Inévitable, indéfini et imprévisible, le bug fait partie de notre vie quotidienne. Dans certains imaginaires, il peut même prendre des proportions terrifiantes. D’aucuns savent pourtant le retourner à leur avantage. Le bug serait-il un outil créatif, sinon pédagogique ?
Quiconque a utilisé durant plus de quarante-huit heures un ordinateur, une console de jeux, un smartphone ou n’importe quelle technologie équivalente en a forcément fait l’expérience. Les habitués de ces machines, celles et ceux qui les pratiquent au quotidien, en ont même vu passer des centaines.
Et pourtant, à de rares exceptions près, ils seraient bien en peine de se rappeler précisément d’un seul. Voilà ce qui fait la nature du bug : il est en général aussi agaçant qu’anecdotique.
Apocalypse Bug
Le bug compte compte toutefois des stars parmi ses rangs, ou au moins une star : le bug de l’an 2000. Bien entendu, son aura décline à mesure que les années passent, mais rarement un bug aura autant fait parler de lui. En particulier un bug théorique qui, au final, s’est révélé aussi inoffensif que la chute de la station Mir sur Paris redoutée, en son temps, par Paco Rabanne.
Le bug de l’an 2000 reposait sur un postulat scientifique simple : les machines ayant été programmées avec une datation comptant les années en utilisant deux chiffres – sur le modèle : 76 pour désigner l’année 1976 –, le retour à un malencontreux « 00 » allait produire une réinitialisation de l’ensemble des systèmes, affolés à l’idée de retourner en l’an 1900.
Les plus optimistes tablaient sur quelques désagréments mineurs, mais d’aucuns n’hésitaient pas à promettre la fin du monde technologique. Un scénario à la Barjavel qui, comme le prouve le fait que vous lisiez ces lignes, n’a finalement pas eu lieu. Tout simplement parce que le problème, bien réel, fut suffisamment anticipé par les concepteurs pour que la catastrophe soit reportée à plus tard. L’an 3000, par exemple ?
Un changement de millénaire ne se fait jamais sans son lot de prophéties apocalyptiques, et celle du bug de l’an 2000 ne fut pas la seule. Mais celle-ci s’appuyait sur un argument technologique suffisamment crédible pour émouvoir une humanité en manque de sensations fortes depuis la chute du mur de Berlin.
2038, L’Odyssée du bug
On notera au passage la régularité des « grandes » prédictions de fins du monde. Après l’Armageddon ratée de 1984 – que les Wings chantaient déjà, non sans ironie, onze ans plus tôt – et le passage sans encombres en l’an 2000, la civilisation maya fut convoquée en 2012 pour prédire une grande destruction. Mais en réalité, des fins du monde plus « mineures » sont annoncées à peu près chaque année sans jamais se réaliser. L’apocalypse aussi a ses bugs.
Plus récemment, une nouvelle crainte technologique a fait son apparition : le « bug de l’an 2038 ». Encore une fois, celle-ci s’appuie sur des considérations exactes, et il convient de faire remarquer que ce bug n’est pas, encore, annoncé avec les mêmes teintes dramatiques que son comparse de l’an 2000.
Ainsi que l’explique fort bien l’encyclopédie en ligne Wikipedia, le bug de l’an 2038 « concerne potentiellement tous les systèmes d’exploitation et les programmes qui utilisent une représentation des dates en 32 bits ». On peut, sans grande inquiétude, penser qu’ils ne seront plus légion en 2038 à l’utiliser encore…
Plus insolite, c’est un bug “à rebours” qui vient d’être récemment découvert sur les iPhone et les iPad. Les régler sur la date du 1er janvier 1970 peut s’avérer tout bonnement fatal pour l’appareil. Si ce bug n’a pas encore de nom, il constitue une anomalie pour le moins surprenante, et un sérieux avertissement à qui voudrait s’essayer aux voyages temporels.
La bestiole
En dehors des rares exemples mentionnés plus haut, le bug est par définition un objet indéfini. Jusque dans le mot qui le désigne. Traduire le mot « bug » par « insecte », comme cela se fait parfois, rend mal compte de l’imprécision même du vocable. En effet, personne ne s’inquiète de savoir si le bug a six pattes – la marque de fabrique commune à tous les insectes. Le mot « bestiole » apparaît en réalité un terme bien plus idoine pour désigner le bug des Anglo-saxons.
Il convient de noter que le terme a été francisé sous la forme « bogue », dûment répertoriée par le Larousse. Pourtant, si des francisations de termes techniques anglais sont heureuses – le courriel ou l’émoticône en font partie –, celle-ci ne peut que laisser perplexe.
Certes, la bogue qui enveloppe les châtaignes ne manque pas de piquants, mais cela n’en fait pas une analogie heureuse. Le désir de franciser chaque mot anglais, aussi louable puisse-t-il être, peut également apparaître quelque peu puéril lorsqu’il se résume à une course aux homophonies.
La légende veut que le terme « bug » soit né au début du siècle, lorsqu’une bestiole dont la postérité n’a pas retenu l’espèce détraqua une machine en venant se nicher dans ses circuits. C’est l’informaticienne Grace Hopper qui aurait été la victime de cet animal indélicat et aurait ainsi inventé le terme.
Anecdote savoureuse mais totalement fausse : on retrouve le mot « bug » dans l’argot technique et mécanique dès les années 1870. Y compris sous la plume de Thomas Edison, mythique inventeur du phonographe et de la chaise électrique. Quant à Grace Hopper, dont le prénom et le nom forment en anglais le mot « sauterelle » (grasshopper), il eut été trop beau qu’elle fût la première découvreuse de la “bestiole”.
Les mauvais outils
Mais l’Histoire aime à se parer de légendes urbaines – ou modernes, par opposition aux légendes mythologiques classiques – qui ne prêtent guère à conséquence lorsqu’elles sont aussi inoffensives ou poétiques. D’autant que rien ne s’oppose à ce qu’une bestiole un peu trop curieuse puisse effectivement être à l’origine du premier emploi du terme « bug ».
Cependant, le mot « bug » est aujourd’hui employé à tort et à travers, désignant rarement ce qu’il est en réalité. Une panne informatique ne résulte pas nécessairement d’un bug, pas plus qu’une erreur 404 sur un navigateur Internet, ou une réinitialisation sauvage de son radio-réveil.
Les bugs à répétition de certains sites réputés pour leur instabilité sont avant tout des manifestations d’incompétence de la part de webmestres peu regardants. Et les nombreuses avanies du voyage d’Appollo 13 – pour ne pas citer le dramatique lancement de Challenger en 1986 – révèlent surtout les conditions précaires dans lesquelles la Nasa faisait travailler ses équipages. Le bug a bon dos, mais qui ne veut pas attirer les insectes ne devrait pas faire de trous dans sa moustiquaire…
Bug ou glitch ?
Est-ce la raison pour laquelle la communauté des joueurs de jeux vidéos préfère de plus en plus utiliser le terme de « glitch » plutôt que celui de bug ? Toujours est-il que, dans le domaine vidéoludique, le bug ou le glitch peuvent renouer avec la célébrité, sinon la dimension légendaire, que nous évoquions en préambule.
Dans les jeux vidéos comme dans tous les domaines, les bugs peuvent littéralement pourrir la vie de l’utilisateur. Un écran qui se bloque (ou « freeze ») au moment où vous êtes sur le point de terrasser le dernier « boss », un ennemi qui refuse obstinément de mourir malgré vos coups répétés, voire une chute dans le vide alors que les pieds de votre personnage sont tous les deux sur le plancher des vaches, et c’est toute votre partie qui peut être gâchée.
Que ceux qui ne sont pas habitués des jeux vidéos essayent d’imaginer ce que serait une partie d’échecs au cours de laquelle votre fou changerait subitement de couleur pour rejoindre les rangs de votre adversaire. Ou une partie de pétanque dans laquelle votre cochonnet se déplacerait tout seul de cinq centimètres à mesure que vous le visez. Vous pourrez vous représenter la frustration qu’un glitch peut produire sur l’état nerveux des joueurs.
Bugman
Les bugs se font néanmoins discrets dans les productions récentes. Ou, plus précisément, ils sont corrigés à travers des mises à jour automatiques, que cela soit sur PC ou sur console. Ainsi, certains éditeurs n’hésitent plus à sortir dans le commerce des jeux encore instables, quitte à produire des correctifs à la chaîne par la suite. Une manière d’investir le marché, parfois de couper l’herbe sous le pied de la concurrence, qui n’est pas toujours du goût des joueurs.
Fin 2015, le jeu Batman Arkham Night sur PC a ainsi beaucoup fait parler de lui, et pas en termes élogieux. Terriblement bugué et techniquement mal appréhendé, il a suscité l’ire ou l’hilarité des joueurs sur les forums et les plateformes commerciales dédiés aux jeux vidéos.
Quatre mois après sa sortie, et malgré de nombreux patchs, le jeu continue de déchaîner les passions et risque de souffrir longtemps d’une réputation désastreuse. Cela peut se comprendre : qui a envie de payer 50 euros un jeu qui n’est objectivement pas terminé ?
Kill Screen Level
Reste que certains bugs entrent dans l’Histoire. Le niveau 256 de Pac-Man en fait partie. Sur la borne d’arcade originale de ce jeu que l’on ne présente plus, le joueur émérite parvenant à dépasser le niveau 255 peut dire adieu à sa partie.
En passant au niveau supérieur, l’écran du jeu se scinde en deux, affichant une partie du labyrinthe sur sa gauche et une multitude de symboles sur sa droite.
Ce niveau est encore jouable, mais ne peut être franchi. D’où son terrible sobriquet de « Kill Screen ».
Ce genre de phénomènes n’étaient pas rares sur les jeux de cette époque, quand les machines qui les supportaient avaient des capacités limitées et devaient, d’une manière ou d’une autre, mettre fin aux avancées fulgurantes des joueurs surdoués.
Il faut en effet se rendre compte qu’atteindre le niveau 256 de Pac-Man n’est pas à la portée du premier venu. L’exploit demandera beaucoup d’adresse, et environ quatre heures de jeu.
Le niveau 256 de Pac-Man est devenu tellement “mythique” qu’il a même inspiré un jeu sur Android, Pac-Man 256, dans lequel le célèbre personnage rond, jaune et boulimique tente d’échapper… aux symboles du bug du niveau 256. Ou comment un glitch célèbre aura donné naissance à une nouvelle création vidéoludique.
Quand le speedrun s’empare du glitch
Dans le domaine du jeu vidéo, le bug ou le glitch peut également avantager le joueur. C’est le cas au sein de la discipline, encore méconnue, du « speedrun ». L’objectif d’un speedrun, comme son nom peut le laisser penser, est de terminer un jeu le plus rapidement possible.
Hélas aujourd’hui interrompue, l’excellente émission Speedgame aura été l’occasion durant des années de se familiariser avec le speedrun. Autant de vidéos toujours accessibles, et indispensables, à retrouver sur la chaîne YouTube du collectif Nesblog. À commencer par cette présentation très détaillée de ce qu’est le speedrun.
La discipline se divise en deux catégories. Celle où les conditions de jeu sont régulières, et celle nommée TAS (pour Tool Assisted Speedrun), dans laquelle le joueur s’aide d’outils qui peuvent lui permettre de manipuler les éléments aléatoires du jeu, d’user de sauvegardes non prévues par le programme initial, etc.
Ici, le glitch peut avoir son importance. Il n’est pas rare que des jeux permettent, bien malgré eux, aux joueurs de passer à travers un mur, d’éviter le combat avec un ennemi redoutable, ou même de terminer un niveau en deux temps trois mouvements à l’occasion d’une erreur ou d’un raccourci de programmation.
Le skill ultime
Mais déclencher certains de ces glitches peut requérir quelquefois une dextérité – ou du « skill » – toute particulière. Sur les consoles de salon des années 80 ou 90, les bugs les plus évidents étaient généralement corrigés avant que le jeu ne soit mis en circulation. C’est pourquoi trouver ces bugs “cachés” demandera beaucoup d’audace et de curiosité.
Sonic est réputé pour ses murs creux permettant au joueur habile d’être propulsé du bout d’un niveau à l’autre en quelques secondes. Encore faut-il trouver la bonne technique pour avoir recours à ce glitch, d’où son utilisation plus fréquente en TAS qu’en mode régulier.
En somme, trouver un bug, l’exploiter et travailler dessus de manière à gagner parfois quelques secondes sur le temps d’un jeu peut devenir une expérience vidéoludique à part entière. Une façon d’aborder le jeu autrement que comme un seul parcours narratif interactif, mais comme un artefact logiciel, à la fois logique mais chargé de paradoxes.
L’école du bug
On l’aura compris : gros ou petit, ponctuel ou envahissant, le bug est le compagnon inévitable de nos technologies modernes. Le grain de sable tant détesté, au sein de mécanismes tellement performants qu’ils nous ont fait oublier les vertus de la patience.
Mais un monde sans bug ne serait-il pas voué à devenir un monde sans aspérités, sinon sans altérité ? Lorsque les choses ne fonctionnent que comme nous le désirons, que peuvent-elles nous apporter de plus que ce que nous connaissons déjà ?
Et qui, parmi les informaticiens amateurs ou chevronnés, parmi les internautes du dimanche autant que les surfeurs à la pointe du Web, pourra nier avoir appris beaucoup de sa discipline à l’occasion, par exemple, d’une erreur à réparer de toute urgence ?
Dans le fond, peut-être est-ce bien à l’école du bug que l’on trouve, encore, les meilleures formations.