“L’architecture, c’est ce qui fait les belles ruines” prédisait l’architecte Auguste Perret. Sa tour pour regarder les montagnes, comme il l’appelait, trône toujours au centre du parc Paul Mistral, bien délabrée. Symbole de la ville de Grenoble, ce monument est fermé au public en raison de sa dégradation. Près de 88 ans de règne sur la ville ont érodé son béton armé, matériau pour lequel cette œuvre est un manifeste.
“Tous les grands évènements deviennent des occasions de construire. Aujourd’hui, aux Jeux Olympiques, on ne fait plus de sport mais de l’architecture. La tour devient alors le symbole. Regardez la tour Eiffel, le projet de tour Tatlin, d’ailleurs repris à Londres en 2012. Il y a sans doute un peu de l’inconscient masculin… Depuis Babel, on fait des tours” explique Cédric Avenier, architecte, chercheur au laboratoire des cultures constructives et auteur de L’ordre du béton, la tour Perret de Grenoble paru en mai 2013.
L’exposition internationale de la houille blanche et du tourisme, qui s’est déroulée à Grenoble en 1925, n’a pas dérogé à cette règle et s’est parée d’une tour haute de 90 mètres, en béton armé. La nouveauté était là, dans ce choix d’un matériau qui n’avait alors pas gagné ses lettres de noblesse. « Dans les années 1920, la France était en pleine reconstruction et on commençait à utiliser réellement le béton dont on avait alors une très mauvaise culture. On faisait surtout de la pierre moulée. Le béton était réservé à un usage industriel » explique Cédric Avenier.
A l’époque, peu nombreux sont les architectes qui traduisent ce matériau nouveau par une esthétique nouvelle. Comme Tony Garnier, Auguste Perret fait partie de ceux-ci. Difficile alors de construire le phare de Grenoble en béton sans choquer. Difficile surtout de gagner les concours.
Très intégré dans les milieux intellectuels avant gardistes de l’époque, Auguste Perret compte sur sa maîtresse, Marie Dormoy, pour le faire connaître à Grenoble. Elle lui présente Pierre André Farcy, conservateur du musée de la ville, alors renommé en Europe. Grâce à ce réseau, Auguste Perret obtient enfin la carte blanche dont il rêvait. Après le Casino de Saint-Malo, mais surtout le théâtre des Champs-Elysées à Paris (1913), ou encore l’église Notre-Dame du Raincy, Auguste Perret peut enfin construire son manifeste.
L’érection (dont on rappelle que le mot “ne se dit qu’en parlant des monuments”, selon Flaubert) de la tour se fait « de manière très rationnelle. Il pense des formes qui puissent être coffrées. Là où Le Corbusier proposait un « état d’esprit de la série », Perret standardise les pièces plutôt que les bâtiments. Un peu comme les Legos, toutes les pièces sont les mêmes mais pas une maison ne se ressemble » explique Cédric Avenier. Une tour de béton, de vide et quelques bouts de métal. Visiblement enthousiasmé par l’ingéniosité de l’architecte-constructeur (rappelons que Perret était aussi associé avec ses frères dans une entreprise de maçonnerie), Cédric Avenier détaille la construction d’un monument, dont il pense qu’il « survivra a beaucoup de projets actuels. Le béton, c’est durable et local ! »
Perret construit donc la modernité urbaine, en tout cas son symbole : la tour. Lui qui constatait que « la ligne horizontale est triste, c’est la ligne du sommeil et de la mort. La verticale est la station debout. C’est la ligne de la vie ». La tour permet d’échapper à la ville, de vivre au milieu des nuages, d’admirer aussi les montagnes grenobloises. “Appeler cet ouvrage un gratte-ciel, c’est bien exagéré. C’est un beffroi que nous avons voulu construire” explique l’architecte, enracinant sa modernité dans la tradition.
Mais la tour n’est pas entretenue et se dégrade. Déjà en 1980, Kenneth Frampton, célèbre critique d’architecture, écrit dans L’architecture moderne, une histoire critique : « d’autres édifices, comme la tour d’orientation de Grenoble (1924−1925) (…), dont les bétons se sont désagrégés, sont dans un état de délabrement critique”. Depuis, trois maires se sont succédé.
Aujourd’hui, l’opposition prend la tour comme symbole de l’abandon par la ville de son patrimoine. Pour Matthieu Chamussy, conseiller municipal UMP, « cette municipalité n’est pas intéressée par le patrimoine architectural de Grenoble. Cela fait dix-huit ans qu’elle est au pouvoir et rien n’est fait ! Il y a une distorsion énorme entre l’usage de la tour comme argument promotionnel de la ville et son état d’abandon. En 2008, il y a même eu une opportunité manquée : un cimentier a proposé une opération de mécénat… La tour ne sert plus qu’à lancer le feu d’artifice du 14 juillet. C’est une véritable friche culturelle, alors qu’au-delà du patrimoine, ce pourrait être un bras de levier économique et touristique. » La municipalité n’a, quant à elle, pas donné suite à nos appels.
« Le problème, c’est que la mairie ne sait pas quoi en faire », explique Cédric Avenier. « Quelle destination pour ce lieu ? C’est une tour pour regarder les montagnes. Il ne faut pas y coller une baraque à frite… Sur le site de la Bastille, on n’a pas fait grand chose et c’est le lieu le plus fréquenté. La tour, c’est une vieille dame respectable et ça marche très bien. Il ne faut pas en faire une cocotte faussement maquillée. Pas besoin d’un projet pharaonique ». Grenoble a, semble-t-il, oublié de trouver une fonction, une destination à ce lieu symbole. Pourquoi ne pas imaginer que les citoyens s’emparent de cette question et soumettent leurs idées pour le futur de la tour Perret ?
Lucas Piessat