Danielle Bassez était l'invitée du Printemps du livre. © Martin Stahl

OMBRES ET LUMIÈRES DE DANIELLE BASSEZ

OMBRES ET LUMIÈRES DE DANIELLE BASSEZ

Avec Aucune chan­son n’est douce, Danielle Bassez pour­suit un tra­vail d’é­cri­ture exi­geant placé sous le signe de la fresque fami­liale. L’enfance y appa­raît ici comme une longue bles­sure, que le temps n’aura jamais refer­mée. Amoureuse de la Grèce, cet ancien pro­fes­seur de phi­lo­so­phie creuse dans ses textes une ligne sombre, un sillon qui pour­tant dévoile aussi ses traces lumineuses.

Danielle Bassez était l'invitée du Printemps du livre.

Danielle Bassez était, cette année, l’in­vi­tée du Printemps du livre.

Danielle Bassez ignore les fio­ri­tures et parle direc­te­ment. Loin du jeu lit­té­raire, elle le juge par­fois sévè­re­ment, sur­tout quand ses mani­fes­ta­tions s’ap­pa­rentent à des foires.
Professeur à la retraite mais pas en retrait, elle habite depuis fort long­temps à la Villeneuve de Grenoble. Les livres, la musique, on le com­prend vite, sont une essen­tielle com­pa­gnie dans une vie tour­née vers le savoir. Elle a ensei­gné la phi­lo­so­phie de nom­breuses années au lycée de Vizille, sans jamais cher­cher une muta­tion pour la grande ville. Traverser la cam­pagne et voir des vaches matin et soir, voilà qui comp­tait bien plus pour cette fausse urbaine née à Châteauroux, dans le Berry.
« Une sorte de transe »
Chez Danielle Bassez, l’é­cri­ture vient de loin et du plus pro­fond. Ainsi Tombeau, un pre­mier texte écrit juste après la mort de son père, publié en 1992, lui est-il venu « dans un état spé­cial, une sorte de transe, avec l’im­pres­sion d’être un médium et que mon père écri­vait à tra­vers moi ».
Comme dans toute œuvre, ce pre­mier opus donne le ton et la clé de l’é­cri­ture. Celle-ci sera mémo­rielle, auto­bio­gra­phique et de haute tenue, tra­ves­tis­sant plus ou moins sous les habits du récit une quête à la fois intime et par­lant à cha­cun. Le dia­logue – par-delà la mort – avec les êtres chers, les lan­ci­nantes bles­sures de la perte, les dou­leurs de l’en­fance, les traces durables de l’amour.
CouvertureTroisMEnologuesJacquesLacarriere

Danielle Bassez a rédigé les notes et fourni les pho­to­gra­phies de ce livre paru ce prin­temps chez Cheyne.

Ce tra­vail lit­té­raire de haute tenue a trouvé depuis ses débuts chez Cheyne édi­teur une mai­son à sa mesure. Jean-François Manier a en effet accueilli son pre­mier texte lors­qu’il a créé la col­lec­tion Grands fonds et, depuis, l’en­semble des textes ou presque y a pris place. Très atta­chée à l’a­ven­ture de cette mai­son ins­tal­lée dans l’Ardèche du nord, Danielle Bassez vient de signer les notes de Trois méné­logues, un recueil d’a­pho­rismes de Jacques Lacarrière paru ce printemps.
Le corps du texte
La grande affaire, dans tous les textes, c’est le corps : s’il n’est plus pos­sible de le tou­cher, alors que l’é­cri­ture en res­ti­tue la pré­sence, au plus près des gestes et de l’es­prit. Ainsi, brosse-t-elle un admi­rable por­trait de son père, lec­teur buis­son­nier, dans un texte plus tar­dif, Écrits dans les marges. De cet homme, employé des postes et amou­reux des livres, sa mémoire a épié l’al­lure et les habi­tudes, le corps tout entier engagé dans la lec­ture : l’homme lisait de tout et tout le temps, anno­tait les marges, glis­sait dans les livres ses notes de lec­ture, « des fétus qu’il planque entre les pages ». Monde des signes et du sens, dont la fer­veur lui a été transmise.
« Il s’at­taque à des livres abrupts, froids, étin­ce­lants, aux arêtes bien décou­pées, qui offrent des prises à l’in­tel­li­gence… » : on peut retour­ner le com­pli­ment aux textes de Danielle Bassez. J’aime par ailleurs à pen­ser que ce n’est pas tout à fait un hasard si ce texte tendre est paru dans une autre col­lec­tion du même édi­teur, comme pour en signa­ler la lumière par­ti­cu­lière et rare.

Dans la famille des marâtres

Mais le corps peut être aussi celui de l’en­ne­mie. Dès l’at­taque de Aucune chan­son n’est douce, voici la belle-mère, celle qui a pris la place de la mère morte, bou­le­versé l’en­fance, tyran­nisé corps et âme le nar­ra­teur. « Ce qui est apparu dans l’en­ca­dre­ment de la porte : une toute petite chose. Rétrécie. La tête sans cou, enfon­cée dans les épaules, envi­ron­née d’une mousse de che­veux gris, fri­sot­tés d’un reste de per­ma­nente. Les bras pen­dants au long de la blouse informe, du torse plat, d’une absence de hanches. Au long d’un corps tout d’une pièce. Raide. Un man­ne­quin. Et le visage figé. Et dans le visage, les yeux. Derrière les lunettes, les yeux, comme des huîtres mortes. »
septième texte de Danielle Bassez publié chez Cheyne éditeur

Aucune chan­son n’est douce est paru dans la col­lec­tion Grands fonds de Cheyne éditeur.

De retour sur les terres du passé, l’homme adulte contemple ainsi la belle-mère deve­nue cette vieille femme rata­ti­née qu’il visite par devoir. Dans la nom­breuse famille lit­té­raire des marâtres, celle de Danielle Bassez a une tona­lité à part. La pré­ci­sion presque sèche de l’é­cri­ture, la phrase courte qui se referme sur le mot juste. Faire rendre gorge à la mémoire pour cra­cher la vérité des émotions.
« Longtemps, on a cru à de la haine. C’était de la haine. Féroce. Une envie de vous anéan­tir, de vous enfon­cer dans le sol. De bou­cher l’en­droit de votre dis­pa­ri­tion en pesant de tout le poids de la haine pour vous empê­cher de resur­gir. On n’a­vait pas à être là. »
Le texte déplie avec minu­tie la tragi-comé­die des jours, le com­bat de la belle-mère pour faire plier le corps et l’es­prit de l’en­fant, « le met en ordre, le dis­ci­pline », mais aussi le silence du père qui laisse dire, laisse faire, « axe de la vie et traître par­fait ».

Chercher la voix

L’écriture de Danielle Bassez relève du tra­vail de la pierre. D’un bloc, et avec l’ou­til qui convient, il s’a­git peu à peu d’é­li­mi­ner de la matière, jus­qu’à atteindre le cœur néces­saire du texte. Le noyau dur. « Parfois, j’en­lève tel­le­ment qu’il ne reste rien ! » Elle dit avan­cer dans l’é­cri­ture au rythme d’une tor­tue. « Tant qu’une phrase n’est pas d’a­plomb, je ne passe pas à la sui­vante, et cela peut durer long­temps. »

Aux confins du roman et de poé­sie, cette écri­ture cherche obs­ti­né­ment sa voix. Pas éton­nant que, pour rendre compte de son amour absolu de la Grèce, l’au­teur évoque ses pre­miers pas sur ce sol mythique, et com­ment cette langue et sa musique l’ont sur le coup empor­tée. Comme un coup de foudre audi­tif. Et cette jus­tesse, cette quête du rythme à la vir­gule près, cette manière qu’ont les mots d’al­ler l’amble avec les émo­tions, elle éclate à tout moment. Surtout peut-être quand sur­git une trace de la mère tant aimée.
« Il a peur. Des éclairs, du bruit de la pluie sur la véranda, sur le para­pluie, et même des plumes, des duvets qui volent. Un souffle l’é­corche. En réa­lité, elle lui en veut d’a­voir été aimé. Elle en veut à celle qui l’a aimé, et, par cercles suc­ces­sifs, à ceux qui, de près ou de loin, ont aimé la belle femme, et l’aiment, lui, par rico­chets, parce qu’il lui res­semble, à ce qu’on dit. » Un récit âpre, où aucune chan­son douce de l’en­fance ne console de rien. Juste une petite lueur, ça et là, celle du violent amour pour la « belle femme », dévo­tion intou­chable, trace que rien ne peut effacer.

Un palimp­seste

Danielle Bassez a enseigné la philosophie et publié une dizaine de récits

« J’écris pour empê­cher que les choses disparaissent »

« Un livre que je pen­sais ne jamais écrire, et qui est venu d’un coup, que je n’ai pas eu à rafis­to­ler. » A nou­veau, cette écri­ture du jet, de la néces­sité plus forte que tout, de l’im­pla­cable. « Le sen­ti­ment d’être vrai­ment au cœur. » Et au plein cœur de cette chan­son pas douce, la mai­son d’en­fance occupe une place de choix.
« La mai­son est un palimp­seste, cou­vert de tant de couches de pein­ture et d’ou­bli que nul ne se sou­vient des cou­leurs d’o­ri­gine, des odeurs – odeurs de terre humide, froide, de la cave, odeur de sciure tiède au gre­nier, odeur de les­sive, de draps bouillis dans la les­si­veuse – ne se sou­vient du car­re­lage lavé à grande eau chaque matin, du par­quet cra­quant, des marches cirées de l’es­ca­lier, de la boule de verre au bas de la rampe ».
Danielle Bassez avoue avoir tourné autour du pot depuis long­temps, autour de ces lieux et de ces murs. Mais cette fois, il lui a fallu se lan­cer, se jeter à l’eau. « Cette mai­son aujourd’­hui vide, ces murs qui ont perdu leur âme… J’écris pour empê­cher que les choses dis­pa­raissent ». Celle qui parmi ses écri­vains tuté­laires cite volon­tiers Bataille, Yourcenar ou encore Racine, « pour l’é­pure », qui suit Michon « comme un frère », avance aussi sur une voie où l’on croise d’autres ombres, celle d’Annie Ernaux par exemple. Une quête d’u­ni­ver­sel et d’im­per­son­nel dans les traces fécondes de la mémoire intime.
Danielle Maurel

D. Maurel

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