ENTRETIEN – Quelles actions pour limiter le réchauffement de la planète à 2°C avant la fin du siècle ? Alors que, dans leur dernier rapport, les experts du Giec préconisent de multiplier par trois ou quatre les énergies peu carbonées et qu’en France la taxe carbone est sur les rails depuis le 1er avril, le point sur les politiques publiques avec Patrick Criqui, économiste grenoblois spécialiste des politiques climatiques.
Le dernier tome du 5e rapport d’évaluation du Giec (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), rendu public le 13 avril 2014 à Berlin, enfonce le clou. Sans politiques publiques plus incitatives, les émissions mondiales de gaz à effet de serre vont doubler d’ici 2050, entraînant avec elles une hausse de la température de 4°C d’ici la fin du siècle. Pour stabiliser le réchauffement de la planète à 2°C, les émissions de gaz à effet de serre doivent baisser de 40 à 60 % d’ici 2050. Alors qu’en France, la nouvelle ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, entend remettre à plat la taxe poids lourds, de quels leviers les pouvoirs publics disposent-ils ? Pour Patrick Criqui, économiste spécialiste de l’énergie et des politiques climatiques à l’université Pierre-Mendès-France, la taxe carbone qui, depuis le 1er avril, frappe les ménages sur leur consommation de gaz est nécessaire, mais pas suffisante. Pour le directeur du laboratoire Edden (Économie du développement durable et de l’énergie) et concepteur du modèle Poles de simulation du système énergétique mondial à long terme (cf. encadré final), il va falloir accélérer pour tenir les objectifs.En Europe, l’objectif de 20 % de réduction des émissions des gaz à effet de serre d’ici 2020 est en passe d’être atteint. On est sur la bonne voie ?
Le paquet climat-énergie a été ratifié par le parlement européen en 2008, sur la base de “trois fois 20” d’ici 2020 : 20 % d’efficacité énergétique supplémentaire, 20 % de renouvelable dans l’approvisionnement énergétique et une réduction de 20 % des émissions de gaz à effet de serre. On est déjà un peu à la phase suivante puisqu’en janvier, la commission a commencé à annoncer ses objectifs pour 2030 : 40 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre et 27 % de contribution des énergies renouvelables. Mais ces objectifs sont suspendus au dispositif à venir des discussions parlementaires*.Pourtant, la plupart des outils mis en place ont achoppé ou ont eu du mal à démarrer. En France, la taxe poids lourds est remise à plat, la taxe carbone vient tout juste d’entrer en vigueur…
La crise économique a beaucoup aidé d’une part. Ensuite, il existe un ensemble de politiques mises en œuvre, que l’on appelle les “politiques et mesures”, qui œuvrent à plus d’efficacité énergétique et à une réduction des émissions. C’est la réglementation thermique des bâtiments, les réglementations européennes sur les consommations et les émissions moyennes des parcs de véhicules automobiles.Est-ce suffisant ?
On est sur une tendance relativement satisfaisante pour 2020. Ce qui est en jeu après, c’est une accélération. On peut penser qu’il va être difficile de s’en sortir en l’absence d’instruments de politique un peu plus incitatifs.Comme la taxe carbone** ?
La fiscalité carbone n’est certainement pas une condition suffisante mais c’est une condition nécessaire. Elle devra être accompagnée de mesures protégeant les ménages en situation de précarité. Mais c’est tout à fait envisageable et la fiscalité environnementale serait aussi un moyen de financer la réduction des taxes sur le travail.Une autre mesure, celle des quotas, est controversée, puisqu’elle permet aux entreprises polluantes d’acheter à bas prix sur les marchés des “indulgences” sous forme de droits à polluer…
En Europe, les émissions de CO₂ représentent 4 milliards de tonnes chaque année. Le système des quotas couvre 2 milliards de tonnes de CO₂, donc la moitié des émissions de l’Union européenne. Il permet d’avoir une réduction régulière des émissions de gaz à effet de serre dans l’industrie à un taux actuellement fixé de 1,74 % de réduction par an jusqu’en 2020. On a dit beaucoup de mal de ce système parce que les prix des quotas sont beaucoup plus faibles que ce que l’on pensait. Ils sont, par exemple, trop faibles pour décourager la production d’électricité à partir de charbon en Allemagne. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Si le prix des permis est trop faible, c’est en partie à cause de la crise économique mais aussi de la politique qui a été suivie pour le développement des énergies renouvelables. Comme on a des tarifs de rachat très élevés pour l’éolien et le solaire, comme il y a beaucoup de renouvelable intégré dans le système électrique, les électriciens ont eu besoin de moins de permis. C’est ce qui a déprimé le marché des quotas. Il ne faut donc pas considérer que c’est un échec complet, mais un mauvais fonctionnement de la superposition de deux politiques.L’objectif en France est de réduire la part du nucléaire de 75 % à 50 % à l’horizon 2025 ?
Viser 50 % de nucléaire à l’horizon 2025, sans être pointilleux sur le 2025, c’est donner un cap qui permet de dire : pour l’instant, on ne décide pas de sortir du nucléaire et on ouvre la fenêtre pour le développement des énergies renouvelables. C’est à gérer avec le déclassement des centrales de la génération actuelle. Celles-ci mériteraient d’être fermées car cela coûterait plus cher de les remettre en état, selon les indications de l’Autorité de sûreté nucléaire. L’idée du 50 % n’est pas mauvaise : on va diversifier le mix électrique français. Cela nous rendra moins vulnérables et permettra un développement des énergies renouvelables. La transition énergétique est un défi majeur et on aura besoin probablement de chacune des quatre options : efficacité-sobriété, développement des énergies renouvelables, nucléaire et capture-séquestration du CO₂***. Chaque option qu’on enlève diminue la probabilité qu’on arrive à tenir les objectifs. Ou bien, cela coûtera plus cher. Mais si cela coûte cher, on ne tiendra pas les objectifs. C’est un porte-feuille d’actions qu’il faut bien gérer dans le temps. Mais ce n’est ni du facile ni du gratuit.Combien va coûter la transition énergétique en France ?
On considère que, d’ici 2050, l’investissement serait de l’ordre de 1000 milliards d’euros en France mais cet investissement pourrait être créateur d’emplois, d’activités. Après, est-ce que ça coûtera plus cher que si on laisse faire les choses ? C’est beaucoup plus compliqué car il faut être capable de retracer l’ensemble des effets macroéconomiques induits. On a encore du mal à identifier quelle est la bonne trajectoire. On connait le cap, c’est le Facteur 4 (diviser par 4 les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, ndlr). On sait qu’il y a plusieurs chemins et qu’il faudra en permanence réajuster la trajectoire, donner des coups de frein ou d’accélérateur. C’est l’essence même de la conduite de l’action publique.Si on laisse faire, que se passera-t-il ?
Le charbon redeviendra la première énergie du XXIe siècle, ce qu’il était en passe de devenir puisque le charbon a pratiquement rattrapé le pétrole comme première énergie mondiale. En gros, au plan mondial, on multiplie les émissions par deux en 2050 par rapport à aujourd’hui.L’objectif de contenir la hausse des températures à 2 °C semble s’éloigner, à mesure que se rapproche l’échéance…
Il y a une discussion : est-ce qu’on remet en cause l’objectif des 2°C ou pas ? Si on le remet en cause, on va perdre quelques années de discussion. Dans la négociation internationale, il est important de ne pas disperser les efforts. Il y a une manière de gérer cette question : on va toujours atteindre les deux degrés, selon les scénarios retenus, mais ce qui va changer c’est la probabilité d’atteindre les deux degrés…En matière de pollution, les yeux sont rivés sur la Chine, où les deux tiers de l’énergie sont liés à l’exploitation du charbon…
Les autorités n’ont pas encore basculé dans une politique qui viserait à peser massivement sur leur consommation de charbon. Ils sont en train de mettre en place des marchés de quotas dans sept provinces mais il n’y a pas encore de grand virage. S’ils le prennent dans cinq ans, c’est bien. S’ils le prennent dans quinze ans, ce sera trop tard pour la planète. Je suis convaincu que l’avenir du climat de la planète dépend de la date à laquelle les dirigeants chinois, non seulement vont développer les éoliennes, les panneaux photovoltaïques comme ils le font déjà, mais vont vraiment s’astreindre à contraindre leurs propres émissions pour que ça bouge sur le plan international. Patricia Cerinsek * Le 21 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne n’a pas adopté d’objectifs chiffrés malgré les recommandations de la Commission européenne. Les 28 chefs d’Etat et de gouvernement devraient rendre leur décision finale au plus tard en octobre 2014. ** Depuis le 1er avril 2014, les ménages français sont soumis à une nouvelle taxe sur la consommation de produits énergétiques polluants. Son montant a été fixé à 1,41 euro par megawattheure. Elle devrait être relevée à 2,93 euros en 2015 et 4,46 en 2016. Pour les plus modestes, des compensations sont prévues au moyen d’une revalorisation des déductions forfaitaires via le “tarif spécial de solidarité” du gaz. *** La capture-séquestration consiste à récupérer le CO₂ des centrales électriques et l’injecter dans d’anciens gisements d’hydrocarbures ou nappes fossiles saumâtres.Poles : gérer l’écart entre le probable et le souhaitable Depuis une quinzaine d’années, le modèle Poles mis au point par Patrick Criqui est utilisé pour construire les scénarios de transition énergétique au niveau européen et international. « L’objectif est de mettre en place des politiques à la fois performantes et qui ne coûtent pas trop cher, souligne le spécialiste du climat. Sans efficacité, on n’atteindra pas les objectifs identifiés ». Aujourd’hui, trois personnes travaillent en permanence sur ce modèle avec l’objectif d’éclairer les politiques publiques à partir de différentes hypothèses. « On explore l’écart entre le probable et le souhaitable, l’art de la politique étant d’essayer de ramener le probable vers le souhaitable ».