REPORTAGE – Le plus grand Resto du cœur de l’agglomération grenobloise, le centre de distribution de Chorier, organisait un repas de fête, ce mercredi 6 janvier 2016. Au menu de ce repas convivial offert par les bénévoles aux 90 convives en situation de précarité : accueil chaleureux, musique enjouée et ingrédients choisis. Rencontre.
« C’est pas beau ça ? » Les premiers arrivés au déjeuner festif du Resto du cœur Chorier sont surpris par l’ambiance qui règne dans la salle à l’occasion de ce repas dédié aux fêtes de fin d’année : nappes colorées, sodas et jus de fruits sur les tables, sans compter un duo de musiciens déguisés en lutins du Père Noël qui accordent leurs instruments.
Ils vont pouvoir apprécier « un moment privilégié » qui va changer leurs habitudes. En temps normal, ils sont une centaine à venir chaque jour saisir rapidement leur plateau et manger au plus vite afin de libérer la place aux suivants.
Aujourd’hui, environ 90 personnes ont été conviées. Elles vont avoir tout leur temps pour faire connaissance avec leurs voisins de table et déguster un repas de fête.
Des amuse-bouches pour commencer, puis du saumon accompagné d’une sauce aux crevettes et d’un riz pilaf, un assortiment de fromages et une bûche en dessert. Le tout accompagné des vœux de bonne année et de petites blagues des bénévoles.
Ces derniers sont là depuis le matin. Le cuisinier Benjamin, seul employé du centre, est même venu à 7 heures pour que tout soit prêt vers 11 h 30, lors de l’arrivée des premiers convives.
Il travaille au Resto du cœur depuis quatre mois. Sourire aux lèvres, le jeune homme confirme que l’ambiance ici est toujours agréable et familiale, même si certains jours sont plus stressants du point de vue de l’organisation.
Dès que leur table est remplie, les convives trinquent avec leurs verres remplis de sodas et de jus. « Cela fait un an que je viens ici », raconte Monique. « Avant, j’étais mariée. Mais j’ai eu un accident vasculaire cérébral et je me suis retrouvée seule. Aux Restos, j’ai trouvé des copains et des copines. Le plus important, c’est qu’il y a de la gentillesse et du respect. Et puis les bénévoles sont adorables ! »
A la fin du repas, la salle se transforme en une piste de danse improvisée. L’occasion pour les bénévoles et les personnes accueillies de partager un moment de détente rythmé par les deux musiciens.
Certains convives sont timides, d’autres jettent un regard suspicieux vers l’appareil photo : « Pas de photo de moi ! » Quelques-uns, au contraire, ont envie d’immortaliser le moment et se prennent au jeu.
Danielle Anne Lucie : « Je me suis retrouvée avec cinq enfants sans logement »
Son grand-père luxembourgeois et sa grande-mère biélorusse se sont rencontrés en Lorraine : tous deux ont été employés dans les mines de charbon. En 1939, pendant la guerre, les parents de Danielle Anne Lucie déménagent à Grenoble.
« J’ai commencé à travailler à l’âge de 12 ans. Pendant plus de vingt ans, j’ai travaillé à Biarritz en faisant des massages dans l’eau, de la thalasso. J’ai soigné des vedettes de cinéma et même le roi d’Arabie saoudite. Ensuite, dans les années 80, tout a été acheté par un émir du Koweït et les employés ont été licenciés. C’est ainsi que je me suis retrouvée avec mes cinq enfants sans travail et, très vite, sans logement. Mon mari étant décédé depuis longtemps, il fallait que j’élève mes enfants seule. Après avoir vécu dans quatre autres régions de France, on est retourné à Grenoble, la ville où j’ai grandi.
Depuis deux ans, j’habite dans les montagnes, à 55 kilomètres de Grenoble, pas très loin de Notre-Dame-de-la-Salette. Je viens souvent ici, soit en bus, soit en stop. À mon âge… En stop, ce trajet prend environ trois heures, parce que les gens ne s’arrêtent pas souvent. Vous savez, les habitants ne sont pas très gentils dans les montagnes. Les conditions de vie ? Ça fait un mois seulement que j’ai le chauffage chez moi dans ce logement provisoire que j’ai trouvé. Avant, je chauffais avec un poêle à pétrole.
Je ne veux pas demander d’aides pour avoir un autre logement. Je n’aime pas demander. Une de mes filles habite à côté de chez moi. Deux de mes autres enfants habitent à Grenoble et deux en Provence. Ils travaillent tous. Iils m’aident quand ils peuvent mais ce n’est pas évident pour eux non plus.
La première fois, c’était dur moralement de venir ici. Mais on est bien accueilli et puis on s’habitue. Vous vous rendez compte ! J’ai soigné des vedettes de cinéma et, aujourd’hui, je vais au Resto du cœur… »
Belhassen : « En Tunisie, je n’avais pas de travail »
Jeune Tunisien arrivé en France il y a huit mois, Belhassen habite à Grenoble depuis six mois. Il est parti de sa ville natale Monastir pour rejoindre d’abord Agrigento, en Sicile, puis l’Hexagone.
« Ce trajet dans un bateau clandestin en bois a duré trente heures. C’était difficile. En Tunisie, je n’avais pas de travail et on ne peut pas vivre là-bas sans travailler. En France, par contre, c’est possible car il y a beaucoup d’aides : on peut bien manger, je paie mon abonnement de transports seulement 2,5 euros par mois, j’ai la carte Sim solidaire, quand je vais chez le médecin je ne paie pas…
Pourquoi je ne suis pas resté en Italie ? Toutes ces aides n’existent pas là-bas. Aujourd’hui, je suis sans-papier, mais je peux quand même vivre ici, même sans travail. Mes plans ? Je veux trouver une femme en France, fonder une famille ».
Patricia et Kamel : « Nous nous sommes rencontrés au Resto du cœur »
Patricia et Kamel, en couple depuis deux mois, se sont rencontrés au Resto du cœur. Si pour le soir de Réveillon ils ont préféré rester au calme tous les deux, aujourd’hui ils sont venus à ce déjeuner pour se retrouver dans une ambiance familiale et festive. Dès les premières notes de musique, Patricia en profite pour danser. Souriante, vive, elle respire la joie de vivre malgré sa situation compliquée. Toiletteur canin, elle est en recherche d’emploi et vient aux Restos du cœur depuis quinze ans. Son ami, Kamel, éducateur spécialisé jusqu’en septembre dernier, vient, lui, depuis un an.
« Il y a aujourd’hui beaucoup de gens en situation de précarité, surtout des jeunes qui viennent voir les associations pour avoir des aides diverses », raconte Kamel qui connaît la situation « de l’autre côté de la barrière », comme il dit, pour avoir travaillé dans le domaine social en tant qu’éducateur spécialisé. « Souvent, ils ne le disent à personne parce que cela les gène. Moi, j’ai vu la situation des deux côtés : en tant que personne qui aide et en tant que personne qui reçoit de l’aide. Cela ne m’a donc pas dérangé de venir aux Restos du cœur la première fois. Avant, je suis allé dans d’autres associations comme Le Fournil, par exemple ».
Antoine : « J’ai dû quitter le Congo pour des raisons politiques »
Ancien journaliste de l’Agence congolaise de presse, Antoine a quitté le Congo pour rejoindre la France il y a deux ans et est aujourd’hui demandeur d’asile en France. « Faire le trajet pour venir ici n’était pas dangereux. Ce qui est dangereux, c’est de rester. J’ai dû quitter le Congo pour des raisons politiques. »
Ses amis qui habitent à Grenoble lui ont conseillé de venir dans la capitale des Alpes. Ses deux enfants habitent aujourd’hui en Angola : « Ils ne veulent pas venir en Europe. Ils me disent qu’ils sont très bien là où ils sont maintenant. »
Antoine fait actuellement les démarches nécessaires pour régulariser sa situation en France : « À 70 ans, il sera difficile de poursuivre ma carrière de grand reporter ici mais je ferais bien des piges ! »
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RESTOS DU CŒUR : UNE LOGISTIQUE DE L’ENTRAIDE BIEN RODÉE
Seize Restos du cœur existent aujourd’hui en Isère, dont six dans l’agglomération grenobloise. Le centre Chorier – le plus grand de l’Isère – ouvre ses portes à des personnes en situation de précarité depuis trente ans. Aujourd’hui, 104 personnes y sont inscrites en tant que bénévoles.
Ce centre distribue environ 8 tonnes de nourriture par semaine : une centaine de personnes par jour s’y rendent pour le repas du midi et environ 1400 à 1500 prennent chaque semaine des colis de nourriture et des produits d’hygiène de première nécessité donnés par des grandes enseignes.
« Ce sont des familles avec un revenu maximal de 600 euros en hiver et 300 euros en été qui peuvent bénéficier de cette distribution et composer chaque semaine leurs colis avec des produits dont le prix se calcule en “points”. A chaque famille est alloué un nombre de points à dépenser par semaine. Elles font leur sélection en fonction de leurs besoins », explique Gerald, bénévole des Restos du cœur depuis deux ans et demi, chargé de la logistique du centre et plus généralement de toute la partie informatique.
Trouver des partenariats n’est pas simple
Quand bien même les dons aux Restos du cœur permettent aux enseignes de récupérer 60 % de leur valeur en déduction d’impôts, Gérald raconte que trouver des partenariats n’est pas simple : « Certains magasins préfèrent jeter leurs invendus plutôt que donner. Peut-être cela est dû à la nécessité de les trier avant de les donner, ce qui engage un travail supplémentaire. Et puis les commerces font de plus en plus de promotions sur les produits dont la date de péremption est très proche. Après cette date-là, on ne peut pas les distribuer. »
La distribution des repas n’est pas la seule activité du centre Chorier. Le centre distribue également des “kits de grand froid” contenant sacs de couchage, tentes et autres éléments indispensables aux plus démunis qui dorment dans la rue l’hiver. Ils sont confectionnés à partir de produits offerts par la chaîne de magasins Décathlon. Quant aux jouets distribués aux enfants, ils proviennent du partenariat national avec King Jouet.
De l’apprentissage du français à la gestion d’un budget, en passant par l’obtention de micro-crédits ou le soutien à la recherche d’emploi et, plus récemment, la coiffure c’est un véritable panel d’aides toujours plus étoffé que proposent les Restos du cœur. Ceux-ci font d’ailleurs face à une demande croissante. La « grande cantine gratos » de Coluche a évolué et propose aujourd’hui plus que des repas, du lien social pour « les plus démunis ».
Yuliya Ruzhechka