Dans un courrier adressé à Emmanuel Macron et Olivier Véran, un aide à domicile en Isère accuse le monde politique de mépris et d'abandon.

Isolement : “une per­sonne atteinte de démence peut-elle conti­nuer à exis­ter cou­pée de ceux qu’elle aime ?”

Isolement : “une per­sonne atteinte de démence peut-elle conti­nuer à exis­ter cou­pée de ceux qu’elle aime ?”

TRIBUNE LIBRE – Hospitalisée après avoir contracté le coro­na­vi­rus et s’être frac­tu­rée le bas­sin, la grand-mère d’Adeline Facy, atteinte de démence, a été pla­cée en iso­le­ment durant dix-sept jours. Sa petite-fille nous adresse ce texte-témoi­gnage, afin de « sou­le­ver la ques­tion de l’i­so­le­ment des per­sonnes démentes, de l’im­pact de cet iso­le­ment sur leur santé phy­sique et morale, d’au­tant plus dur que le contact par télé­phone est rendu impos­sible de par leur inca­pa­cité à le gérer ».

Dans un courrier adressé à Emmanuel Macron et Olivier Véran, un aide à domicile en Isère accuse le monde politique de mépris et d'abandon.

Close up hands of hel­ping hands elderly home care. Mother and daugh­ter. Mental health and elderly care concept

Mémé,

Cela fait main­te­nant quelques années que tu oublies. Les mots s’envolent, les phrases s’effacent, les pré­noms se mélangent, le temps a dis­paru, les lieux se res­semblent ou te deviennent étrangers.

De ton oubli que tu mesu­rais il y encore quelque temps et que tu évo­quais pudi­que­ment à demi-mots, il ne reste pas grand-chose.

Tu ne t’es jamais plainte, tu as cou­ra­geu­se­ment affronté ta vie, et depuis bien long­temps je suis fière d’être ta petite-fille. Tu es deve­nue veuve aux pré­mices de ta retraite, tu as suivi les cours inter-âge de l’université où tu entre­te­nais ton ita­lien, appre­nais l’allemand et fai­sais de la pein­ture. Tu as pris soin de toi, de tes enfants et des autres. Et petit à petit tu as passé la main et ceux dont tu t’occupais sont ceux qui se sont mis à s’occuper de toi.

J’aime entrer dans ton appar­te­ment et sen­tir son odeur et mes sou­ve­nirs. J’aime sor­tir les jouets du coffre de la chambre du fond, que j’aimais tant et voir mes enfants jouer avec.

Il y a un mois, dans cet appar­te­ment, autour de ta table et d’une tisane, ton arrière petite-fille, toi et moi pre­nions ensemble un de ces fous rires qui nous font nous sen­tir vivants et heu­reux. Mémé, tu as beau­coup oublié mais tu n’as jamais oublié de rire, tu manies tou­jours avec brio le sens de l’autodérision et celui de la répartie.

Mémé, tu es drôle, tu es facile à vivre, tu te plains très peu et tu n’oublies jamais de sou­rire et de dire merci. Merci à tes enfants, à tes petits-enfants. Merci à la vie.

« Que reste-t-il quand on a presque tout oublié ? »

L’autre jour, tu es tom­bée. Tu as été hos­pi­ta­li­sée et tes­tée posi­tive au coro­na­vi­rus, ce nou­veau variant anglais.

Les deux pre­miers jours de ton hos­pi­ta­li­sa­tion, tu as pu rece­voir une visite puis ton état phy­sique ne se dégra­dant pas, tu as connu l’isolement. Dix-sept jours sans visite, sans télé­phone, sans visage fami­lier, sans voix apai­sante, avec du blanc, du blanc par­tout, des masques, des blouses. J’imagine ces dix-sept jours comme une tra­ver­sée dans un brouillard épais et sourd, un froid engour­dis­sant et angois­sant ten­tant d’avaler tout ce qui se trouve sur son passage.

Les soi­gnants ont télé­phoné chaque jour pour don­ner de tes nou­velles et je sais qu’ils ont fait leur pos­sible pour toi.

Mais que reste-t-il quand on a presque tout oublié ?

Pour Winnicott, « un bébé sans per­sonne ça n’existe pas ».

CHU Grenoble-Alpes © Tim Buisson – Place Gre’net

CHU Grenoble-Alpes © Tim Buisson – Place Gre’net

Une per­sonne atteinte de démence peut-elle conti­nuer à exis­ter cou­pée de ceux qu’elle aime ? Coupée de son envi­ron­ne­ment, des voix et odeurs fami­lières ? Coupée de toute proxi­mité phy­sique et affec­tive ? Coupée de ce lan­gage non ver­bal ras­su­rant, qui s’est len­te­ment sub­sti­tué aux mots et pen­sées évanescentes ?

Aujourd’hui, nous te retrou­vons et si le coro­na­vi­rus ne t’as pas tuée, l’isolement, lui, a man­qué sa cible de peu.

Je suis entrée dans ta chambre dimanche et j’ai vu ton regard vide, ailleurs, tes yeux mi-clos et ton visage inex­pres­sif. Tu as mis un cer­tain temps à sor­tir de cette tor­peur dans laquelle tu te lais­sais glis­ser, et me reconnaître.

C’est à ce moment-là que tu m’as com­mu­ni­qué ce vide, cet aban­don, cette tris­tesse. C’était abys­sal, les mots me manquent autant que toi pour décrire ce moment. C’était un moment sans parole, où les émo­tions dépassent de très loin notre pen­sée. Et me voilà, te ber­çant dans mes bras comme un bébé pour t’apaiser et m’apaiser, pour te cacher mon trouble et mes larmes. Des larmes de joie de te revoir et des larmes de tris­tesse d’effleurer en pen­sée ce que tu viens de traverser.

Et je repense qu’il y a trente ans c’est toi qui me ber­çais sur ton bal­con, un soir, devant les étoiles parce que j’avais peur du noir.

« Comment accom­pa­gner digne­ment les per­sonnes atteintes de démence ? »

Mémé, j’entrevois main­te­nant ce que tu ne diras pas mais que tu as res­senti durant ces dix-sept jours.

Tu as man­qué de sen­tir l’amour et la pré­sence de tes proches. De dis­cu­ter de tout et de rien. Tu m’as dit dimanche : « On est bien à dis­cu­ter toutes les deux ». Moi aussi, Mémé j’aime dis­cu­ter avec toi.

Tu racontes tel­le­ment bien ton enfance pen­dant la guerre, cette période qui a mar­qué ta vie et t’as donné la force de rela­ti­vi­ser. Tu évoques avec tolé­rance et humi­lité tout ce qui touche à la mater­nité. Et dimanche, quand je t’ai demandé pour­quoi tu avais pré­féré être ensei­gnante auprès des enfants han­di­ca­pés, tu m’as répondu que c’était à eux que tu avais le sen­ti­ment d’apporter le plus de bonheur.

Faut-il placer en isolement les personnes atteintes de démence en cas de Covid-19 ? © Tim Buisson – Place Gre’net

Faut-il pla­cer en iso­le­ment les per­sonnes atteintes de démence en cas de Covid-19 ? © Tim Buisson – Place Gre’net

À moi, à nous, à pré­sent, de nous deman­der com­ment accom­pa­gner digne­ment les per­sonnes atteintes de démences, en cette période de crise sani­taire inédite. Comment conci­lier des soins hos­pi­ta­liers sans rompre tota­le­ment avec un lien affec­tif primordial ?

Laissons-nous un bébé séparé de ses parents pen­dant plu­sieurs jours ? Peut-on humai­ne­ment aban­don­ner une per­sonne atteinte de démence, la cou­per tota­le­ment de son envi­ron­ne­ment affec­tif car elle est atteinte du coronavirus ?

Le coro­na­vi­rus tue mais le sen­ti­ment d’abandon aussi. Il n’existe pas, à ma connais­sance, de charte du patient atteint de démence hos­pi­ta­lisé. La situa­tion actuelle, la dignité de ceux qui nous ont éle­vés et aimés doit nous ame­ner à y réfléchir.

Adeline Facy

Rappel : Les tri­bunes publiées sur Place Gre’net ont pour voca­tion de nour­rir le débat et de contri­buer à un échange construc­tif entre citoyens d’opinions diverses. Les pro­pos tenus dans ce cadre ne reflètent en aucune mesure les opi­nions des jour­na­listes ou de la rédac­tion et n’engagent que leur auteur.

Vous sou­hai­tez nous sou­mettre une tri­bune ? Merci de prendre au préa­lable connais­sance de la charte les régis­sant.

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