REPORTAGE – Opération “coup de poing” au Carrefour Grand’Place d’Échirolles, ce samedi 23 avril. Les activistes de Nuit debout Grenoble ont partagé un pique-nique aux frais de la grande surface en plein milieu du magasin. Une action – digne d’une scène de film – contre la grande distribution, symbole, pour les manifestants, d’un système capitaliste néfaste à la société.
« Arrêtez de me prendre en photo, je ne suis pas une star ! », proteste le directeur de Carrefour Grand’Place Échirolles, en tournant la tête… Et de chercher en vain à faire cesser le chahut qui règne dans son grand magasin, depuis dix bonnes minutes. C’est sans compter sur la détermination du mouvement Nuit debout Grenoble, organisateur de la petite fête surprise. Les activistes, qui tiennent leurs quartiers à la MC2 depuis le 9 avril dernier, ont savamment tout orchestré.
Distribution de tracts par Nuit debout Grenoble à Carrefour Grand’Place Échirolles, samedi 23 avril 2016. © Séverine Cattiaux – Place Gre’net
Samedi 23 avril 2016, Carrefour Grand’Place d’Échirolles, à 18 heures tapantes, une quarantaine de manifestants de Nuit debout Grenoble se sont retrouvés en un claquement de doigts au rayon fruits et légumes.
En quelques minutes, deux tables de salon de jardin étaient dressées. Les manifestants de Nuit debout ont déchargé leur caddie sur les tables et disposé une panoplie de produits de marques connues : yaourts, chips, boissons, sandwichs, boîtes de gâteaux, etc. Des articles – fabriqués par « Nestlé et Monsanto », précise un manifestant – prélevés dans les différents rayons de l’hypermarché.
Le pique-nique sauvage peut démarrer. Les manifestants invitent les clients à venir le partager. Et tentent de les rassurer : « Nous sommes dans notre bon droit ! La loi autorise le consommateur à goûter avant d’acheter ! » Quelque peu étonnés, les clients de Carrefour qui viennent d’assister à ce grand déballage décident, pour les uns, de poursuivre leurs courses, pour les autres, de prendre une petite collation.
Reportage Joël Kermabon
Dénoncer la suprématie des multinationales
Outre le principe de se nourrir au nez et à la barbe de Carrefour en toute légalité, la visée de l’action de Nuit debout Grenoble est politique et hautement symbolique.
Pique-nique sauvage organisé par Nuit debout Grenoble au Carrefour Grand’Place d’Échirolles, samedi 23 avril 2016. © Séverine Cattiaux – Place Gre’net
Il s’agit pour les manifestants de dénoncer la suprématie des multinationales, en particulier de la grande distribution qui « prend en otages les consommateurs et engraisse les actionnaires au détriment des salariés et des petits producteurs », arguent les manifestants de Nuit debout Grenoble.
« Carrefour a détruit le petit commerce du quartier de La Villeneuve, commente l’une des participantes de Nuit debout Grenoble. Notre intervention, aujourd’hui, dans ce grand magasin est aussi une façon de nous rapprocher de la population des quartiers, qui n’a pas le choix, sinon de venir faire ses courses ici. »
« On nous carotte, carottons-les ! »
Le directeur de l’hypermarché et ses collaborateurs ont rapidement rejoint le stand de dégustation improvisé. Les vigiles, qui les ont précédés de peu, se contentent de cerner l’attroupement, sans hostilité. L’opération s’opère sans violence et sans heurts, du début à la fin. Les activistes se sont bien préparés.
Négociation de Nuit debout Grenoble avec le directeur de Carrefour Grand’Place Échirolles, samedi 23 avril 2016. © Séverine Cattiaux – Place Gre’net
David déclare au directeur du magasin : « Nous maîtrisons notre action et il n’y aura pas de vols. » Une prénommée Camille (différente de celle de notre vidéo) confirmera un peu plus tard, une fois sortie de Carrefour, que le groupe s’est dûment préparé en amont de l’événement : « Nous nous sommes donné des consignes, nous savions comment nous comporter. Par exemple, si un client montait le ton, on ne renchérissait pas. »
Du reste, côté clients, quasiment aucune protestation. Il y en a bien un ou deux qui houspillent les participants : « C’est du vol […] C’est déplorable ! Heureusement que mes enfants ne sont pas aussi mal élevés… » Mais, globalement, l’opération se passe dans la bonne humeur.
Un client de Carrefour semble dévorer tout ce qui se présente. « Ce monsieur m’a dit qu’il était affamé », confie Françoise, la soixantaine, militante à Nuit debout qui fait à présent partie du noyau dur du mouvement. Pendant que clients et manifestants picorent dans les paquets de biscuits en tout genre, les activistes distribuent leurs tracts et scandent, à deux ou trois reprises, le slogan : « On nous carotte, carottons-les ! », en brandissant… des carottes, forcément.
Dialogue de sourds, mais dialogue quand même…
Légèrement en retrait du banquet offert par Carrefour à ses dépens, le directeur de l’hypermarché entreprend d’obtenir des explications de la part des manifestants de Nuit debout sur les raisons de leur présence. Débute alors un dialogue de sourds, qui reste néanmoins cordial. « Ce n’est pas vous que nous visons personnellement, assurent les activistes, mais un système qui broie les petits producteurs, qui prend en otage les consommateurs, qui engraisse les actionnaires, et qui dénigre ses salariés. »
Ce à quoi répond le directeur : « Alors, vous vous êtes trompés d’enseigne ! Nous travaillons avec de l’humain, ici. Les caissières sont correctement payées. Je vous mets au défi de trouver un petit producteur qui ne soit pas content de travailler avec nous. » Dont acte.
© Séverine Cattiaux – Place Gre’net
Un peu plus loin, une autre manifestante tente de nouer le dialogue avec l’une des managers, qui observe le pique-nique d’un œil inquiet… « Savez-vous que Carrefour est le groupe le plus néfaste pour les écosystèmes, de par sa manière de fonctionner, selon un rapport récent du WWF qui vient de sortir ? », lui demande Camille, sans agressivité.
La manager ne réagit pas, et soutient qu’elle a choisi de travailler chez Carrefour parce que « c’est l’enseigne la plus humaine ».
Un mot qui revient décidément beaucoup dans la bouche des employés de Carrefour, en cette fin de journée. « Humaine, ce n’est pas exactement ce qu’elle est… LVMH, Bernard Arnault, qui sont, en autres, actionnaires de Carrefour, ont un profond mépris pour les gens », réplique d’une voix douce mais déterminée la militante.
Un employé de Carrefour, visiblement agacé par les explications des manifestants, rappelle au passage : « Nous sommes le deuxième employeur de France. » – « Oui, mais de quels types d’emplois parle-t-on et combien ont été détruits par ailleurs ? », dégaine-t-on dans l’autre camp. Dialogue de sourds donc, mais dialogue quand même…
Bouquet final : une intervention au micro
Les manifestants ont prévu une demi-heure d’action au total. Il ne faudrait pas abuser des bonnes choses. D’autant que les victuailles commencent à se tarir. Avant de partir, ils tiennent impérativement à intervenir au micro. Bon gré mal gré, le directeur et le personnel de Carrefour se plient aux desiderata des manifestants. « Mais je ne veux pas que vous vous en preniez à l’enseigne au micro. » Ce sera sa seule condition.
Négociation de Nuit debout Grenoble avec le directeur de Carrefour Grand’Place Échirolles, samedi 23 avril 2016. © Séverine Cattiaux – Place Gre’net
De mémoire de clients d’hypermarché, ce qui va suivre est rarissime dans l’histoire de la grande distribution. Plusieurs centaines de clients de Carrefour en auront été témoins.
Durant une minute environ, la voix de Rosalie, militante à Nuit debout Grenoble, résonne dans ce temple de la grande consommation. Pour dire quoi ? Qu”« il faut lutter contre la loi Travail (alias loi El Khomri) et la précarité généralisée qu’elle entraîne et qu’elle accroît » et pour appeler à la grève générale du 28 avril prochain. Rosalie commente un peu plus tard, tout sourire : « Je n’ai pas pu lire le texte que nous avions prévu, alors j’ai improvisé ! »
« C’est une opération réussie »
A la fin de son intervention au micro, les applaudissements fusent. La victoire est complète. Il reste à lever le camp. Les manifestants nettoient les tables empruntées à Carrefour et prennent en file indienne le chemin de la sortie de l’hypermarché.
Les manifestants à la fin de l’action. © Séverine Cattiaux
Ils passent, en levant les bras, les portiques anti-vol de l’hypermarché. Un vigile du magasin filme la joyeuse troupe qui nargue, avant de partir, avec un « Merci Carrefour ! On reviendra ! » l’ensemble du personnel de Carrefour et les forces de l’ordre arrivées en renfort.
Dans la rue, sur le chemin qui rejoint la MC2, un militant fait le point : « C’est une opération réussie. On a fait du bruit, on a tracté, on a échangé avec les gens, et on a diffusé notre message au micro. »
En bonus, Françoise a même glissé quelques tracts dans les livres que vend Carrefour, au rayon librairie… « Ils feront office de marque-page », s’amuse-t-elle.
Séverine Cattiaux et Joël Kermabon