ENQUÊTE – Les nano-médicaments vont-ils révolutionner la médecine ? Permettront-ils demain de mieux guérir les maladies dégénératives, de mieux dépister et soigner les cancers ? A l’heure où la recherche grenobloise espère passer le cap des essais pré-cliniques, la nano-médecine cristallise de nombreux espoirs. Et notamment ceux d’une Europe qui ambitionne de détrôner les États-Unis de leur place de leader.
Mieux diagnostiquer les cancers du foie, grâce à un agent de contraste invisible à l’œil nu. Guider la main du chirurgien au plus près des tissus malades, grâce à un traceur fluorescent ciblant les cellules tumorales couplé à un système d’imagerie. Mieux cibler les tumeurs grâce à des anticorps monoclonaux et des micro-gouttes d’huile… Bienvenue dans le nano-monde.
Un monde microscopique où le nanomètre règne en maître, avec des sujets d’étude 100 000 fois plus petits que le diamètre d’un cheveu. Son échelle, c’est le milliardième de mètre, l’infiniment petit pour le commun des mortels.
C’est ce monde qu’explorent, à Grenoble, des centaines de scientifiques et industriels, faisant de la métropole l’un des deux plus gros pôles de nano-médecine en France et l’un des acteurs majeurs de la recherche en Europe.
Les enjeux sont de taille, sanitaires mais aussi économiques. Le marché mondial du nano-médicament devrait en effet représenter plus de 130 milliards de dollars en 2016. Un secteur stratégique et pour le moins convoité, dans lequel les Américains ont été les premiers à investir.
L’industrie pharmaceutique trop frileuse ?
« L’Europe a une recherche à la pointe, très concurrentielle, même plus qu’aux États-Unis », relève Patrick Boisseau, responsable du programme nano-médecine au CEA-Leti. C’est après que ça se gâte. Alors que les start up poussent comme des champignons outre-Atlantique, l’Europe peine à passer la vitesse supérieure.
Certes, 500 très petites, petites et moyennes entreprises sont dans la course et un millier de groupes de recherche académique sur les rangs. Mais de l’innovation à la commercialisation et à l’industrialisation de ces nouveaux produits, il y a un pas qui a du mal à être franchi.
Passer les barrages des essais pré-cliniques puis cliniques et franchir l’écueil de leur financement est encore une course de longue haleine sur le vieux continent. Car les entreprises peinent à convaincre les grands groupes industriels de mettre la main à la poche. Les géants pharmaceutiques seraient-ils plus frileux qu’outre-Atlantique ?
“L’Europe a entre 5 et 7 ans de retard”
Cette année, quatre gros contrats ont été signés aux États-Unis, entre des start up et les plus grosses entreprises du médicament, pour un montant de plus d’un milliard de dollars. Même suprématie américaine sur le marché mondial du nano-médicament, où les produits estampillés made in USA tiennent le haut du pavé. Le nano-médicament le plus connu, qui est aussi le plus ancien, reste à ce jour l’anticancéreux Caelyx ®. Le plus récent ? L’Abraxane ®, anti-cancéreux lui aussi, américain lui aussi…
« On a entre cinq et sept ans de retard par rapport aux États-Unis », résume Patrick Boisseau. Mais l’Europe entend bien se rattraper, et ce, grâce au soutien et aux finances de la Commission européenne. C’est en ce sens qu’a été mise en place, en 2005, la plateforme européenne de nano-médecine ETPN, présidée par le Grenoblois Patrick Boisseau et réunissant industriels, universitaires, cliniciens et Commission européenne, avec pour objectif de développer un secteur nano-médical rentable en Europe.
L’Europe, bientôt leader sur ce marché en plein développement ? L’objectif a été répété sans sourciller lors de l’assemblée générale de l’ETPN, le mardi 1er octobre dernier à Minatec-Grenoble.
Bruxelles veut y croire. Pour preuve, plus de 85 projets, représentant un total de plus de 400 millions d’euros, ont été financés par la Communauté européenne, au cours du dernier programme-cadre 2007 – 2013. Quant au projet Nanomed 2020, qui vise à identifier les concepts innovants en nano-médecine, il est financé à hauteur de 500 000 euros par l’Europe. A la clé, un Prix de la nano-médecine décerné ce 4 novembre 2013 à Vienne, en Autriche.
Des essais cliniques longs et très coûteux
L’objectif est donc bien d’accélérer l’innovation. Mais le but est aussi de rassurer les investisseurs, à l’heure où de nombreux produits se préparent à entrer dans une phase clé de leur développement, particulièrement longue et coûteuse : les essais cliniques.
La Banque publique d’investissement Bpifrance (ex-Oseo) a mis 9 millions d’euros sur la table, afin de financer le consortium NICE (Nano Innovation for Cancer), auquel le CEA est associé. Son objectif : lancer la première filière industrielle de nano-médecine en France.
Un coup de pouce qui est aussi un appel du pied à l’adresse des investisseurs privés. D’autant que BPI a également octroyé une subvention d’un million d’euros au CEA-Leti pour accélérer le développement pré-clinique de son système de diagnostic du cancer du foie.
49 nano-médicaments sur le marché
Actuellement, 49 médicaments sont commercialisés dans le monde et 102 sont en développement clinique. Tous n’arriveront pas au bout du processus. « C’est le début d’une vague, défend Patrick Boisseau. Il faut dix ans pour développer un médicament. »
Les nano-technologies appliquées à la santé constituent un formidable espoir pour les maladies cardio-vasculaires ou infectieuses. En chirurgie de reconstruction osseuse, elles font appel à des nano-matériaux comme les bio-polymères. En cancérologie, elles sont particulièrement douées pour cibler les tumeurs et “épargner” les tissus sains, permettant de limiter le surdosage médicamenteux et donc, derrière, les effets indésirables.
Une science très jeune
Les champs d’application de cette science encore toute jeune, à la croisée de la médecine, de la technologie, de la biochimie, de l’optique et de la biologie, donnent le tournis.
D’autant que certains vont déjà plus loin. La société parisienne Nanobiotix a notamment développé des nano-particules qui s’affranchissent de leur capacité de délivrance du médicament pour devenir, elles-même, solution thérapeutique. Comment ? En générant, sous l’effet de la radiothérapie, un effet physique à l’intérieur de la cellule pour en modifier le comportement.
Une toxicité encore difficile à évaluer
La nano-médecine, médecine du futur ? Les inquiétudes et les interrogations sont à la hauteur des espoirs et promesses qu’elle suscite. Dans un monde où les nano-particules ont la capacité de franchir les barrières biologiques, où la toxicité est particulièrement difficile à évaluer (*), où la réglementation, en Europe, aux Etats-Unis comme au Japon, considère le nano-médicament comme un médicament classique, sans cadre spécifique, le débat fait rage.
Brandissant le principe de précaution, les “anti-nano” réclament un moratoire qui couperait court à toute velléité d’hégémonie de l’Europe…
Alors, faut-il se méfier des nanos ? Faut-il craindre des risques de dérive ? « Face à un objet nouveau, il faut se poser des questions, admet Laurent Levy, PDG de Nanobiotix et vice-président de l’ETPN. Il est facile de dire c’est risqué. Ce qui compte, c’est le rapport bénéfice-risque pour le patient ».
Et la question dépasse la nano-médecine. On retrouve les nano-particules dans de nombreux biens de consommation et notamment les produits cosmétiques, comme les crèmes solaires.
Qui va payer ?
Plusieurs questions demeurent. Le nano-médicament, à quel prix ? En France, l’Assurance maladie aura-t-elle les reins suffisamment solides pour prendre en charge des traitements coûteux, à l’heure où le trou de la Sécurité sociale dépasse les 13 milliards d’euros ?
Comme tout médicament, le nano va devoir montrer patte blanche pour se voir attribuer une autorisation de mise sur le marché mais aussi pour être remboursé. « On ne va pas pouvoir soigner en augmentant les coûts, au vu des pressions effectuées quant aux remboursements, continue Laurent Levy. Il va falloir que le médicament apporte de vrais bénéfices pour la santé ».
Patricia Cerinsek
(*) Le comportement d’une nano-particule et ses effets indésirables diffèrent selon la nature de la nano-particule mais aussi sa taille, son degré de dégradabilité, de solubilité, la molécule qu’elle transporte et sa dose.
Dans un rapport publié fin 2008, l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail juge que, compte-tenu de sa jeunesse, la nano-toxicologie fournit des “résultats encore peu nombreux, disparates et parfois contradictoires. Il n’est cependant pas possible d’exclure à cette date l’existence d’effets néfastes pour l’homme et l’environnement.”
Nano-médecine : les avancées grenobloises La métropole grenobloise concentre une des plus grosses activités de recherche en Europe. Projets, programmes, collaborations et plate-formes boostent la recherche et l’innovation au CEA-Leti, à l’Institut Albert-Bonniot et à l’Université Joseph-Fourier (UJF). Alors, certes, Grenoble n’a pas (encore) donné naissance à des nano-médicaments commercialisés sur le marché mais, pour les plus avancés d’entre eux, on touche au but… Les Lipidots ®. En collaboration avec le CNRS, le CEA-Leti a développé depuis 2005 des nano-particules lipidiques capables de véhiculer des médicaments jusqu’à la tumeur à traiter. Ce ne sont pas des nano-médicaments à proprement parler mais des nano-vecteurs. Des micro-gouttelettes d’huile capables de traverser certaines barrières biologiques et qui font d’ores et déjà l’objet de plusieurs applications. Fluoptics. Depuis, celle-ci développe un système d’imagerie de fluorescence habilitée à être commercialisée en milieu clinique, en combinant les Lipidots ® à une autre technologie, le RAFT. RAFT. Fruit d’une collaboration entre l’UJF, l’Inserm et le CEA, le RAFT est une molécule chimique marquée par un fluorophore permettant de cibler les tumeurs et de les visualiser grâce à des caméras, afin de guider la main du chirurgien. LipImage 815 ®. En développement pré-clinique, le LipImage 815 ® développé par le CEA-Leti est un agent d’imagerie fluorescent qui s’appuie sur les Lipidots ®, en utilisant ces nano-particules lipidiques pour transporter une substance fluorescente jusqu’à des cellules ciblées. Actuellement en développement pré-clinique, il servira à diagnostiquer les stades précoces du cancer du foie. Bio ? Les nano-vecteurs de demain seront-ils biologiques ? C’est ce sur quoi travaillent les chercheurs du CEA aux côtés des biologistes de la Direction des sciences du vivant (DSV). Les travaux n’en sont qu’au stade de la recherche mais les premiers résultats obtenus chez la souris ouvrent des espoirs pour la thérapie tumorale et le diagnostic de cancer par imagerie optique. Quel impact ? L’institut Albert-Bonniot, en collaboration avec le CEA, planche sur l’impact des nano-particules sur le système immunitaire (phase pré-clinique). CellEnc. Peut-on encore parler de nano-particules ? Le projet développé par le CEA-Leti (en phase de développement) vise à encapsuler non plus des médicaments mais des cellules spécifiques du pancréas, appelées îlots de Langerhans, de la taille au-dessus du nano. Mais le principe rejoint celui de la nano-médecine : greffer ces cellules aux diabétiques de type 1, afin d’augmenter une sécrétion d’insuline insuffisante. L’idée est donc d’encapsuler les cellules du donneur pour que le système immunitaire du receveur ne les rejette pas. Autres… Des collaborations entre le CEA et le Cermav de Grenoble (centre de recherches sur les macromolécules végétales) pourraient, demain, permettre de développer de nouveaux nano-vecteurs. De son côté, une équipe de l’UJF combinant biologistes, chimistes et électroniciens travaille sur un projet de bio-pile implantée chez des mammifères, avec l’idée d’alimenter les pacemaker…Ainsi, la première génération de Lipidots ® fluorescents, utilisée pour la recherche pré-clinique, est entrée dans sa phase de négociation avec les industriels, en vue de sa commercialisation. La deuxième génération, utilisée en chimiothérapie, est en fin de phase pré-clinique. Quant à la troisième génération, utilisée pour les vaccins, elle se trouve au stade de la recherche. Il y a trois ans, ces travaux ont donné naissance à une start up :