ÉPISODE 1 – « Cli-en-té-lis-me ». Le mal est ancien, dure et perdure. Mais au fait, de quoi parle-t-on ? Le clientélisme n’est que le premier étage de la fusée… Un peu plus haut, on trouve le lobbying, la corruption et les trafics d’influence. Puis, proche du sommet de la fusée, le système de corruption tel que celui mis en place par Alain Carignon à Grenoble, finalement condamné par la justice.
L’actualité politique est, depuis, constellée de faits tout aussi graves qui alimentent la crise de confiance du citoyen envers les politiques. Restons cependant au premier niveau. Cherchons à décrypter le clientélisme, monnaie courante dans la société française, mais pratique invisible.
A Grenoble, comment ça se passe depuis la fin de l’ère Carignon ? Pratique-t-on un peu, beaucoup, pas du tout… ? Quid de la précédente municipalité ? Et de la nouvelle équipe “verte, rouge et issue de la société civile” ? Si garde-fous il y a, seront-ils suffisants ? Allons voir du côté des élus grenoblois. Interrogeons les experts et autres intervenants éclairés. C’est parti !
Séverine Cattiaux
CLIENTÉLISME :
TOUJOURS CONDAMNÉ… SOUVENT PRATIQUÉ !
Au menu de ce premier épisode, des repères sociologiques, juridiques, historiques et contemporains sur le clientélisme, dont une étude européenne toute récente.
Mais aussi un focus sur Grenoble, avec un micro-trottoir réalisé en centre-ville par une belle après-midi d’été. Vous y découvrirez des habitants plutôt calés sur le sujet.
A découvrir également l’avis de l’ancien élu Jérôme Safar, sur le clientélisme. Sans oublier une brève apparition d’Eric Piolle, qui reviendra dans l’un de nos prochains épisodes, aux côtés d’autres élus…
Des “relations clientélaires” bien difficiles à démontrer
Le clientélisme fait moins la une des journaux que les conflits d’intérêts, la corruption ou les trafics d’influence. Moins “vilain” et moins grave, il n’en est pas moins problématique…
De quoi parle-t-on ? Comme le rappelle Pierre Tafani, chercheur au CNRS à la retraite et auteur des Clientèles politiques en France, « le clientélisme est une complicité entre électeurs et élus qui permet aux uns de bénéficier d’avantages en tout genre, et aux autres d’accorder leur autonomie de décision et leur emprise sur toute la société ».
Trop « fourre-tout » comme terme selon Cesare Mattina, chercheur en sociologie, basé à Marseille. L’auteur d’une thèse sur le sujet, qui prépare un nouveau livre, se méfie du mot clientélisme. Il lui préfère l’expression « relations clientélaires ». « Ce sont, à l’échelle micro, des relations interpersonnelles, des échanges de biens et de services contre des voix, et des soutiens politiques. »
Pour Jean-François Médard dans son article Clientélisme politique et corruption, « Le clientélisme ne se distingue pas de la corruption, il en est l’une des formes ». En d’autres termes, le clientélisme est davantage une forme de corruption, de type « échange social ». Ce qui n’exclut toutefois pas, une dimension économique dans cet échange social.
Délit de « corruption électorale »
Dans l’actualité, le clientélisme a parfois affaire avec la justice. En fait, il n’existe pas de délit de clientélisme en tant que tel, mais un délit nommé « corruption électorale » qui consiste à fausser par des dons et des promesses l’exercice du droit de suffrage. La sanction prévue ? Deux ans d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.
Mais pour condamner un élu, encore faut-il apporter les preuves que ce dernier a agi pour acheter des voix. C’est la tentative d’influencer le vote qui est condamnée, pas le résultat qui serait impossible à démontrer. Une tentative toutefois pas simple à prouver, sauf quand les élus usent de grosses ficelles, comme dans l’affaire Sylvie Andrieux.
L’élue de la 3e circonscription des Bouches-du-Rhône a ainsi été récemment condamnée, par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, à quatre ans de prison, dont trois avec sursis, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité.
Sa faute ? Avoir distribué à des fins électoralistes pas moins de 700 000 euros de subventions régionales à des associations fictives, entre 2005 et 2008, alors qu’elle était conseillère régionale.
Mais on comprend vite que ceux qui usent de clientélisme avec adresse n’ont pas trop de souci à se faire… Eric Alt, magistrat français et vice-président de l’association Anticor, précise : « le clientélisme se situe avant la corruption noire, dans cette zone de corruption grise admise par les élites dirigeantes, les oligarchies, mais réprouvée par le peuple et dont, juridiquement, on peut discuter… Sous certains angles et dans certaines circonstances, on peut la qualifier pénalement ».
Aux élections, on ressort « l’épouvantail »
Avez-vous remarqué que le terme de clientélisme ressort assez souvent dans les discours, comme un épouvantail, au moment des élections ? Les candidats accusent les anciens d’en avoir usé. Parce que, bien sûr, les nouveaux n’en feront jamais. C’est l’évidence même…
La pratique du clientélisme est non seulement ancienne, elle est très répandue et concerne tous les partis politiques, toutes les échelles du pouvoir. Élus et citoyens français – l’ensemble constituant une sorte de “binôme du clientélisme” – en sont particulièrement adeptes par rapport à d’autres cultures.
Mais tout de même, le mal touche d’autres pays et continents, en dehors de la France. Voilà ce que nous apprend, et bien d’autres choses encore, la lecture des ouvrages d’historiens sur le sujet du clientélisme. Car ce sont les historiens qui parlent le mieux du sujet, eux qui sont arrivés à le décortiquer, à en révéler les logiques, les méthodes et l’ampleur.
Quand le clientélisme de tous les jours, très difficile à prouver – pour cause de témoins discrets, d’absence de fuites de documents, etc. –, passe inaperçu, celui d’hier est foisonnant d’éléments…
Pour écrire son livre sorti en 2003, Pierre Tafani s’est appuyé sur une bibliographie abondante, des documents, revues, articles de presse mais aussi des témoignages recueillis en direct. Il consacre de copieux chapitres au clientélisme : en Corse, à Lille, à Nice… ou à Jacques Chirac. La preuve est faite qu’il n’y a ni échelon épargné, ni exclusivité régionale.
A l’échelle d’une commune, l’exemple de Marseille est révélateur. Le chercheur Cesare Mattina s’est plongé dans les archives des années 70 – 80 du Cabinet du maire de Marseille de l’époque.
Et il y a découvert du clientélisme à tire-larigot : « On comprend à la lecture de documents la justification du pourquoi et du comment. Comment on donne des emplois, des logements sociaux prioritairement aux amis du parti, aux employés de la mairie, à ceux qui sont dans les associations de comité de quartier, etc. » explique Cesare Mattina.
Avis aux citoyens, journalistes ou chercheurs qui ne sont pas allergiques à la poussière ! Pour obtenir l’autorisation de consulter les archives, une forte motivation et un projet qui tienne la route suffisent, à en croire Cesare Mattina.
Un rapport européen récent… accablant
L’Union européenne a rendu public, le 3 février 2014, son premier rapport anti-corruption. Et la France est loin de passer pour une blanche colombe. Le rapport pointe ainsi de nombreux manquements de la France en matière de corruption.
Les failles de la Ve République sont, en résumé :
- l’importance prise par les formes locales de corruption, entre clientélisme et criminalité organisée, aux proportions parfois inquiétantes ;
– le peu de volonté politique dans la lutte contre la corruption internationale ;
– l’insuffisante indépendance de la magistrature et, plus précisément, des procureurs ;
– les trop faibles contrôles dans le financement des partis politiques, encore révélés récemment dans l’affaire dite « Bygmalion ».
Et à Grenoble ?
Pour ce dossier, nous avons rencontré un certain nombre d’élus, à qui nous avons posé, en préambule, cette question : « Qu’est ce que pour vous : le clientélisme ? ». Tous savent, évidemment, de quoi il retourne et le définissent avec leurs mots et représentations…
Eric Piolle, maire de Grenoble, par exemple, distingue deux pratiques du clientélisme. Une pratique plus organisée entre gros bonnets, avec des intermédiaires. Et, de l’autre côté, le clientélisme du quotidien (celui qui nous intéresse).
« Au quotidien, les limites sont plus ténues : c’est rendre service à des gens qu’on connaît, ou à des gens qu’on ne connaît pas, mais dont on est touché par l’histoire. C’est montrer qu’on a du pouvoir et la capacité de déroger aux règles… »
La définition proposée par Jérôme Safar, ancien adjoint à l’économie à Grenoble et candidat malheureux aux dernières élections municipales de Grenoble, nous paraît également très explicite.
« C’est clairement quand vous rentrez dans une relation qui est : je vous obtiens un avantage et que, en retour, une relation s’établit. Ce sont des retours pour services rendus. Là, on entre dans le clientélisme, parfois individuel, parfois vis-à-vis de groupes, de communautés...
En 2014, que pensent les Grenoblois du clientélisme ? Il nous a semblé intéressant d’aller sonder les passants dans la rue et de filmer leurs réponses.
Tout d’abord, quelques questions sur la manière dont ils se positionnent par rapport au clientélisme… Qu’en savent-ils ? Sont-ils choqués ? Ont-ils “testé” ?
Réalisation : JK Production – Questions : Séverine Cattiaux
Nous leur avons ensuite demandé ce qu’ils pensaient de la pratique du clientélisme en politique… Pratique d’hier ou toujours en cours ? Que leur inspire la nouvelle équipe municipale à Grenoble ? Réponse en images.
Réalisation : JK Production – Questions : Séverine Cattiaux
La somme de tous les avis, commentaires, idées… livrés à chaud – le propre d’un micro-trottoir – donne un bon aperçu du caractère protéiforme du clientélisme. Reste que ce micro-trottoir, à visage ouvert qui plus est, n’éclaire bien sûr que partiellement un phénomène complexe et, par nature, invisible.
Affaire à suivre, donc… au prochain épisode !
Séverine Cattiaux
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