Risque auto­ri­taire “pas à Moscou mais à Kiev”

Risque auto­ri­taire “pas à Moscou mais à Kiev”

ENTRETIEN – Le rat­ta­che­ment de la Crimée à la Russie menace-t-il l’Europe ? A en croire Jean-Marc Huissoud, direc­teur du Centre d’études en géo­po­li­tique et gou­ver­nance, la Russie pour­rait contri­buer à désta­bi­li­ser l’équilibre mon­dial. Pour le coor­ga­ni­sa­teur du Festival de géo­po­li­tique, qui se tien­dra du 3 au 6 avril à Grenoble école de mana­ge­ment sur le thème de l’Eurasie, la crise ukrai­nienne vient grip­per le rêve pou­ti­nien d’une Union eur­asienne dont la Russie serait le leader. 

LAffiche du sixième festival de géopolitique de Grenoble Ecole de Management GEM 2014 Eurasie l'avenir de l'europe ? du 3 au 6 avril 2014’Eurasie est au centre du 6e fes­ti­val de géo­po­li­tique de Grenoble école de mana­ge­ment. Qu’appelle-t-on Eurasie ? Est-ce seule­ment un espace géographique ?
L’Eurasie est l’espace au nord de l’Himalaya, du Pamir et du Causase, qui va du Pacifique à l’Atlantique et qui cor­res­pond en gros à l’ancien Empire sovié­tique, plus l’Europe. C’est un ensemble géo­gra­phi­que­ment uni­fié qui cor­res­pond à peu près au monde chré­tien, même s’il n’y a pas que des Chrétiens dans cet espace-là. 
C’est un espace qui a été inter­pé­né­tré tout au long de son his­toire par des peuples, enva­his­seurs venus de l’Est, du Nord… On est dans un ensemble humain, géo­gra­phique, à la fois remar­qua­ble­ment diver­si­fié mais avec des habi­tudes de rela­tions rela­ti­ve­ment homo­gènes et, en même temps, dans un espace frac­turé où se heurtent des logiques reli­gieuses, civi­li­sa­tion­nelles… L’Eurasie n’est pas, contrai­re­ment à ce que l’on pense, la simple adjonc­tion de l’Europe et de l’Asie. 
Avec la crise ukrai­nienne, il y a une volonté poli­tique incar­née par Vladimir Poutine de recons­truire cet empire sovié­tique, voire de l’élargir ?
L’élargir, peut-être pas. Redonner à la Russie la place pri­mor­diale qu’elle avait dans le monde et prendre, en quelque sorte, une revanche après ce qu’elle a res­senti comme une humi­lia­tion en 1991, très certainement. 
L’Eurasie existe en tant que concept de la géos­tra­té­gie russe depuis le 18e siècle. Cette idée d’un grand empire euro­péen en Asie que serait la Russie est une constante de la pen­sée géo­po­li­tique russe, qui ren­contre une autre ver­sion qui va dans l’autre sens mais qui recouvre le même espace : l’Europe de l’Atlantique à l’Oural du géné­ral de Gaulle. Ce sont deux visions de construc­tion de cet espace qui se ren­contrent et se confrontent, y com­pris concer­nant la ques­tion de la Crimée.
On retombe tou­jours dans cette oppo­si­tion Est-Ouest… La Russie d’un côté, l’Europe et plus encore les USA, de l’autre ?
Il y a de la conti­nuité dans la pen­sée géo-stra­té­gique. Aujourd’hui encore, Washington pense la Russie dans le cadre de la guerre froide, celui d’un pays qu’il faut conte­nir parce qu’il a ten­dance à déborder. 
Co-fondateur festival de géopolitique de GEM

Jean-Marc Huissoud, direc­teur du centre d’é­tudes en géo­po­li­tique et gou­ver­nance à GEM. © Patricia Cerinsek – pla​ce​gre​net​.fr

Il y a une crainte de revoir la Russie vou­loir jouer un rôle de tout pre­mier plan sur la scène inter­na­tio­nale qui est dans la conti­nuité des stra­té­gies de guerre froide. On a donc l’impression que les choses n’ont pas tant changé que ça.
C’est en par­tie une illu­sion, une inca­pa­cité des cercles stra­té­giques de pen­ser dif­fé­rem­ment leurs rela­tions à la Russie. C’est d’ailleurs vrai aussi des Russes qui entre­tiennent des modes de repré­sen­ta­tion de leur rôle sur la scène inter­na­tio­nale qui, pour cer­tains, ont plus de deux siècles.
On invoque des réflexes de guerre froide parce que c’est un cadre connu. Or, il faut recons­truire notre ana­lyse en per­ma­nence, évi­ter d’avoir recours à des sché­mas pré-éta­blis, héri­tés et datés.
La crise ukrai­nienne peut-elle venir grip­per ce rêve eurasien ?
A mon avis oui. Il y a une vic­toire interne, immé­diate du régime russe dans la double démons­tra­tion qui vient d’être faite. Poutine recons­truit son espace qu’il consi­dère comme his­to­rique et c’est très por­teur auprès d’une opi­nion russe, assez natio­na­liste, qui reste très méfiante vis-à-vis de l’Occident.
Mais l’action de force en Ukraine risque de lui géné­rer une oppo­si­tion beau­coup plus sys­té­ma­tique, à la fois de la part des anciennes répu­bliques sovié­tiques, mais aussi des Européens, voire de la Chine. On ne peut pas uti­li­ser le recours à la force de manière répétée.
Vladimir Poutine vient de s’interdire toute réin­té­gra­tion de l’Ukraine dans l’espace de dépen­dance russe. Il ne faut pas oublier que le pro­jet ini­tial était de faire entrer l’Ukraine de nou­veau dans l’espace sovié­tique reconstitué.
Les locaux de Grenoble École de Management

Les locaux de Grenoble École de Management. DR

La Crimée repasse dans le giron russe et on peut y trou­ver une cer­taine légi­ti­mité, même si on peut cri­ti­quer la méthode. L’Ukraine est per­due dans un ave­nir proche, sous réserve que le gou­ver­ne­ment ukrai­nien ne fasse pas d’erreur stra­té­gique qui redonne une oppor­tu­nité à Moscou.
L’Ukraine a tou­jours opposé une cer­taine résistance…
L’Ukraine est la plus grande des anciennes Républiques sovié­tiques avec le Kazakhstan. C’est le gre­nier à blé de la Russie et un pays rela­ti­ve­ment riche même s’il a mal vécu la tran­si­tion et qu’aujourd’hui, il est plu­tôt en retard, par rap­port aux autres Républiques, dans son affir­ma­tion éco­no­mique et sociale. 
Et puis, la civi­li­sa­tion russe est née à Kiev, pas à Moscou. Il y a un rap­port émo­tion­nel très par­ti­cu­lier entre les Moscovites et les Kiéviens, un rap­port de proxi­mité, de jalou­sie, de com­pé­ti­tion. L’Ukraine a aussi subi cer­tains des pires aspects du sta­li­nisme, ce qui explique beau­coup l’exacerbation du sen­ti­ment natio­na­liste ukrainien.
L’Europe doit-elle sou­te­nir l’Ukraine ?
Oui, mais pas n’importe qui en Ukraine, et pas n’importe com­ment. Il est assez inquié­tant de voir qu’on est en train de dis­cu­ter avec un gou­ver­ne­ment qui n’a aucune légi­ti­mité. Qui n’a de légi­ti­mité que d’avoir fait bas­cu­ler un régime semi-auto­ri­taire mais qui n’est pas passé devant les urnes.
Il y a des gens très extrêmes dans la coa­li­tion au pou­voir à Kiev aujourd’hui, pas celle que les Européens sou­hai­taient sou­te­nir au départ mais qui leur a été impo­sée par Washington. On est en train de signer des accords avec un gou­ver­ne­ment qui n’a aucune légi­ti­mité poli­tique et qui pour­rait se ser­vir de l’agression russe pour enté­ri­ner son pou­voir. Le risque auto­ri­taire aujourd’hui n’est pas à Moscou, il est à Kiev.
Carte de la Crimée Ukraine et Russie festival de géopolitique de Grenoble

Carte de la Crimée.

Encore une fois, on a vu les dif­fi­cul­tés de l’Europe à par­ler d’une même voix…
L’Allemagne, la Pologne, la Hongrie ou la France n’ont pas du tout la même vision de la Russie. Il n’y a pas de consen­sus à Bruxelles ; il est donc ten­tant de se ral­lier au consen­sus de l’Otan plu­tôt qu’à un hypo­thé­tique consen­sus européen.
Si les Européens avaient été les seuls maîtres d’œuvre d’une construc­tion d’une rela­tion avec la Russie post-sovié­tique, les choses se seraient beau­coup mieux pas­sées dans l’ensemble.
Je pense que la pré­sence amé­ri­caine, notam­ment dans les révo­lu­tions en Géorgie et en Ukraine après la chute de l’Union sovié­tique, a été contre-pro­duc­tive parce qu’elle n’était pas res­pec­tueuse des accords de non-ingé­rence pas­sés avec les Soviétiques en 1986, au moment où Gorbatchev avait lancé la fin de la course aux arme­ments et la Perestroïka de l’Union soviétique.
Et puis, on ne com­prends pas non plus le rap­port des Russes à l’Europe. On s’imagine qu’ils n’attendent qu’une chose : deve­nir des Européens alors que ce n’est pas du tout le cas. Les Russes ne se conçoivent pas comme des Européens, pensent qu’on les méprise et qu’il y a tou­jours une arrière-pen­sée dans le dis­cours des Européens à leur égard.
Co-fondateur festival de géopolitique de GEM

Co-fon­da­teur fes­ti­val de géo­po­li­tique de GEM

L’Europe doit-elle craindre la Russie ?
La Russie a une volonté de se réaf­fir­mer mais elle n’a pas les outils de la puis­sance totale qu’avait l’Union sovié­tique. Dans sa diplo­ma­tie, elle cherche à ache­ter des alliances. On l’a vu avec l’Ukraine : 15 mil­liards de dol­lars et, en échange, vous ren­trez dans l’union eur­asia­tique. Même chose dans les Pays baltes avec des stra­té­gies de prise de contrôle de l’autonomie politique.
La Russie n’est pas une menace abso­lue. Par contre, c’est un élé­ment désta­bi­li­sa­teur. Elle a l’intention de remettre en cause l’équilibre issu de la post-guerre froide pour retrou­ver ce qu’elle estime être son sta­tut inter­na­tio­nal et la dignité qui lui est due. Étant per­tur­ba­trice, elle peut être struc­tu­rante. Elle va peut-être for­cer les Européens à avoir une atti­tude claire sur leurs rela­tions à leurs fron­tières à l’Est et leur pro­jet à long terme avec la Russie. 
La col­la­bo­ra­tion avec elle est inévi­table, mais il va fal­loir trou­ver un modus vivendi. Faire en sorte que Berlin arrête de faire les yeux doux à Moscou au nom du patro­nat alle­mand, pen­dant que Paris s’inquiète et que la Pologne fait remar­quer que les autres n’y com­prennent rien. 
Propos recueillis par Patricia Cerinsek

Patricia Cerinsek

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