’une coopérative, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun profit. Les gens qui y font leurs courses en sont les propriétaires, les actionnaires. Ils ont des parts dans la coopérative. Ce qui est original, c’est que ce type de structure existe depuis longtemps en Europe et aux États-Unis.
Il est demandé aux bénévoles de travailler trois heures par mois pour s’occuper de la caisse, de la manutention, du nettoyage… et ce pour plusieurs raisons. La première : ils ont l’impression qu’il s’agit de « leur » supermarché.
S’ils ne font que donner de l’argent, c’est trop abstrait mais, là, c’est à eux de s’assurer que les sols sont propres, que les caisses fonctionnent. Ainsi, ils se sentent pleinement propriétaires. Un genre d’effet secondaire de ce modèle est la réduction des coûts. Il y a encore des employés payés à la Park Slope Food de Brooklyn mais ils ne représentent que 20 % de l’ensemble du personnel. Le reste du travail est effectué par les bénévoles.
Là-bas, de nombreuses personnes disent que c’est le meilleur voire le seul endroit où il est possible d’acheter des produits de qualité à New-York à moitié prix. Selon les produits, c’est parfois 50 % à 20 % moins cher par rapport à d’autres supermarchés.
Pour le film, nous avons réalisé une étude avec une famille lambda qui fait ses courses dans un supermarché conventionnel. Le père est enseignant dans une école primaire, la mère travaille dans une association et ils ont un enfant. Ils ont économisé 250 dollars [environ 228 euros, ndlr] par mois en achetant les mêmes produits à Park Slope par rapport à un supermarché classique. C’est donc un modèle très attractif.
Votre documentaire met en lumière les avantages que comporte ce système : recréer du lien social, mutualiser les compétences des bénévoles pour faire fonctionner la structure… Faut-il s’attendre à la même chose au sein de la Louve à Paris ?
Nous avons plutôt bien travaillé de ce côté-ci. Nous nous en sommes rendu compte car nous faisons une chose que la Park Slope n’a jamais faite, à savoir ouvrir un très gros supermarché d’un coup. A Park Slope, ils ont commencé petit, puis ils se sont agrandis progressivement.
Nous avons commencé avec un supermarché de 1 500 m² ce qui est un gros chantier, donc nous avions besoin de toutes sortes de profils et de compétences. Nous avons des électriciens, des plombiers, des avocats, des pompiers… A chaque fois que nous avons lancé un appel pour une compétence particulière, quelqu’un y a répondu.
Qu’est-ce qui fait, selon vous, le succès de la Park Slope Food Coop ?
Nous sommes dans une situation étrange, historiquement parlant, car depuis le début de la civilisation, le marché est le centre de la vie sociale, de la culture […] or ce n’est plus le cas, désormais. Personne ne souhaiterait raisonnablement passer toute une journée dans un supermarché juste pour le plaisir car ce sont des endroits horribles.
Quand vous enlevez certaines choses, comme le fait que l’endroit où vous achetez votre nourriture appartient à quelqu’un dont la seule motivation est de faire du profit et non s’assurer que je m’alimente correctement ou que je suis en bonne santé ; également quand vous enlevez tout le marketing environnant auquel nous sommes habitués, sur les emballages des produits, les annonces insupportables, les publicités…
Lorsque vous enlevez tout ceci, soudain les gens se rendent compte qu’ils apprécient passer du temps dans cet espace. […] Lorsque j’ai parlé à quelques centaines de personnes de la Park Slope Food Coop, 99 % m’ont répondu qu’elles aimaient leur coopérative. Les autres y étaient indifférentes.
Et lorsque vous leur demandez pourquoi, sachant que les prix et la nourriture sont incroyablement attractifs, la plupart d’entre eux répondent qu’il s’agit de l’ambiance. Parce que « c’est un plaisir de venir ici, de parler avec des gens », qui ne sont pas nécessairement vos meilleurs amis mais vous apprenez à les connaître. Les gens se rapprochent, certains se sont même mariés. Pour de nombreuses personnes vivant à New-York, ce supermarché est le centre de leur vie.
Comment ce modèle est-il accueilli en France ?
C’est fou la vitesse à laquelle il se développe. Nous n’avons pas beaucoup communiqué. Nous n’avons jamais encouragé une autre structure à créer ce type de supermarché car nous n’en avons pas le temps. Et toutes les trois semaines, quelqu’un nous contacte car il a entendu parler du projet et veut essayer de le reproduire.
Aux États-Unis, il n’existe qu’un seul projet de ce type qui marche très très bien. Les autres sont des plus petites structures qui essayent de se développer mais rencontrent de nombreuses difficultés.
Le fait que les Français sont très attachés au bien manger laisse penser que ce type de modèle pourrait devenir solide ici.
Second constat, parfois certaines personnes n’aiment pas la Park Slope Food Coop car elles considèrent qu’il s’agit d’un supermarché « socialiste », « gauchiste » qui sont des mots très mal connotés aux États-Unis, même si cela est en train de changer. En France, ce n’est pas un problème.
Pour quelle raison ?
J’ai vraiment l’impression que les gens ont soif d’autre chose. Presque rien ne va bien dans le monde et participer à ce type de projet est quelque chose que n’importe qui peut faire pour y remédier à son échelle.
Ce qui est super, c’est qu’il ne s’agit pas juste d’avoir un [comportement] de consommateur du type “J’essaye d’acheter les bons produits”. Avec quelques petits efforts supplémentaires, vous pouvez faire en sorte de reprendre le contrôle sur cet aspect de votre vie. Une chose que je constate chez les 20 – 30 ans c’est que ce type d’initiative les affecte de manière très positive. Ils retrouvent du pouvoir d’agir avec ce sentiment de faire quelque chose de vraiment utile et ne requérant pas tant d’efforts au final. Je crois que c’est très important et cela redonne de l’espoir aux gens, du moins concernant cet aspect de leur vie.
Propos recueillis par Alexandra Moullec