Piéton de Paris et fervent admirateur de Beckett, le Grenoblois Arthur Bernard se balade en littérature avec un double, un frère jumeau qui n’est ni tout à fait lui ni totalement un autre. Dans le dernier opus d’un cycle romanesque teinté d’humour, Gabriel Lavoipierre, alias Gaby, poursuit son éducation artistique et sentimentale dans la capitale. Il y croise souvent son « maître » dans les escaliers du métro et rêve d’une vraie belle rencontre avec lui. Seulement voilà…
Arthur Bernard a ses habitudes dans un café de la place Notre-Dame. Qu’importe que, ce soir-là, la bruyante compagnie d’amateurs de foot, dialoguant avec un écran de télévision, parasite quelque peu l’évocation de Samuel Beckett. Le silence de l’Irlandais magnifique du « Touareg délocalisé » poursuit impérieusement son chemin dans l’esprit du romancier. Nous nous tairons donc ensemble, entre deux phrases, malgré des glapissements incongrus.
Il est justement beaucoup question de voix, de musique et de rythme dans Gaby et son maître, le dernier épisode d’une suite romanesque qu’Arthur Bernard a engagée voilà dix ans. Gaby y poursuit un rêve simple : entendre enfin la « voix de son maître », échanger quelques mots avec Sam, avec celui qui fut justement si avare de sa parole, si discret et secret. Durant une année donc, le jeune Gaby croise dans les escaliers de la station Glacière celui à qui il voue une ardente admiration. Mais comment l’aborder ? Comment oser ?
Le court roman ondoie, avec force digressions et notations drôles, entre les tentatives hasardeuses du jeune homme pour établir le contact. Tentatives floues, vouées à l’échec : l’empêchement, un des fils de l’œuvre d’Arthur Bernard… Plus qu’un livre « sur » Beckett, Gaby et son maître peut donc se lire comme une nouvelle variation sur l’imaginaire de la rencontre, qu’elle soit amoureuse, amicale ou, c’est le cas ici, littéraire.
Beckett, un maître en discrétion
Gaby n’est pas tout à fait Arthur. Il n’empêche que l’écrivain grenoblois a, lui aussi, trouvé en Beckett son maître. Un maître en discrétion, en humour, un professeur d’exigence. « Beckett est à l’opposé d’un certain milieu littéraire que je déteste. Ce n’est pas un homme du sérail, pas un homme de la pub. Plus on parle de son travail, moins on est écrivain… » Quand il gagne Paris pour achever sa thèse en sciences politiques, Arthur Bernard a déjà une admiration immense pour lui. « J’avais lu des romans, j’avais vu Fin de partie à Grenoble. Je me récitais des passages entiers de Comment c’est dans ma chambre de bonne rue Soufflot. » Plus tard, Arthur Bernard mettra en scène Oh les beaux jours au théâtre du Rio. « J’ai dirigé cela comme une partition. J’avais l’impression d’être au cœur de la musique de Beckett. » Si l’influence de son maître est palpable, c’est précisément dans l’importance accordée à la voix. « J’aime particulièrement les écrivains qui ont une voix, reconnaissable entre toutes : Flaubert, Proust, Céline. Un texte, ça se parle et ça s’entend d’abord. Quand j’écris, j’entends les mots dans ma gorge. D’où mon amour pour la poésie… En revanche, Gaby n’est pas un personnage beckettien. Ce n’est pas un clochard métaphysique, c’est un type très physique, très concret. » Si son écriture était instrument, Arthur Bernard pencherait pour le violoncelle et le saxo, les plus proches de la voix humaine. « Mes romans sont une sonate impossible. » Outre celle de Beckett, la leçon de Flaubert a été essentielle à sa formation littéraire. « Mon roman paru chez Minuit (La Chute des graves) est une sorte de pastiche de L’Éducation sentimentale. J’ai appris de lui qu’on ne publie jamais la première version. La littérature n’est pas spontanée. Céline aussi reprenait beaucoup. Gaby et son maître, c’est une sixième version. » Paris, amour, toujours ? Arthur Bernard a deux amours (sans compter les autres) : Beckett et Paris. Il a vécu douze années essentielles dans la capitale. Après avoir commencé ses études à Grenoble, il monte à Paris achever sa formation. Il y découvre aussi tout un monde intellectuel, rencontre Jérôme Lindon qui le publiera chez Minuit, Roger Blin, metteur en scène de plusieurs pièces de Beckett. Au Paris « rouge », il a consacré un essai politique paru aux éditions Champ Vallon, comme la plupart de ses livres. Du Paris flâneur et vibrant, il a fait le cadre inspirant de plusieurs romans. « C’est plein de fantaisie, de joie, d’illusions. Grenoble est plein de riens. Mais j’ai sublimé cet amour. J’ai moins besoin d’y aller aujourd’hui. Et puis, j’ai été très heureux à Sciences Po. » Il n’empêche, Arthur Bernard – mais le sait-il ? – est devenu aussi un piéton de Grenoble, une silhouette (re)connue, familière, quelqu’un qu’on croise au bistrot. Et auquel il est assez facile d’adresser la parole. Danielle MaurelGaby et son maître, d’Arthur Bernard Éditions Champ Vallon 13 euros