ENQUÊTE – La terre tremble, Grenoble bouge à peine. Jusqu’à quand ? Les sismologues sont formels : un séisme de magnitude 6 voire 7 frappera un jour cette partie des Alpes. Alors que la réglementation nationale se met doucement en place, boostée par la catastrophe de Fukushima, Grenoble, métropole de 400 000 habitants à la convergence de risques technologiques et naturels majeurs, ne semble pas avoir pris la mesure des impacts potentiels d’une telle secousse.
Les sismologues en sont convaincus : un séisme majeur, 6 voire 7 degrés sur l’échelle de Richter, surviendra dans cette partie des Alpes. Où ? Quand ? Viendra-t-il de la faille du Vuache, celle-là même qui a déclenché le séisme d’Epagny, dans la région d’Annecy en 1996 ? De la faille de Belledonne, qui génère chaque année son lot de secousses ? Et surtout, avec quel impact alors que l’on sait que la cuvette grenobloise agit comme une immense caisse de résonance ? A la lumière de la catastrophe de Fukushima, où le séisme couplé d’un tsunami a été plus violent que prévu, rendant caduque toute tentative de prévoir la puissance d’un événement futur sur une base historique, autant s’y préparer. C’est peut-être là où le bât blesse. Car, si la loi est limpide pour les constructions nouvelles, qui n’ont d’autres choix depuis le milieu des années quatre-vingt dix, que de se mettre aux normes parasismiques, l’existant a toutes les chances de passer entre les mailles du filet*… Aucune carte des risques liés au bâti à Grenoble « Un retard considérable existe à Grenoble concernant la prise en compte de la vulnérabilité sismique du bâti courant », écrivait déjà en 2003 le sismologue Philippe Guéguen dans son projet Vulnéralp. Les plus fragiles ? Les immeubles construits dans les années 50 – 60 mais aussi le centre-ville ancien, où les maçonneries et les cheminées en équilibre sur les toits ne résisteront pas à un séisme, ne serait-ce que de magnitude 5. Les quartiers Championnet et Berriat-Chorier ne sont pas non plus des modèles de stabilité. Pas plus que celui de la préfecture, ou celui de la gare. En cas de séisme majeur sur Grenoble, quels bâtiments résisteraient ? Le Palais de justice mais aussi la MC2, un modèle du genre. Mais difficile de dresser une carte des risques liés au bâti… tout simplement parce qu’elle n’existe pas. On connaît la nature du sol grenoblois, grâce aux travaux des sismologues, mais ce qui y est posé dessus n’a pas la priorité des autorités. « Le résultat des recherches n’a jamais été valorisé dans une volonté de réduction des risques », dénonce ainsi un chercheur. Seul un micro-zonage permettrait de connaître cette vulnérabilité, de l’affiner pour adapter une norme générale à un contexte local. A Nice, à Lourdes, à Annecy, ce travail a été mené et s’est traduit dans un PPRS, plan de prévention du risque sismique. « Le PPRS n’est pas une baguette magique » A Grenoble, pas de PPRS en vue… « Le PPRS n’est pas une baguette magique, répond Yves Picoche, chef du service Prévention des risques à la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (Dreal Rhône-Alpes). Cet outil ne fait rien de mieux que le code de la construction : il ne va pas plus loin en matière de réglementation et il est inopérant pour l’existant. Car quel est le bon niveau de renforcement ? Le diagnostic n’est pas simple. Le micro-zonage consiste, en fait, à aller zoomer sur des points de détails alors que l’on n’a pas réglé la question d’ensemble ». Ceux qui habitent les points de détails apprécieront… De fait, « la question d’ensemble » est vaste. Car l’agglomération grenobloise et ses 400 000 habitants est cernée. Risques nucléaires et chimiques laissent planer la menace d’une conjonction d’événements aux effets démultiplicateurs. Le fameux effet domino. En amont de Grenoble, on compte dix barrages, dont trois à moins de 70 kilomètres, tous construits dans « les règles de l’art », faute de réglementation en matière de séisme. Un arrêté ministériel, et donc des normes, est en cours de préparation, mais ne devrait concerner que les installations nouvelles. Pour l’existant, des vérifications de conformité sont prévues. Mais ce sera long et cher… « La réglementation doit être proportionnée aux enjeux », résume Yves Picoche. Une réglementation qui arrive tard. La plupart des installations industrielles, et notamment les plus à risques classées Séveso seuil haut, ont été construites avant l’arrêté de 1993 qui édicte des contraintes de construction. Et donc avant l’arrêté de mars 2011 qui fixe des valeurs à respecter en matière sismique, comme l’accélération du sol en cas de secousse. Ainsi, l’atelier de production de chlore de Vencorex date-t-il des années soixante. Un exemple parmi d’autres. Les industriels ont jusqu’à fin 2015 pour mener les études qui doivent prouver si leurs installations résistent au séisme. Puis jusqu’à fin 2021 pour se mettre aux normes. Mais les études s’annoncent déjà lourdes, les méthodologies à développer complexes…“Ni moyens, ni volonté de contrôler les installations chimiques”
Beaucoup pointent du doigt les carences de l’État. Réglementation tardive, effets de site pas pris en compte, « il n’y a ni moyens, ni volonté de contrôler les installations chimiques », accuse Raymond Avrillier, l’ancien maire-adjoint de Grenoble qui, en 2010, avait interpellé les représentants de l’État dans le département. « Les services de l’État se contentent des auto-contrôles et des auto-analyses par les exploitants, sans moyens de contre-analyse ! » D’autant que l’investissement est de taille pour des industries déjà fragilisées. Auront-elles les reins suffisamment solides pour encaisser un plan de rénovation ou devoir arrêter une chaîne de fabrication ? Un niveau de séisme extrême prévu par l’ILL A l’Institut Laue-Langevin (ILL), la réponse aux risques sismiques a déjà coûté 50 millions d’euros. Après des premiers travaux de renforcement du bâtiment du réacteur en 2006, les calculs ont été revus à la lumière du scénario catastrophe : un séisme “mag 7” provoquant la rupture des quatre barrages sur le Drac. « Après Fukushima, la référence – le séisme majoré de sécurité (SMS)** qui était de 5,7 – était dépassée », souligne Véronique Caillot, l’une des trois ingénieurs du service Sûreté nucléaire de l’ILL. « La façon de déterminer le séisme majoré de sécurité était critiquable. Il y avait des niveaux de séisme supérieurs qui pouvaient se produire avec des probabilités pas négligeables ». L’ILL a donc travaillé, aux côtés de sismologues grenoblois, à des niveaux de sécurité supérieurs. Ainsi, une étude probabiliste a‑t-elle été réalisée et a conduit à définir un niveau de séisme extrême pour dimensionner les moyens de sauvegarde et de gestion de crise. Ce niveau est deux fois plus élevé que celui du SMS et a une période de retour de 20 000 ans. Quatre fois plus longue que pour les sites classés Séveso… Des centrales nucléaires en zone sismique Mais tout le monde a‑t-il pris la mesure du risque sismique ? Avec quatre centrales et quatorze réacteurs, un quart du nucléaire en France est produit en Rhône-Alpes. C’est également dans le quart sud-est que le risque de tremblement de terre est le plus élevé en métropole. La marge de sécurité, pourtant confortable, prise en compte lors de la construction des centrales il y a trente ans, est-elle suffisante ? A l’épreuve du temps et de l’évolution des connaissances, les structures de confinement, les cuves en acier, les piscines de stockage du combustible et les circuits de refroidissement sont-ils encore à la hauteur du risque ? Depuis Fukushima, les dispositifs ont été renforcés et les études d’aléa revues. Centres de crise bunkerisés pour protéger les éléments clés, mise en place d’une force d’action rapide nucléaire… les autorités de contrôle du nucléaire bataillent ferme pour mettre au pli EDF. L’exploitant, qui ne voit pas d’un très bon œil les travaux des sismologues et la réévaluation qui s’en suit, s’échine en effet à pondérer les prescriptions mises en œuvre par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). De fait, le chantier de modernisation des centrales coûterait 55 milliards d’euros à EDF, d’après son PDG Henri Proglio, dont 10 milliards de travaux imposés par l’ASN à la suite de Fukushima. Pour les autorités de contrôle du nucléaire, les enjeux se posent pourtant en termes de sécurité. « La prolongation des réacteurs nucléaires au-delà de 40 ans*** n’est pas acquise », répondait d’ailleurs le président de l’ASN, en février 2014, lors de son audition à l’Assemblée nationale. « L’impossible peut arriver au vu de Fukushima », abonde Matthieu Mangion, chef de la division lyonnaise de l’ASN. Les centrales nucléaires, qui avaient été conçues pour résister à un tremblement de terre deux fois plus important que le séisme le plus grave jusque-là relevé en mille ans dans la région, vont devoir intégrer cet « impossible ». Patricia Cerinsek * Seules les extensions et modifications significatives sur les bâtiments existants avant 2011 obligent à mettre en œuvre les normes parasismiques. ** Le séisme majoré de sécurité prenait en compte le séisme historique (pour l’ILL celui de Corrençon-en-Vercors) majoré d’un demi-point ; soit 5,2 sur l’échelle de Richter. *** La prolongation des réacteurs au-delà de 40 ans est soumise à l’ASN. L’Autorité de sûreté nucléaire devrait présenter un premier avis global en 2015 et préciser ses conclusions, réacteur par réacteur, en 2018 – 2019. Pour en savoir plus, lire les dossiers très complets de l’Institut des risques majeurs de Grenoble (Irma). A lire également sur Echosciences Grenoble : -Estimer les dommages d’un séisme à partir des informations existantesLes séismes extrêmes convoqués à des tests Tester les installations à risque, c’est l’objectif du projet européen Stress Test qui a démarré en octobre 2013, grâce notamment aux travaux du sismologue grenoblois Fabrice Cotton. Un programme qui, sur trois ans, associe industriels hollandais, italiens, turcs, siciliens et suisses. Mais pas de Français. « Il s’agit de tester les installations chimiques, barrages et oléoducs à des scénarios extrêmes qu’on ne peut pas écarter, au-delà de ce que l’on a connu par le passé », explique le professeur de sismologie de l’université Joseph-Fourier. La méthode, dite probabiliste, vient compléter et enrichir le scénario déterministe qui prévalait jusque-là, basé sur le plus fort séisme historique connu. « La démarche déterministe classique a des limites, dans la mesure où le retour d’expérience nous a montré, comme à Fukushima, qu’on pouvait avoir des séismes plus importants ». A Fukushima, le tremblement de terre de référence était de 8,3 sur l’échelle de Richter. Le séisme a atteint 9… La nouvelle méthode, probabiliste, couple les champs des possibles et les champs des incertitudes. « A partir de ces données, aux politiques de faire un choix… »