Laurent Bègue, chercheur de l'UPMF Grenoble lauréat de l'IG Nobel de psychologie en 2013.

L’autre Nobel grenoblois

L’autre Nobel grenoblois

ENTRETIEN – C’est une pre­mière. Aucun Français n’a­vait décro­ché l’Ig Nobel en psy­cho­lo­gie, avant Laurent Bègue, cher­cheur au labo­ra­toire inter-uni­ver­si­taire de psy­cho­lo­gie, cog­ni­tion et chan­ge­ment social de l’Université Pierre-Mendès France de Grenoble. Ce prix, paro­diant le Nobel, décerné pour des décou­vertes jugées bizarres, drôles ou absurdes, vient cou­ron­ner ses tra­vaux sur l’ef­fet pla­cebo de l’al­cool sur la per­cep­tion de soi. Sa conclu­sion : le simple fait de croire que l’on boit de l’al­cool modi­fie le com­por­te­ment social. Mieux encore, voir une bou­teille alcoo­li­sée durant une frac­tion de seconde aug­men­te­rait les com­por­te­ments agres­sifs. Rencontre avec cet éton­nant chercheur.
Laurent Bègue, chercheur de l'UPMF Grenoble lauréat de l'IG Nobel de psychologie en 2013.

© Nils Louna

Avec d’autres cher­cheurs des uni­ver­si­tés de l’Ohio et de Paris-Descartes, vous avez démon­tré l’ef­fet pla­cebo de l’al­cool sur le fait de se sen­tir plus sédui­sant. On est au-delà de l’ef­fet déshi­ni­bi­teur de la consom­ma­tion d’alcool…
Cette étude, réa­li­sée sur la cam­pus il y a cinq ans, avait pour but d’é­tu­dier les effets de l’al­cool sur les com­por­te­ments sociaux, dont la per­cep­tion de soi. L’idée était de com­prendre dans quelle mesure la sub­stance, l’é­tha­nol, et la croyance asso­ciée à cette sub­stance, allait avoir de l’ef­fet sur le fonc­tion­ne­ment psy­cho­lo­gique des par­ti­ci­pants. L’expérience a mon­tré que non seule­ment les per­sonnes qui avaient bu de l’al­cool se trou­vaient plus atti­rantes mais celles qui croyaient en avoir bu également.
Laurent Bègue, chercheur de l'UPMF Grenoble lauréat de l'IG Nobel de psychologie en 2013.

© Nils Louna

Comment inter­pré­ter ces résultats ?

L’interprétation la plus cré­dible est en terme d’in­fluence média­tique. Parfois à notre insu, nous sommes expo­sés à des cen­taines de modèles alcoo­li­sés dans les médias. Quand un acteur au cinéma a un verre à la main, il est plus beau et plus riche. Si cet effet pla­cebo* se pro­duit, c’est parce que les gens asso­cient impli­ci­te­ment alcool et séduction.
Par ailleurs, d’autres recherches dans mon labo­ra­toire nous ont conduits à mon­trer en quoi l’ex­po­si­tion répé­tée à des marques alcoo­li­sées a un effet sur les consom­ma­tions. L’idée était de don­ner des élé­ments scien­ti­fiques aux auto­ri­tés sani­taires pour éven­tuel­le­ment régu­ler la publi­cité sur l’al­cool qui est, en France, par­ti­cu­liè­re­ment libé­rale. Dans les abri-bus, vous avez d’im­menses bou­teilles de whisky qui attendent les ado­les­cents et qui ont des effets sur les consom­ma­tions futures !
L’alcool a donc un double effet, phy­sio­lo­gique et psychologique ?
L’alcool modi­fie l’ac­ti­vité céré­brale et la capa­cité à trai­ter l’in­for­ma­tion en situa­tion de conflit. La pro­priété prin­ci­pale de l’al­cool du point de vue cog­ni­tif est de foca­li­ser sur les infor­ma­tions les plus saillantes. Cela ampli­fie les émo­tions et les per­cep­tions domi­nantes. C’est ce qu’on appelle la myo­pie alcoolique.

Laurent Bègue, chercheur de l'UPMF Grenoble lauréat de l'IG Nobel de psychologie en 2013.

© Nils Louna

Il y a donc un effet phar­ma­co­lo­gique et un effet pure­ment social, qui relève du pla­cebo. Le simple fait de voir une bou­teille d’al­cool, une frac­tion de seconde, aug­mente les com­por­te­ments agres­sifs. Les images ont de l’in­fluence et les consom­ma­teurs des attentes, comme réduire le stress, se détendre, aug­men­ter la per­for­mance sexuelle… Il y a une dizaine de croyances très répan­dues qui cir­culent dans toutes les socié­tés. Les mettre en cause, les inter­ro­ger, mon­trer leur véra­cité ou l’illu­sion dont elles sont por­teuses, peut aider les consom­ma­teurs à modi­fier leur consommation.
Actuellement, le mes­sage des auto­ri­tés sani­taires pré­ci­sant « à consom­mer avec modé­ra­tion » est pour le moins ambivalent…
C’est un mes­sage para­doxal qui est un impé­ra­tif : consom­mer… avec modé­ra­tion. Aujourd’hui, ce sont des mes­sages qui ne servent à rien. L’une des manières de régu­ler la consom­ma­tion d’al­cool, si on sou­haite le faire, c’est de limi­ter l’ac­cès en aug­men­tant les taxes et en fai­sant appli­quer la loi. En théo­rie, on peut pas vendre de l’al­cool à des mineurs. On sait ce qu’il en est dans la pra­tique… Il existe d’autres voies pour dimi­nuer les consom­ma­tions et les dom­mages asso­ciés, plus effi­caces que l’hypocrisie de l’appel à la modération.

Laurent Bègue, chercheur de l'UPMF Grenoble lauréat de l'IG Nobel de psychologie en 2013.

© Nils Louna

Qu’est-ce qui vous a conduit à mener cette étude ?
Après la sou­te­nance de ma thèse, j’ai eu un contrat de recherche avec le minis­tère de l’Intérieur sur la délin­quance des mineurs qui m’a fait m’in­té­res­ser à la vio­lence. Dans les fac­teurs qui orientent les com­por­te­ments agres­sifs, il y a des fac­teurs internes, de per­son­na­lité, d’ap­pren­tis­sage pré­coce, mais il y a aussi des fac­teurs contex­tuels dont on mini­mise l’im­por­tance, comme l’en­tas­se­ment, le bruit, les odeurs désa­gréables ou l’al­cool. Selon les études, dans un tiers à deux tiers des homi­cides, l’au­teur, la vic­time ou les deux, sont alcoolisés.
En France, il n’y a pas beau­coup d’é­tudes là-des­sus. J’ai déve­loppé ces tra­vaux il y a six ans. Le minis­tère de la Santé a mani­festé son inté­rêt et a conti­nué à finan­cer ces recherches.
Vous vous atten­diez à décro­cher l’Ig Nobel ?
Laurent Bègue, chercheur de l'UPMF Grenoble lauréat de l'IG Nobel de psychologie en 2013.

© Nils Louna

C’est un prix déli­vré à dix per­sonnes par an dans le monde, sur la base de l’exa­men de 10 000 articles. Jamais je n’i­ma­gi­nais que je l’au­rais ! C’était une grande sur­prise, un grand plai­sir et une légère inquié­tude aussi, parce que c’est un prix paro­dique, un prix de rigo­lade, même s’il recon­naît un tra­vail scien­ti­fique. Donc il fal­lait réflé­chir avant de l’ac­cep­ter. Finalement, j’ai trouvé que c’é­tait une bonne façon de faire recon­naître mes travaux.

Que vous apporte l’Ig Nobel ?

Ce prix per­met de dif­fu­ser des idées et c’est là l’essentiel.
N’y a‑t-il pas un risque de décré­di­bi­li­sa­tion de la recherche ?
La recherche à la base, c’est une recherche publiée dans une revue scien­ti­fique. Beaucoup de col­lègues igno­bé­li­sés ont eu des papiers dans Science, Nature, dans des revues scien­ti­fiques très répu­tées. Ce n’est pas un pro­blème de qua­lité de la recherche. Le Ig Nobel, on le reçoit parce que la recherche que l’on a menée est jugée par d’autres per­sonnes hors de la dis­ci­pline, comme étrange ou déca­lée. Mais dans la dis­ci­pline, on ne trouve pas ça surprenant !
En archéo­lo­gie expé­ri­men­tale par exemple, des cher­cheurs se sont pen­chés sur les excré­ments humains pour étu­dier com­ment l’homme digère une taupe… Pour com­prendre l’a­li­men­ta­tion de nos ancêtres, c’est inté­res­sant de voir com­ment ils digé­raient les ron­geurs ! C’est capi­tal pour la connais­sance, même si cela semble sca­to­lo­gique et idiot. Dans le domaine de l’al­coo­lo­gie, c’est pareil.
Il y a un an, vos tra­vaux sur l’ef­fet cumu­la­tif à long terme des jeux vidéo vio­lents sur les enfants ont eu beau­coup de reten­tis­se­ments. Avec quel écho aujourd’hui ?
Laurent Bègue, chercheur de l'UPMF Grenoble lauréat de l'IG Nobel de psychologie en 2013.

© Nils Louna

Les tra­vaux que nous avons menés sur les jeux vidéo à Grenoble ont per­mis d’in­tro­duire un fort doute sur l’in­no­cuité totale du jeu vidéo violent. Ces résul­tats sont impor­tants et ne sont pas iso­lés. Il y a eu des syn­thèses de recherches inter­na­tio­nales, qui impliquent plus de 130 000 per­sonnes et qui confirment que les jeux vidéo vio­lents aug­mentent les pen­sées agres­sives, les émo­tions hos­tiles, les com­por­te­ments agres­sifs et dimi­nuent les conduites pro-sociales. Je ne dis pas que les jeux vio­lents pro­duisent des tueurs en série ! Mais c’est un fac­teur de risque de com­por­te­ment violent dans la vie quo­ti­dienne. Les jeux vidéo en soi ne sont pas mau­vais. C’est une ques­tion de contenu, même si la pra­tique du vir­tuel de manière géné­rale ne rem­place évi­dem­ment pas les inter­ac­tions humaines et que le temps passé à jouer peut avoir des effets indésirables.
L’industrie des jeux vidéo a‑t-elle pris acte de ces travaux ?
Pour l’ins­tant non. La prise de conscience aug­mente, des col­loques s’or­ga­nisent. Mais en France, mon­trer que le jeu video violent aug­mente la vio­lence ne semble pas encore émou­voir grand monde.
Propos recueillis par Patricia Cerincek
*A lire « Psychologie du bien et du mal » de Laurent Bègue aux édi­tions Odile Jacob.
L’Ig Nobel, un prix paro­dique ? Pas seulement…
Laurent Bègue, chercheur de l'UPMF Grenoble lauréat de l'IG Nobel de psychologie en 2013.

© Nils Louna

Le prix Ig Nobel, c’est un peu la paro­die du Nobel avec le Ig pour… ignoble. Un prix décerné tous les ans depuis 1991 par un maga­zine humo­ris­tique, « Annals of impro­bable research », remis par un comité qui compte dans ses rangs de vrais prix Nobel. Chaque année, dix lau­réats sont ainsi pri­més, issus de dis­ci­plines scien­ti­fiques dif­fé­rentes. Le prix a pour but de « rendre hom­mage à l’o­ri­gi­na­lité et d’ho­no­rer l’i­ma­gi­na­tion, ainsi que d’at­ti­ser l’in­té­rêt des gens pour la science, la méde­cine et la tech­no­lo­gie ». Des bio­lo­gistes ont ainsi mon­tré com­ment des mycé­to­zoaires, orga­nismes micro­sco­piques, pou­vaient trou­ver la sor­tie d’un laby­rinthe. Des Japonais se sont, eux, employés à dres­ser des oiseaux à dis­cer­ner les pein­tures de Picasso de celles d’un Monet… Futiles ? loin de là. Les décou­vertes font avan­cer les connais­sances et la recherche. Ainsi, en 2000, André Geim a reçu l’Ig Nobel pour ses tra­vaux sur la lévi­ta­tion magné­tique de la gre­nouille, avant de décro­cher le vrai prix Nobel de phy­sique, dix ans plus tard.

Patricia Cerinsek

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