ENTRETIEN – C’est une première. Aucun Français n’avait décroché l’Ig Nobel en psychologie, avant Laurent Bègue, chercheur au laboratoire inter-universitaire de psychologie, cognition et changement social de l’Université Pierre-Mendès France de Grenoble. Ce prix, parodiant le Nobel, décerné pour des découvertes jugées bizarres, drôles ou absurdes, vient couronner ses travaux sur l’effet placebo de l’alcool sur la perception de soi. Sa conclusion : le simple fait de croire que l’on boit de l’alcool modifie le comportement social. Mieux encore, voir une bouteille alcoolisée durant une fraction de seconde augmenterait les comportements agressifs. Rencontre avec cet étonnant chercheur.
Avec d’autres chercheurs des universités de l’Ohio et de Paris-Descartes, vous avez démontré l’effet placebo de l’alcool sur le fait de se sentir plus séduisant. On est au-delà de l’effet déshinibiteur de la consommation d’alcool…
Cette étude, réalisée sur la campus il y a cinq ans, avait pour but d’étudier les effets de l’alcool sur les comportements sociaux, dont la perception de soi. L’idée était de comprendre dans quelle mesure la substance, l’éthanol, et la croyance associée à cette substance, allait avoir de l’effet sur le fonctionnement psychologique des participants. L’expérience a montré que non seulement les personnes qui avaient bu de l’alcool se trouvaient plus attirantes mais celles qui croyaient en avoir bu également.
Il y a donc un effet pharmacologique et un effet purement social, qui relève du placebo. Le simple fait de voir une bouteille d’alcool, une fraction de seconde, augmente les comportements agressifs. Les images ont de l’influence et les consommateurs des attentes, comme réduire le stress, se détendre, augmenter la performance sexuelle… Il y a une dizaine de croyances très répandues qui circulent dans toutes les sociétés. Les mettre en cause, les interroger, montrer leur véracité ou l’illusion dont elles sont porteuses, peut aider les consommateurs à modifier leur consommation.
Actuellement, le message des autorités sanitaires précisant « à consommer avec modération » est pour le moins ambivalent…
C’est un message paradoxal qui est un impératif : consommer… avec modération. Aujourd’hui, ce sont des messages qui ne servent à rien. L’une des manières de réguler la consommation d’alcool, si on souhaite le faire, c’est de limiter l’accès en augmentant les taxes et en faisant appliquer la loi. En théorie, on peut pas vendre de l’alcool à des mineurs. On sait ce qu’il en est dans la pratique… Il existe d’autres voies pour diminuer les consommations et les dommages associés, plus efficaces que l’hypocrisie de l’appel à la modération.
Qu’est-ce qui vous a conduit à mener cette étude ?
Après la soutenance de ma thèse, j’ai eu un contrat de recherche avec le ministère de l’Intérieur sur la délinquance des mineurs qui m’a fait m’intéresser à la violence. Dans les facteurs qui orientent les comportements agressifs, il y a des facteurs internes, de personnalité, d’apprentissage précoce, mais il y a aussi des facteurs contextuels dont on minimise l’importance, comme l’entassement, le bruit, les odeurs désagréables ou l’alcool. Selon les études, dans un tiers à deux tiers des homicides, l’auteur, la victime ou les deux, sont alcoolisés.
En France, il n’y a pas beaucoup d’études là-dessus. J’ai développé ces travaux il y a six ans. Le ministère de la Santé a manifesté son intérêt et a continué à financer ces recherches.
Vous vous attendiez à décrocher l’Ig Nobel ?
C’est un prix délivré à dix personnes par an dans le monde, sur la base de l’examen de 10 000 articles. Jamais je n’imaginais que je l’aurais ! C’était une grande surprise, un grand plaisir et une légère inquiétude aussi, parce que c’est un prix parodique, un prix de rigolade, même s’il reconnaît un travail scientifique. Donc il fallait réfléchir avant de l’accepter. Finalement, j’ai trouvé que c’était une bonne façon de faire reconnaître mes travaux.
Les travaux que nous avons menés sur les jeux vidéo à Grenoble ont permis d’introduire un fort doute sur l’innocuité totale du jeu vidéo violent. Ces résultats sont importants et ne sont pas isolés. Il y a eu des synthèses de recherches internationales, qui impliquent plus de 130 000 personnes et qui confirment que les jeux vidéo violents augmentent les pensées agressives, les émotions hostiles, les comportements agressifs et diminuent les conduites pro-sociales. Je ne dis pas que les jeux violents produisent des tueurs en série ! Mais c’est un facteur de risque de comportement violent dans la vie quotidienne. Les jeux vidéo en soi ne sont pas mauvais. C’est une question de contenu, même si la pratique du virtuel de manière générale ne remplace évidemment pas les interactions humaines et que le temps passé à jouer peut avoir des effets indésirables.
L’industrie des jeux vidéo a‑t-elle pris acte de ces travaux ?
Pour l’instant non. La prise de conscience augmente, des colloques s’organisent. Mais en France, montrer que le jeu video violent augmente la violence ne semble pas encore émouvoir grand monde.
Propos recueillis par Patricia Cerincek
*A lire « Psychologie du bien et du mal » de Laurent Bègue aux éditions Odile Jacob.
© Nils Louna
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Comment interpréter ces résultats ?
L’interprétation la plus crédible est en terme d’influence médiatique. Parfois à notre insu, nous sommes exposés à des centaines de modèles alcoolisés dans les médias. Quand un acteur au cinéma a un verre à la main, il est plus beau et plus riche. Si cet effet placebo* se produit, c’est parce que les gens associent implicitement alcool et séduction. Par ailleurs, d’autres recherches dans mon laboratoire nous ont conduits à montrer en quoi l’exposition répétée à des marques alcoolisées a un effet sur les consommations. L’idée était de donner des éléments scientifiques aux autorités sanitaires pour éventuellement réguler la publicité sur l’alcool qui est, en France, particulièrement libérale. Dans les abri-bus, vous avez d’immenses bouteilles de whisky qui attendent les adolescents et qui ont des effets sur les consommations futures ! L’alcool a donc un double effet, physiologique et psychologique ? L’alcool modifie l’activité cérébrale et la capacité à traiter l’information en situation de conflit. La propriété principale de l’alcool du point de vue cognitif est de focaliser sur les informations les plus saillantes. Cela amplifie les émotions et les perceptions dominantes. C’est ce qu’on appelle la myopie alcoolique.© Nils Louna
© Nils Louna
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Que vous apporte l’Ig Nobel ?
Ce prix permet de diffuser des idées et c’est là l’essentiel. N’y a‑t-il pas un risque de décrédibilisation de la recherche ? La recherche à la base, c’est une recherche publiée dans une revue scientifique. Beaucoup de collègues ignobélisés ont eu des papiers dans Science, Nature, dans des revues scientifiques très réputées. Ce n’est pas un problème de qualité de la recherche. Le Ig Nobel, on le reçoit parce que la recherche que l’on a menée est jugée par d’autres personnes hors de la discipline, comme étrange ou décalée. Mais dans la discipline, on ne trouve pas ça surprenant ! En archéologie expérimentale par exemple, des chercheurs se sont penchés sur les excréments humains pour étudier comment l’homme digère une taupe… Pour comprendre l’alimentation de nos ancêtres, c’est intéressant de voir comment ils digéraient les rongeurs ! C’est capital pour la connaissance, même si cela semble scatologique et idiot. Dans le domaine de l’alcoologie, c’est pareil. Il y a un an, vos travaux sur l’effet cumulatif à long terme des jeux vidéo violents sur les enfants ont eu beaucoup de retentissements. Avec quel écho aujourd’hui ?© Nils Louna
L’Ig Nobel, un prix parodique ? Pas seulement…Le prix Ig Nobel, c’est un peu la parodie du Nobel avec le Ig pour… ignoble. Un prix décerné tous les ans depuis 1991 par un magazine humoristique, « Annals of improbable research », remis par un comité qui compte dans ses rangs de vrais prix Nobel. Chaque année, dix lauréats sont ainsi primés, issus de disciplines scientifiques différentes. Le prix a pour but de « rendre hommage à l’originalité et d’honorer l’imagination, ainsi que d’attiser l’intérêt des gens pour la science, la médecine et la technologie ». Des biologistes ont ainsi montré comment des mycétozoaires, organismes microscopiques, pouvaient trouver la sortie d’un labyrinthe. Des Japonais se sont, eux, employés à dresser des oiseaux à discerner les peintures de Picasso de celles d’un Monet… Futiles ? loin de là. Les découvertes font avancer les connaissances et la recherche. Ainsi, en 2000, André Geim a reçu l’Ig Nobel pour ses travaux sur la lévitation magnétique de la grenouille, avant de décrocher le vrai prix Nobel de physique, dix ans plus tard.© Nils Louna