DÉCRYPTAGE – Manuel Valls inaugurait, ce jeudi 21 juillet, le tunnelier Federica qui creusera la galerie de reconnaissance du tunnel prévu pour relier Saint-Jean-de-Maurienne au Val de Suse, en Italie. Le projet de ligne ferroviaire Lyon – Turin reste très contesté des deux côtés de la frontière, notamment par la majorité écologiste de la ville de Grenoble qui s’est désengagée du projet. En cause, selon elle : des coûts à la dérive, peu de bénéfices au final pour l’agglomération grenobloise et une pertinence stratégique restant à démontrer.
« Nous nous retirons de ce protocole pour plusieurs raisons. Des prévisions de trafic qui sont désavouées par l’activité économique d’aujourd’hui, l’existence d’une ligne ferroviaire passant par le mont Cenis qui n’est utilisée qu’à 20 % de sa capacité et une dérive très inquiétante des coûts », explique Jacques Wiart, conseiller municipal délégué aux déplacements et à la logistique urbaine.
Et d’en ajouter une autre : « Si ce projet se réalisait, il assècherait les capacités d’investissement qui permettraient de moderniser les “lignes du quotidien” [notamment les lignes TER, ndlr] pour les habitants de Grenoble, les professionnels et les visiteurs de notre agglomération. »
Ainsi l’élu motive-t-il le désengagement de la Ville de Grenoble du projet de liaison ferroviaire Lyon – Turin, acté lors d’une délibération du conseil municipal du 18 avril 2016.
Un projet pharaonique lancé sur des perspectives devenues obsolètes
Le tunnel transfrontalier de 57 km que percera le tunnelier inauguré ce 21 juillet par Manuel Valls est au cœur d’une polémique qui n’en finit pas et qui cristallise l’opposition des écologistes. C’est, de fait, la première étape d’un chantier pharaonique lancé depuis maintenant plus de vingt-cinq ans sur des perspectives de croissance du fret voyageur et marchandises, à l’époque très fortes mais devenues obsolètes. En effet, les prévisions de trafic – en baisse depuis 1998 – ont depuis été largement désavouées. Quant aux coûts prévisionnels de construction, ils ont explosé jusqu’à atteindre, selon une publication de la Cour des comptes de 2012, la somme de 26 milliards d’euros.
Autant d’éléments suffisamment dissuasifs aux yeux de la Ville de Grenoble pour qu’elle ait décidé de se désengager du protocole d’intention du 19 mars 2002, lors du conseil municipal d’avril dernier.
Quid des enjeux ? Ce premier protocole, validé par le conseil municipal du 22 avril 2002, entraînait une participation financière iséroise tripartite au projet de ligne à grande vitesse (LGV) Lyon – Turin. Les élus écologistes de l’époque – dont certains font maintenant partie de la majorité municipale – ne s’étaient d’ailleurs pas opposés à cet engagement.
Réparti entre l’ex-Conseil général de l’Isère, la communauté d’agglomération (la Métropole n’existait pas encore) et la ville de Grenoble, l’investissement atteignait alors un montant de 53,4 millions d’euros.
Une somme revue le 19 mars 2007 par un nouveau protocole – du reste jamais examiné par le conseil municipal de Grenoble que présidait alors Michel Destot – où la contribution iséroise est passée à presque 130 millions d’euros. « Depuis, le coût total du projet a été multiplié par 2,5 pour atteindre entre 325 et 330 millions d’euros », s’inquiète Pierre Mériaux, conseiller municipal délégué à la montagne. Une augmentation considérable mais aussi un engagement “à l’aveugle” « car la clé de répartition entre les trois collectivités territoriales – notamment la contribution de la ville de Grenoble – n’a pas été clairement précisée », souligne Jacques Wiart.
“Lignes du quotidien” plutôt que Lyon – Turin
Au vu de l’envolée pharaonique des coûts et des autres investissements publics à assurer, la municipalité a donc fait son choix. « Les montants en jeu seraient insoutenables pour les finances municipales et nous ne pouvons attendre aucun bénéfice communal. Aussi est-il prudent et responsable de se retirer du protocole », déclare Jacques Wiart.
En contrepartie, l’équipe municipale réaffirme la nécessité de réaliser des investissements publics sur les lignes du quotidien. « Là où nous avons besoin d’investissements, c’est notamment sur les lignes Lyon-Grenoble, la ligne vers Gap, l’amélioration des dessertes vers Annecy et Genève… », précise quant à lui Pierre Mériaux.
L’élu n’en démord pas, l’argent public pourrait être utilisé plus efficacement.
« Pour le prix d’un tiers du second tunnel qu’il est question de forer, on peut faire l’électrification de toutes les lignes qui sont concernées en Auvergne – Rhône-Alpes. Nous sommes bien pour la croissance du trafic ferroviaire, mais pas une croissance pour le principe. […] Nous sommes pour la croissance du trafic ferroviaire mais maintenant ! »
« Une tribune à charge contre Michel Destot »
Des arguments qui n’ont pas convaincu Marie-José Salat, conseillère municipale du groupe Rassemblement de gauche et de progrès présidé par Jérôme Safar. Si cette dernière dénonce, sans surprise, « un coup de com” » en forme de plaidoyer contre le projet Lyon – Turin, elle n’en décèle pas moins, en toile de fond, une tribune « à charge et caricaturale contre la majorité précédente et son maire Michel Destot ». Ce n’est d’ailleurs pas sans raison puisque la conseillère municipale a appartenu à l’ancienne majorité et que l’ex-maire est le rapporteur du projet de loi sur la ligne Lyon – Turin.
Le député de l’Isère n’a d’ailleurs pas tardé à réagir sur son site, se disant « consterné du choix de la ville de Grenoble ». Et de tacler : « Cette triste décision dénote une nouvelle fois la volonté de la municipalité d’accélérer l’isolement croissant et la perte d’attractivité de Grenoble », pourfend-il.
Autre son de cloche en faveur du projet : celui de l’Association pour le développement des transports en commun (ADTC) ne faisant pourtant pas partie des opposants farouches à la majorité écologiste de Grenoble.
« La priorité doit être donnée aux transports du quotidien. En se retirant de ce protocole, la ville de Grenoble va à l’encontre des besoins des usagers ! », proteste l’association. « Cette ligne [Lyon – Turin, ndlr] permettrait de “désaturer” la ligne Lyon-Grenoble et Chambéry, de renforcer les dessertes vers Grenoble, Chambéry, Annecy et les vallées alpines, de réduire les temps de parcours et de trouver une solution au développement du trafic périurbain autour de Lyon. »
Et l’association grenobloise de questionner. « Comment va-t-on améliorer les liaisons TER si on n’investit pas dans les liaisons TER ? La ligne Lyon-Grenoble est-elle destinée à rester toujours une ligne malade ? »
« Nos amis de l’ADTC se trompent quand ils pensent que nous abandonnons le Lyon – Grenoble. Il est tout simplement impossible de rénover les lignes de la région si nous faisons le Lyon – Turin », rétorque Pierre Mériaux.
« Votre projet porte en lui les germes de la décroissance »
Mireille d’Ornano, la présidente du groupe Front national, a quant à elle provoqué la surprise. Contrairement aux deux autres groupes d’opposition, le sien a voté pour la délibération. « Ce n’est pas souvent, mais pour une fois je suis d’accord avec vous M. le maire ! », a‑t-elle confessé devant une assistance amusée. Ce qui ne l’a pas empêchée de rappeler, s’en félicitant, « que ce n’est qu’à partir de 2012 que les élus écologistes de la Région en sont enfin venus à une vision plus réaliste du projet ».
Selon l’élue frontiste, sortir du projet Lyon – Turin « est une mesure de précaution élémentaire des finances publiques dont on ne peut que se réjouir ».
Pour Matthieu Chamussy, le président du groupe Les Républicains – UDI et Société civile, « [ce] projet porte en lui les germes de la décroissance parce que c’est un projet de renoncement, de repli, de recul et d’abandon. En réalité, vous [la municipalité, ndlr] n’êtes pas de gauche, vous êtes… à l’ouest ! », fustige l’élu.
Pas de quoi inquiéter la majorité soutenue par ses instances régionales, lesquelles se félicitent de la décision de retrait, la qualifiant « de décision de bon sens pour l’intérêt général ».
Joël Kermabon