PORTRAIT – A l’occasion des semaines d’information sur la santé mentale du 11 au 22 mars, nous avons voulu en savoir plus sur la vie des personnes atteintes de troubles mentaux. Luc Filopon, récemment diagnostiqué autiste Asperger, a accepté de lever le voile sur son parcours et sur les conséquences de ce trouble du spectre autistique sur son existence. Son employeur actuel et sa fille témoignent. Immersion en terre inconnue !
L’annonce du diagnostic date de quinze jours à peine. A 47 ans, Luc Filopon, peintre carrossier, apprend qu’il est autiste Asperger de haut niveau. C’est une petite révolution qui s’amorce. « Je ne suis plus une miette, un rebut, un déchet, un invisible mais AA+, autiste Asperger comme disent les spécialistes. » Il espère pouvoir se reconnaître bientôt dans cette nouvelle identité. Le premier contact a lieu sur son lieu de travail, au garage Renault de la Vallée, sur la commune de Domène. Son employeur, Isabelle Quero, me propose de le rencontrer dans son espace, “le domaine de Luc”. « Ici, c’est Luc qui range tout lui-même, qui sait où sont les choses […] Nous n’avons pas le droit d’y mettre notre grain de sel. Même mon mari n’ose pas ! ». Nous nous frayons un passage entre les voitures, dans l’odeur des solvants, et parvenons à son bureau. Luc, en combinaison grise, se lève. Isabelle me présente et très poliment, il me salue. D’origine antillaise, svelte, le visage allongé, les cheveux très courts, l’homme a le regard droit derrière ses lunettes. Détendu, il sourit, blague avec son employeur. Il me montre les photos de son ex-femme et de ses enfants, Anaïs, Romain et Maëlle, accrochées au mur. Le lien est établi. Nous allons nous entretenir chez lui. Assez rapidement, il se confie. « Si j’avais appris mon autisme il y a trente ans de cela, je pense que ma vie aurait été pire qu’elle ne l’est aujourd’hui. Je n’aurais même pas trouvé de travail. » Avant d’ajouter d’un ton sec : « On m’aurait jeté tel un déchet dans l’enclos de la psychiatrie ».« Je n’avais pas conscience de ma différence »
Enfant, à la Martinique, Luc aimait fréquenter les librairies mais, à l’école, il restait seul dans son coin. « Je n’ai eu qu’un ami lorsque j’étais adolescent. On partageait la course à vélo ». D’une manière générale, se souvient-il, « je ne ressentais rien, même lorsqu’un membre de ma famille mourrait ». Et lorsque son père battait sa mère ou que lui-même était maltraité, il éprouvait peu d’émotions. Me fixant de son regard franc, il poursuit : « vous savez, quand il y a cette violence-là, vous n’aimez personne ». Ses parents lui ayant interdit de parler le créole, il respecte scrupuleusement cette règle. Au lycée, on le surnomme même le Français. En sixième, il est déclaré handicapé, du fait d’une surdité partielle l’empêchant d’entendre dans les aigus. Dès lors, personne ne s’étonnera vraiment de son comportement et ne cherchera plus loin. Sa singularité, comme ses passages dépressifs chroniques, sera interprétée comme une conséquence directe de son handicap. De son côté, il explique n’avoir pas eu conscience de sa différence. « Je faisais les choses différemment parce que je ne voulais pas être comme les autres mais je ne savais pas que c’était aussi une problématique, une difficulté qui allait me poser des problèmes dans la société et le monde du travail. »« Je suis très fière de mon père »
Suite à sa séparation avec son ex-femme, fin 2000, Luc a fait placer ses enfants en foyers et familles d’accueil, à cause de la « grande dépression de leur mère ». Son ex-femme est décédée depuis. Il a entrepris des démarches en 2011 pour recouvrer leur garde, mais celle-ci lui a été refusée. « Il n’a pas été compris par les services sociaux et la justice », d’après Isabelle Quero qui le connaît bien. « Il n’était pas étiqueté autiste à ce moment-là. Ils lui ont fait faire une expertise judiciaire. Résultat : on lui a attribué des troubles de la personnalité. […] Je pense qu’il a voulu trop bien faire, trop bien répondre aux questions. Ça l’a au final desservi. Et puis, il est très émotif et met son masque quand la situation devient difficile. Pour percer quelqu’un comme lui, il faut prendre le temps. Or les administrations n’ont pas le temps. Et puis peut-être qu’elles sont parfois aussi trop rigides. Quand une personne ne rentre pas dans le moule, ça bloque ! » Devenue majeure, Anaïs, la fille aînée de Luc, a choisi de revenir vivre avec lui. « Je suis très fière de mon papa, malgré son caractère particulier. C’est vrai qu’il nous rappelle tout le temps les règles mais il a une très grande intelligence. […] Avec mon père, on peut discuter de tous les sujets. Et aujourd’hui qu’il n’est plus dépressif, on rigole de tout et de rien. Je lui dis souvent que c’est ma petite maman. […] Ça m’aide beaucoup de savoir que mon père est autiste Asperger. Je comprends mieux ses comportements. Et c’est une forme de reconnaissance de sa très grande intelligence. »« On m’a maintenu au Smic pendant plus de vingt ans »
A 18 ans, ses deux CAP en poche – préparation et peinture en carrosserie – Luc entre dans le monde du travail par le biais d’un contrat emploi adaptation formation. « Mon parcours professionnel a été miné d’incompréhensions par rapport à ce que j’étais ». Maintenu au Smic pendant plus de vingt ans, il précise qu’à l’époque ses employeurs et ses collègues n’arrêtaient pas de le dénigrer, de le critiquer et de l’insulter. Tous les jours. Sans compter les propos racistes et les violences physiques qu’il subissait. « J’en ai bien informé l’inspection du travail et la gendarmerie mais ça n’a pas fait grand-chose ». Son employeur actuel s’est fait son idée. « Je pense qu’auparavant il était embauché par rapport au quota de personnes handicapées imposé dans les entreprises. On le laissait végéter à des postes subalternes […] Il a aussi subi, d’après ce que j’en sais, une forme de maltraitance, parce qu’il était sourd, parce qu’il n’était pas blanc, parce qu’il avait ces difficultés liées à son handicap. On sait la résonance que cela peut avoir dans certains milieux. » « Il s’est présenté comme un peu lent »Tout a changé le jour où la Chambre de métiers et de l’artisanat a proposé la candidature de Luc au garage de la Vallée. Isabelle Quero, cogérante, précise que son CV correspondait à leur niveau d’attente. « On nous a juste interpellés sur le fait que le candidat était malentendant. Et lui-même s’est présenté comme un peu lent et sortant d’une longue dépression. Comme, pour nous, ce n’était pas très compréhensible d’être lent, on lui a proposé de faire un essai » poursuit-elle. Informé du challenge qu’allait représenter pour lui le fait de travailler en complète autonomie, il a su dépasser toutes les difficultés. « Aujourd’hui, en tant que peintre carrossier, il est reconnu » assure Isabelle Quero. Bien sûr, Luc est différent. « Il nous a longtemps appelés Monsieur Serge et Madame Isabelle. Ce fut dur pour nous », lâche-t-elle dans un éclat de rire. Elle reconnaît qu’il est effectivement lent pour le montage démontage et qu’il se bloque sur certains aspects par souci de perfection. Il se focalise aussi beaucoup sur les détails, n’aime pas faire de pause et déteste les vacances. « Ses particularités nous ont obligés à nous adapter et à faire preuve d’ouverture d’esprit […] Il a besoin d’un décodeur pour comprendre parfois les gens. Et nous, il nous faut un double décodeur par rapport à l’autisme et à la surdité » précise-t-elle, souriante. Elle a pris la précaution de mettre au courant les membres de l’équipe « et ça se gère comme ça. Pour nous, Luc est un employé comme un autre ».
« Luc est atypique et nous aussi à notre manière »
Isabelle garde en mémoire cette phrase d’un conseiller de l’Association pour adultes et jeunes handicapés, un mois tout juste après son intégration dans l’entreprise : « Mais qu’est-ce que vous avez fait à notre Luc pour qu’il soit devenu souriant ? » « Je dis toujours qu’on s’est trouvé. Luc est atypique en tant que carrossier et nous-mêmes sommes un peu atypiques dans le métier. » Elle se destinait à l’enseignement. Son mari était mécanicien avion. « Il fallait que Luc trouve des gens comme nous et nous, il fallait qu’on trouve quelqu’un comme lui. […] Par exemple, quand on a connu des difficultés financières, il est venu nous voir pour nous proposer de baisser son salaire pendant six mois. » « Depuis le début, je me doutais qu’il était autiste », glisse Isabelle Quero. Lorsque Luc lui a confié que son psychiatre lui conseillait de passer les tests pour le diagnostic du syndrome d’Asperger, elle l’a ainsi encouragé à le faire. Bien consciente qu’il soit nécessaire de poser des limites avec ses employés, elle ajoute : « on ne peut pas laisser quelqu’un se dépatouiller tout seul dans des choses compliquées, alors qu’on le côtoie au quotidien. Et puis il y a aussi un intérêt pour nous car, s’il sombre, on perd notre super spécialiste carrossier ! ». Cela ne fait que quinze jours que Luc sait qu’il est atteint du syndrome d’Asperger. C’est tout récent « mais je pense que le fait de nommer sa différence devrait apaiser les choses, à défaut de tout résoudre ». Isabelle tient à préciser que Luc est aussi très cultivé, qu’il lit beaucoup et va au musée. Il écrit aussi et « parce qu’une relation s’est installée entre nous et avec la secrétaire, il nous fait lire ses textes ». Des textes qu’il devrait essayer de publier, selon elle. A la question « avez-vous un message à faire passer aux employeurs sur la question du handicap ? », elle répond sans hésiter : « c’est sûr qu’on n’est pas là pour faire du social mais quand on a en face de soi quelqu’un qui en veut, qui est motivé, il faut faire un essai ! […] Tout le monde a droit à sa chance ! ».« Il faut que la société entende les invisibles »
C’est en octobre 2012 que Luc a une révélation. Il assiste alors à la conférence “Si on laissait parler les autistes”, co-animée par l’association Comme c’est curieux et La compagnie des Ted, dans le cadre du mois de l’accessibilité organisé par la Ville de Grenoble. Un témoignage fait écho à son histoire. Pour la première fois de toute son existence, « il éclate en sanglot ». C’est le début du questionnement qui le mènera jusqu’au diagnostic. Les semaines d’information sur la santé mentale revêtent d’ailleurs une grande importance à ses yeux. « Beaucoup de personnes handicapées en veulent aux médias qui s’informent mal sur le handicap » confie-t-il. « Les personnes concernées se sentent discréditées. Il faut que les médias rencontrent plus longuement les associations pour mieux les connaître, pour apprécier leurs actions et leurs difficultés […] Quel que soit le handicap, il y a toujours une réponse, une solution. » Selon lui, personnes handicapées et valides sont séparées par un mur. « On est de la même espèce mais il faut se donner le temps de se comprendre. C’est tout un cheminement pour entrer dans le monde du handicap. Plus d’humilité est nécessaire. » Véronique MagninQu’est-ce que le syndrome d’Asperger ?
Rangé dans la catégorie des “troubles du spectre autistique”, le syndrome d’Asperger se traduit par d’importantes difficultés dans les relations sociales et des comportements répétés. Explications. C’est le psychiatre autrichien Hans Asperger qui caractérise en 1944 cette pathologie comportementale empreinte d’une déficience marquée dans les interactions sociales et la communication. L’Autriche faisant alors partie de l’Allemagne nazie en guerre, ses travaux restent lettre morte. Ce n’est que bien des années plus tard, en 1981, qu’une pédopsychiatre anglaise, Lorna Wing, consulte ses écrits et propose une définition du syndrome d’Asperger. Celle-ci gagne progressivement l’assentiment de ses collègues internationaux : en 1994, le syndrome d’Asperger est officiellement accepté par la communauté scientifique et rangé dans le spectre de l’autisme. Les atteintes peuvent être plus ou moins sévères selon les personnes. Parmi les principaux signes que l’on peut retrouver à des degrés divers, on peut citer : des difficultés dans l’interaction sociale et la communication avec les autres, une certaine incompréhension des jeux de mots ou de l’ironie, une façon de parler manquant un peu de naturel, des expressions du visage absentes, un attachement excessif à certains objets, une fixation sur un sujet, des obsessions et des répétitions, la réalisation de rituels, une naïveté sociale qui en fait des victime parfaites – puisque toujours honnêtes et incapables de saisir l’intention des congénères – mais aussi une mémoire exceptionnelle, voire encyclopédique, surtout pour les faits et les détails. Le syndrome d’Asperger toucherait en France environ 400 000 personnes. La plupart ne sont pas diagnostiquées et beaucoup sont sans emploi ou ont un poste très en-deçà de leurs aptitudes.