Carnet de voyage dans le minuscule et l’étonnant, le dernier ouvrage de Jean-Pierre Chambon décline en plus de 200 micro-événements un fabuleux art de voir. Plaçant son recueil Tout venant sous le signe de la lumière, l’auteur a adapté à sa façon le haïku japonais. Résultat : une suite de vignettes, de tableaux, d’apparitions. C’est vif, saisissant, et, on s’en doute, plus que profond.
Autant le dire d’emblée, la poésie aujourd’hui m’ennuie la plupart du temps. Je la trouve souvent creuse, auto-centrée, pédante, inutilement obscure. Bref, manquant de sens commun. Il y a certes dans ce qu’on peut appeler la scène poétique des femmes et des hommes formidables, des secoueurs de cocotiers dignes d’éloge. Tout cela pour dire que mon cœur fait un bond quand il lui arrive de croiser un texte hors des sentiers battus de la vieillerie poétique contemporaine (comme aurait dit Arthur). C’est bien évidemment le cas avec ce petit et bel opus signé Jean-Pierre Chambon.
Petites leçons visuelles
Paru aux éditions Héros-Limite, basées à Genève, Tout venant respire d’emblée l’épure, le blanc.
Chaque texte, très bref, calé en haut de page laisse à l’esprit un espace où vagabonder, où méditer en silence la petite leçon qui vient de surgir. Fugace, éphémère, et pourtant persistant, chaque poème vibre de la même légère intensité. Le tout dans une sérénité qui passe d’abord par le premier coup d’œil du lecteur sur la page. Et la présence d’une forme de vide fait de la lecture une inspiration (prendre son souffle, prendre son temps) avant de plonger dans les méandres du sens.
Mystères du visible
Coup d’œil, regard, vision, aperçu… Il n’est question que de cela ou presque au fil de la promenade, et Tout venant est né, au fil des mois et sans doute des années, d’un art de voir cultivé dans les interstices du quotidien et de l’intime. C’est une leçon de lumière (comme il en existe de ténèbres), non pour célébrer béatement le réel, mais pour chercher le sens des choses ordinaires dans les mystères du visible. Car voir ne va pas de soi et il faut être poète, enfant ou errant pour s’entêter (sans forcément réussir) dans cette quête incertaine.
A trois heures du matin / poursuivant dans l’appartement endormi / la présence insaisissable / dont glisse le long des murs la cape d’ombre / une petite fille / avec une lampe de poche / cherche le secret du sommeil.
Beauté obscure
Pas de lumière sur nos vies sans la traversée d’une forêt obscure, sans l’opacité du réel qui parfois se dissout dans la pluie, la buée, le flou. Il existe un autre monde derrière ce monde-ci, il se cache dans la banalité répétitive, dans la cohue suburbaine, dans le vacillement des présences, dans les recoins dont seul l’œil aventureux sait débusquer la beauté obscure.
Pendant la réunion de travail / au dernier étage de la tour de verre / ou l’on épilogue à l’infini / à propos d’objectifs et de calendriers / m’est accordée soudain la joie secrète / de voir tournoyer une buse / dans le gris du ciel.
Lampe de poche
Tout venant se lit comme un carnet de déambulations, tenu par un voyageur à la fois aiguisé et rêveur. Un capteur de sens. Un regardeur fraternel. Le décor est souvent des plus ordinaires, voire tristement délabré : wagon, pont d’une voie express, station-service ou station de ski abandonnée appartement, escalier roulant, voiture…
Les lieux délaissés les recoins / oubliés les objets sans prestige.
Mais voir, c’est dériver de l’ordinaire, c’est saisir l’irruption d’une beauté inattendue ou d’une poésie née au cœur même du prosaïque. C’est arpenter les marges du visible, les yeux devenus lampe de poche.
L’art de la surprise
Pour finir, j’ai beaucoup aimé l’art de la surprise qui fait du poème une révélation, un éclaircissement. Travail de l’œil qui se promène à la surface des choses et en débusque, souvent avec humour, le petit éclat insolite. Ou malice du poète qui suspend le sens, se moquant un peu de nous qui voyons si mal, et en une pirouette nous en délivre le fin mot de l’histoire.
Le voici qui fond en larmes
le grand soleil rieur
que la petite fille
a dessiné du doigt
dans la buée
accumulée au carreau
de la cuisine
par la soupape haletante
de la cocotte-minute.
Danielle Maurel
Jean-Pierre Chambon vit et travaille à Grenoble. Il a publié une vingtaine d’ouvrages chez plusieurs éditeurs : Le Roi errant (Gallimard, 1996, prix Yvan Goll), Rimbaud, la tentation du soleil (Cadex, 1997), Nuée de corbeaux dans la bibliothèque (L’Amourier, 2007) ou encore Trois rois (Harpo &, 2009).