ENTRETIEN – A deux ans des élections européennes, la Commission européenne part en campagne. Alors que les crises successives fragilisent l’Europe, que les discours nationalistes gagnent du terrain, Bruxelles sonne le rappel des troupes. Le commissaire européen aux affaires économiques et financières, le Français Pierre Moscovici, à Grenoble ce vendredi 10 février, revient pour Place Gre’net sur le Brexit, le risque de délitement de l’Europe, la relance de la croissance et la lutte contre l’évasion fiscale et la fraude à la TVA.
Quelle est la raison de votre venue ce vendredi 10 février* à Grenoble ?
Je voulais me rendre dans l’un des cœurs battants de l’économie européenne. L’Isère est en effet un exemple de transition réussie vers l’économie de la connaissance et d’intégration harmonieuse à la mondialisation.
L’agglomération grenobloise est la 5ème agglomération la plus innovante au monde. C’est aussi un exemple de réussite européenne : l’Isère se situe à la frontière avec l’Italie et elle a su tirer parti de cette position pour développer ses échanges avec la Lombardie. Mais pas seulement : certaines entreprises grenobloise sont connectées avec l’Allemagne, avec l’Espagne.
L’Europe a aidé et continuera à aider le territoire isérois à se tourner vers l’avenir, en soutenant l’investissement dans certains domaines clefs. Plus de 3,2 milliards d’euros de fonds européens seront investis d’ici 2020. Au moment où le projet européen est critiqué, où certains veulent le retour aux frontières, où certains préfèrent les murs aux ponts, le dynamisme grenoblois nous montre que le repli sur soi n’est jamais la bonne solution.
M. Juncker définit cette Commission européenne comme la Commission de la « dernière chance »…
Nous assistons depuis plusieurs années à une montée des forces populistes, partout en Europe, et à un retour en force des discours nationalistes et protectionnistes. Avec les élections européennes en 2019, le risque d’un Parlement européen dominé par ceux qui veulent la fin de l’Europe est réel. Et une Europe dominée par les europhobes, c’est la paralysie et le début du délitement de l’Union.
« Avec les élections européennes en 2019, le risque d’un Parlement européen
dominé par ceux qui veulent la fin de l’Europe est réel »
Voilà pourquoi le Président Juncker a parlé de cette Commission comme celle de la dernière chance : nous nous devons de renverser la tendance actuelle et convaincre les citoyens qu’il y a besoin d’Europe. Pour cela, il faut plus d’efficacité dans trois domaines : la protection – qui n’est pas le protectionnisme – que ce soit au niveau social ou de la sécurité, plus de démocratie et plus d’efficacité économique. Nous guérissons de la crise de 2008, la reprise est là, mais la croissance n’est pas assez forte et le chômage est encore trop élevé, particulièrement en France.
Après le Brexit, redoutez-vous la sortie de l’Europe d’autres pays de l’union ?
Non. Le résultat du référendum britannique a été un choc, une surprise que peu avaient vu venir. Mais je ne pense pas, et je ne souhaite pas, que ce scénario se reproduise. Les Britanniques ont toujours eu une relation spéciale avec le reste de l’UE, ils ont toujours eu, si j’ose dire, un pied dedans et un pied dehors… Ce n’est pas le cas des autres Etats-membres, dont les liens avec l’UE et leur sentiment d’appartenance à l’Union sont beaucoup plus profonds.
De plus, je pense que le coût économique et politique du Brexit découragera beaucoup de partis de s’engager dans la même voie. Et puis, il y a le monde qui nous entoure : un monde dominé par un Trump inquiétant, une Russie menaçante, une Chine puissante mais fragile. Dans ce monde-là, il y a besoin d’une Europe forte, d’une Europe unie. Faire le pari de l’isolement, du repli sur soi est un pari qui me semble extrêmement risqué.
Après avoir mis en place, entre 2008 et 2014, une politique d’austérité, le plan Juncker prévoit de relancer la croissance mais introduit aussi plus de flexibilité dans les règles. La France a ainsi obtenu deux années supplémentaires pour réduire son déficit à 3 %. En maniant la carotte et le bâton, la politique de l’Europe ne risque-t-elle pas de perdre en lisibilité ?
Croissance et sérieux budgétaire sont souvent opposés dans le débat public, mais je crois qu’il s’agit d’objectifs complémentaires. Les Etats dont la santé économique est aujourd’hui la meilleure en Europe ont su combiner les deux. Comprenons nous bien – je ne dis pas que l’austérité est sans effet sur la croissance, mais le laxisme budgétaire n’est pas sans risques non plus.
« Cette réduction du déficit est d’autant plus importante que nous entrons
dans une période d’incertitudes géopolitiques et économiques grandissantes
et qu’avoir une dette élevée, c’est une facteur de vulnérabilité »
Tout est une question de dosage et c’est la raison pour laquelle introduire un certain degré de flexibilité au sein de nos règles actuelles permet de gagner en efficacité au service de la croissance et de l’emploi. Les règles sont nécessairement politiquement car elles sont le contrat de confiance qui accompagne l’euro. Elles sont également efficaces car elles nous ont permis de passer d’un déficit moyen de plus de 6 % à un déficit moyen de 1,5 % en Europe. Cette réduction du déficit est d’autant plus importante que nous entrons dans une période d’incertitudes géopolitiques et économiques grandissantes et qu’avoir une dette élevée, c’est une facteur de vulnérabilité.
Quels sont les moyens mis en œuvre pour relancer la croissance ?
Il y a abord l’application intelligente de nos règles budgétaires – nous devons veiller à ce que les Etats se désendettent mais sans étouffer la croissance. Puis, il y a l’investissement et le plan Juncker, récemment doublé pour atteindre 500 milliards d’euros d’ici 2020. L’investissement est le talon d’Achille de l’économie européenne, et ce qui explique en partie le fait que la croissance ne soit pas suffisamment robuste actuellement. Le plan Juncker a donc été mis en place pour booster l’investissement, dans des secteurs d’avenir pour notre continent : le numérique, le développement durable… La France est d’ailleurs l’un des pays qui en bénéficie le plus, avec 14 milliards d’euros déjà investis.
Quels sont les moyens mis en œuvre pour lutter contre l’évasion fiscale, dont la Commission a fait une de ses priorités ?
L’évasion fiscale est un sujet sur lequel la Commission a plus avancé en deux ans qu’au cours des dix dernières années. Les scandales successifs, Luxleaks, Bahamas Leaks et autres Panama Papers nous ont permis de mettre la pression sur les Etats-membres pour avancer – car dans le domaine de la fiscalité, la règle, c’est l’unanimité. C’est un combat qui ne peut être gagné qu’au niveau européen et pour cela nous suivons un principe simple : les multinationales doivent payer leurs impôts là où elles font des bénéfices.
« Mon combat pour 2017, c’est la lutte contre la fraude à la TVA,
notamment la fraude “carrousel”, qui représente un manque à gagner
de 70 milliards d’euros pour les États membres »
Dans cette perspective, nous avons signé des accords avec le Lichtenstein, la Suisse, Andorre, Monaco, San Marin, pour qu’il n’y ait plus de secret bancaire en Europe ; nous avons généralisé l’échange automatique d’informations entre Etats membres ; et nous sommes maintenant en train d’établir une liste noire européenne des paradis fiscaux. En bref, nous avons lancé la révolution de la transparence !
Parallèlement, nous avons également lancé la révolution de la simplicité, avec l’ACCIS (assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés) et la réforme de la TVA sur le commerce en ligne. Mon combat pour 2017, c’est la lutte contre la fraude à la TVA, notamment la fraude « carrousel », qui représente un manque à gagner de 70 milliards d’euros pour les Etats membres. Dans le contexte économique que nous connaissons, alors que la pression fiscale sur les ménages est forte, tout euro de fraude est un euro de trop ! C’est aussi moins de services publics, moins d’investissement… C’est tout simplement insupportable.
Propos recueillis par Patricia Cerinsek
* Pierre Moscovici échangera avec les Grenoblois ce vendredi 10 février à 17 heures dans les locaux de GEM. Un « dialogue citoyen » construit sur le thème de « L’euro : frein ou moteur pour la croissance ou l’emploi ? » est ouvert au public sur inscription.