TÉMOIGNAGE – Actuellement hébergé au Patio solidaire sur le campus de Saint-Martin-d’Hères, l’écrivain Grégoire Essono a demandé l’asile en France en mars. Il vient de publier un livre, Sur les routes africaines de l’eldorado européen, qui nous conduit de son Cameroun natal jusqu’en Italie. L’auteur y relate les raisons de son départ, son parcours, les tortures qu’il a subies en Libye et son sauvetage en mer par l’ONG Save the Children.
Nous rencontrons Grégoire Essono au Patio solidaire sur le campus de Saint-Martin-d’Hères, ouvert depuis plus de six mois à l’Université Grenoble-Alpes. Grégoire arrive, en short et t‑shirt jaune vif, deux exemplaires d’un livre à la main. Il s’agit de l’ouvrage qu’il a écrit : Sur les routes africaines de l’eldorado européen, sous-titré La Libye, une fournaise ardente pour immigrants.
Nous nous installons à une table, au milieu des animations. « Mon parcours est simple, commence-t-il. Je viens du Cameroun et plus précisément de Yaoundé, la capitale. Je suis chercheur en philosophie africaine ». Grégoire a décidé de quitter le Cameroun autant pour des raisons professionnelles que politiques.
« Il est impossible de continuer à faire de la recherche au Cameroun. Mon directeur de recherche m’imposait de chanter les louanges du RDPC [Rassemblement démocratique du peuple camerounais, parti au pouvoir depuis trente-six ans, ndlr] afin de pouvoir progresser académiquement. »
« Je ne voulais pas encourager le parti en place dans sa folie et sa fainéantise »
Lorsqu’il s’est inscrit en thèse de doctorat, Grégoire a compris qu’il n’avait aucun avenir au Cameroun. « Il n’y a pas de bourses pour la recherche. Les doctorants sont à la merci de leur université. Quand les apprentis-chercheurs se rendent compte qu’ils ne peuvent plus payer, on les pousse à enseigner dans les universités d’État. Je ne voulais pas encourager le parti en place dans sa folie et sa fainéantise. »
Grégoire nous décrit un pays plongé dans le chaos, avec de faibles perspectives d’emploi et une jeunesse sans espoir. L’opposition ? Pour Grégoire Essono, « elle n’existe pas ». « Il est impossible de contester la structure politique en place. Les opposants politiques sont traités durement, enfermés. Et si l’opposition prend le pouvoir par les urnes dans une mairie, l’État arrête de la financer. Même si, de temps à autre, pour donner l’illusion du pluralisme, il laisse une marionnette représenter l’opposition. »
Le Cameroun, une ancienne colonie aujourd’hui en proie à la guerre civile
Pour nous expliquer la situation au Cameroun, Grégoire nous donne un rapide cours d’histoire. D’abord colonie allemande, le pays fut conquis par les forces française et britannique en
1916. Après la défaite allemande, les deux alliés se sont partagé le territoire.
« Du côté français, le principe de l’administration directe primait. La population ne pouvait pas s’émanciper, l’assimilation s’appliquait. Dans le Cameroun anglophone, le principe de l’indirect rule a au contraire été posé : les autorités déjà en place restaient et on mettait le peuple sur la voie de l’émancipation. »
Une situation qui explique, selon Grégoire, qu’aujourd’hui les personnes aient davantage d’esprit critique et une posture de sécession, du côté anglophone. Car cette partie n’a bénéficié de rien. « En réalité, tout le territoire est concerné, mais cette partie anglophone s’en rend compte, précise-t-il. Le gouvernement a décidé de réprimer. Et c’est actuellement une guerre civile qui a lieu au Cameroun depuis deux ans. »
Grégoire a décidé de migrer au Tchad voisin, dans l’espoir d’y trouver asile et de continuer sa thèse de doctorat. Il pensait y trouver un pays plus stable, mais a vite déchanté. « Au Tchad, la situation était similaire. De plus, je ne recevais aucune réponse à ma demande d’asile. Je n’avais pas de solutions pour sortir de là. C’était la quadrature du cercle. »
Il y reste pendant un an, enseignant durant un semestre à HEC-Tchad et un trimestre au lycée George-Washington. « Il n’y avait pas de perspectives non plus au Tchad. Quand j’ai compris que c’était cette réalité dans toute l’Afrique, j’ai décidé de continuer ma route et d’aller en Libye ».
Il décide donc de quitter N’Djaména, la capitale du Tchad, pour une ville plus au nord et non loin de la Libye, Faya-Largeau. Mais pour franchir la frontière, il lui faut de l’argent : « Le passeur malien dont j’avais le contact réclamait 200 000 francs CFA [environ 300 euros, ndlr] pour nous amener jusqu’à Gatrone au sud de la Libye. J’ai fait des petits boulots pour réunir cette somme. Je creusais ou vidangeais des puits, ce genre de chose. Dès que j’ai réussi à réunir les 200 000 francs CFA, notre chauffeur est arrivé. »
« Le soir, ils arrivent, kalachnikovs à la main et prennent des filles de force »
Mais Grégoire devait passer inaperçu car si la police libyenne l’attrapait, elle allait le mettre en garde à vue et il devrait payer pour sortir. Prudent, le chauffeur n’a pas pris la route directe et a circulé surtout de nuit. « On a mis six jours pour atteindre le sud de la Libye. Dans le désert, on ne peut pas rouler en plein jour, sinon les pneus éclatent. »
Malgré cela, tout ne se passe pas comme espéré et ils tombent nez à nez sur des militaires. « Là, ils nous ont emmené dans un camp militaire. Nous étions plus d’une trentaine. Ils nous demandaient de l’argent pour nous libérer. Le soir, ils arrivaient, kalachnikovs à la main, prenaient des filles de force, les emmenaient à 10 ou 20 mètres de là et les violaient. Elles étaient traumatisées… Nous étions impuissants. » Après quelques jours, il réussit à s’échapper en abandonnant ses diplômes et effets personnels.
Il prend des convois pour rejoindre Tripoli, la capitale libyenne, mais se fait de nouveau attraper par
une milice. « On nous a mené dans un centre de détention de migrants. J’y suis resté un mois. Puis, sans prévenir, ils nous ont emmené dans des bus en nous disant qu’ils nous conduisaient à Tripoli pour nous rapatrier. C’était faux. Ils nous ont conduit à la prison de Sabha. »
Là-bas, les gardiens le rançonnent de nouveau et lui demandent 500 dinars (un peu plus de 300 euros) pour sortir. Ne les ayant pas, il doit donc purger une peine de prison. C’est là qu’il découvre le business autour des migrants. « La prison paie aux milices environ 200 dinars par tête. Pour sortir de prison, il faut payer 500 dinars. Ils se font un bénéfice de 300 dinars par prisonnier. »
La plupart, comme Grégoire, n’ont pas d’argent. Au nombre de 400 dans cette prison, ils doivent travailler comme esclaves pour de grands patrons libyens jusqu’à ce qu’ils arrivent à réunir les précieux dinars pour sortir de prison. « Le business prend une telle ampleur que des particuliers construisent leur propre prison. Ils kidnappent et arrêtent les migrants, tout en étant en connivence avec les centres de détention. »
Un ouvrage dédié à l’ONG Save the children
« Une fois sorti de la prison et après de multiples pérégrinations, j’arrive à Tripoli et je travaille dans les chantiers pour payer ma traversée de la Méditerranée. Je réunis cette somme, et le jour J, à minuit on part en pleine mer. À bord de l’embarcation, je suis boussolier. Mais vers 6 heures, le bateau s’arrête : bien évidemment, le matériel n’était pas adéquat et prenait l’eau. Le bateau commence à couler et les gens à paniquer. Soudain, un bateau de l’ONG Save the children arrive et nous sauve tous. Sans eux, nous serions morts comme des milliers d’autres en Méditerranée », affirme Grégoire non sans émotion. Son ouvrage est d’ailleurs dédié à l’ONG.
Le livre raconte le parcours de l’auteur en s’appuyant sur des éléments réels mais d’une manière romancée « pour qu’il soit accessible à toutes les catégories sociales et intellectuelles ». Il met ainsi en scène trois jeunes Africains qui quittent le Cameroun pour les raisons à la fois politiques, économiques et sociales.
« Ils nous forcent à nous allonger sur le sol et à regarder le soleil »
« On ne peut pas arrêter ce qui se passe en Libye, estime Grégoire. C’est devenu un tel business…» Écrire est devenu pour lui un moyen de parler des tortures qu’il a subies, le faire verbalement étant très difficile.
« Ils torturent pour te forcer à payer, pour que tu incites ta famille restée au pays à payer. Par exemple, ils nous obligent à nous allonger sur le sol et à regarder le soleil. Si un prisonnier ferme les yeux, une balle de kalachnikov le rappelle à l’ordre… Je connais Boniface, un compatriote qui a été kidnappé. Pour le torturer, ses ravisseurs lui ont mis un sachet plastique sur la tête et l’ont allumé. Certains en meurent. »
Grégoire Essono a effectué sa demande d’asile mi-mars en France. Il a été classé en procédure Dublin puisqu’il est d’abord entré en Italie. « On demande à l’Italie si elle peut me recevoir. J’attends encore… », conclut-il, fataliste.
Édouard Merlo