TÉMOIGNAGES – Tristesse, colère, effroi, inquiétude, ras-le-bol suite à l’assassinat de Samuel Paty, l’un de leurs confrères, les « hussards de la République » de l’agglomération grenobloise ont la parole sur Place Gre’net. Le meurtre du professeur Samuel Paty par un intégriste islamiste laissera des traces. Mais celui-ci ne doit pas être mort en vain, préviennent les enseignants, qui réclament tant un sursaut collectif pour faire reculer l’intégrisme qu’un plus grand soutien et davantage de considération de la part de leur ministère.
Ce dimanche 18 octobre, un rassemblement en l’hommage de Samuel Paty, ce professeur assassiné à Conflans-
Sainte-Honorine par un terroriste islamiste deux jours plus tôt, s’est tenu place de Verdun à Grenoble, où de nombreux enseignants et professeurs étaient présents. Place Gre’net a recueilli les propos d’un certain nombre d’entre eux. À la suite de cette série de témoignages, la rédaction publie les lettres de deux d’enseignantes. Ces dernières reviennent plus longuement sur le malaise de la profession dans son ensemble. L’une pointe du doigt en particulier la place envahissante de parents d’élèves, l’autre accuse le ministère de l’Éducation d’avoir abandonné les professeurs depuis plusieurs années.
« Les jeunes se font manipuler par des vidéos, ils n’ont pas d’esprit critique », déplore Myriam, professeure de lettres et d’histoire-géographie. Les religions, la laïcité et la guerre d’Algérie sont des sujets abordés en cours qui suscitent régulièrement des réactions.
« Il a été très courageux ce professeur. Il a fait son boulot jusqu’au bout. A‑t-il été soutenu par l’administration ? Car oui, on a toujours peur de ne pas être soutenu par la hiérarchie en cas de conflit.
Au retour des vacances de la Toussaint, on va tout de suite parler de laïcité avec les élèves, c’est obligé. Le problème avec la religion, c’est que c’est au quotidien.
Dans notre programme d’histoire, on aborde les religions, la guerre d’Algérie, la laïcité… À chaque fois, on fait très attention à ce qu’on dit et comment on dit les choses. La semaine dernière, j’ai présenté un texte sur l’Iran. J’ai affiché sur la carte, les Sunnites et les Chiites. Le fait de mettre « Sunnites » au tableau a créé un tollé, parce que les filles – j’ai beaucoup de filles dans ma classe – m’ont dit « c’est pas possible, il n’y a qu’un seul Islam ».
Je leur ai proposé d’en parler avec leurs parents et elles l’ont admis. On ne peut pas ne pas en parler, il faut amener des éléments de réflexion. Les gamines me montrent régulièrement des vidéos abominables, où l’on parle de meurtres de musulmans. Elles ne se rendent pas compte qu’elles se font manipuler et que l’esprit critique, elles n’en ont pas. »
« On a fermé les yeux depuis 30 ans. Et on paye cher maintenant » dénonce Colette,
militante associative, professeure retraitée qui a enseigné au collège les lettres et les arts plastiques. Après avoir travaillé à Marseille dans les quartiers Nord, elle est arrivée à Grenoble dans le collège privé du Rondeau Fleury, à Corenc.
« Samuel Paty avait des soucis, on le savait. Il y avait longtemps qu’il avait des soucis dans ce collège, c’était gangréné. On a laissé des parents d’élèves prendre la main. C’est déjà un problème qu’il ait eu le besoin de demander aux élèves musulmans de sortir. On a fermé les yeux depuis trente ans. Et on paye cher maintenant. Tout nous saute à la figure.
Ils ont commencé à s’en prendre à la liberté de la presse avec Charlie Hebdo. Après ça a été le loisir, avec le Bataclan, puis les catholiques avec le curé dans sa messe. Après encore, ils s’en sont pris à un chef d’entreprise, et maintenant c’est à un enseignant qu’ils assassinent…
Il faut qu’on se resaississe tous et qu’on ne tolère plus ce genre de choses. Quand il y a un problème, qu’on le mette tout de suite sur la place publique et qu’on essaye de le résoudre. Il faut tenter de réparer ce qui n’a pas été fait, filtrer au maximum les extrémistes, sans stigmatiser les musulmans, les immigrés, etc. Dans les quartiers, il faut demander comme le fait le maire de Grenoble davantage de policiers. Monsieur Sarkozy s’est permis d’en supprimer 12 000. Il faut arrêter de faire la politique de l’autruche. »
« Il faut lutter contre le développement des idéologies violentes », exhorte Nicolas, jeune biologiste en post-doc à Grenoble. Il a enseigné la biologie évolutive en tant qu’attaché temporaire d’enseignement et de recherche à la fac de Nice et de Metz.
« J’ai déjà été personnellement confronté à des croyants qui ont été gênés par le principe de la sélection naturelle. Je suis athée. Pour la laïcité, les gens ont le droit de croire à ce qu’ils veulent. Mais on voit que le débat est souvent difficile à instaurer.
Par rapport à l’acte de barbarie contre Samuel Paty, je ne sais pas comment éviter cela, c’est un combat éternel et sans fin. Le problème, c’est actuellement l’Islam agressif, mais il ne date pas d’aujourd’hui. Il est plus profond. Toutes les religions y compris les Bouddhistes ont dérapé au cours de l’Histoire en terme de violence, c’est quasi inhérent à la religion. Tôt ou tard, des personnes vont avoir une lecture radicale des textes et appeler à la violence…
Mettre un policier dans chaque salle de classe ne résoudra rien. Il faut lutter contre le développement des idéologies violentes, d’une façon générale et au sein des religions. On considère que l’État n’a pas le droit de regard mais il devrait l’avoir vis-à-vis de ces appels à la violence… »
« On meurt d’enseigner » résume avec tristesse Emmanuel Carroz, directeur et instituteur dans une école maternelle et adjoint Mémoire, migrations et coopérations internationales à la Ville de Grenoble.
« J’ai pris la nouvelle dans la figure. Ça me choque en tant que citoyen, en tant qu’élu, en tant qu’enseignant… On meurt d’enseigner. J’ai vraiment du mal à passer au-dessus de cette colère qui casse toutes mes valeurs. Après, on continuera à enseigner, c’est vrai, avec une certaine appréhension qui existait déjà…
La maternelle est une école très ouverte et elle continuera à l’être. On voit tous les jours les parents. C’est sûr que la rentrée après les vacances sera très particulière. De même que, depuis Charlie, on a des protocoles d’accueil très spécifique. Les enfants ont droit à des exercices en cas d’intrusion. On en est là… Mais il n’est pas possible d’avoir peur d’aller à l’école. Il faut aussi qu’on soit aidés, accompagnés et formés. La réalité est aussi que le gouvernement doit prendre en compte le mal-être enseignant qui existe déjà et qui vient encore d’augmenter »
« On craint de se retrouver encore seuls », déclare Jennifer, 37 ans, professeure dans un collège en Arts plastiques en banlieue parisienne, de passage à Grenoble.
« On se disait avec les collègues qu’on était contents d’avoir les vacances pour pouvoir envisager les choses. Je ne suis pas sûre d’avoir confiance dans notre ministre de l’Éducation. On craint de se retrouver encore seuls, comme ça a été le cas pour les attentes de Charlie Hebdo, puis la tuerie du Bataclan… Sur Charlie Hebdo, on savait qu’on n’avait perdu la bataille avec les caricatures.
On essaye de travailler avec le temps qu’on a, l’administration qu’on a, car ce n’est pas toujours bienveillant ni en soutien sur le fond et sur la forme. J’imagine qu’on va avoir une petite mission pédagogique dans les classes, mais je doute que cela change grand-chose… On fait déjà ce travail, comme on peut, mais il nous faudrait plus de temps.
Dans ma matière, j’ai toujours pu dialoguer. Je n’ai jamais eu de plaintes. Je suis dans un quartier défavorisé mais les parents nous font confiance. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas de questions liées aux croyances. Par exemple, certains questionnent l’existence des dinosaures quand j’aborde l’art pariétal par exemple. Il n’y a pas un rapport de violence avec le professeur. Il faut laisser parler, accueillir la réponse et discuter autant que c’est possible. »
« On n’est assez désarmés dans notre formation de professeur », constate Imara qui veut devenir enseignante. Elle passe son Capes d’histoire géographie en mars prochain. Choquée par le meurtre de Samuel Paty, elle ne veut pas céder à la peur.
« Nous sommes plusieurs futures enseignants à être venus car c’est hyper symbolique d’être ici. Ça a été un choc de voir que ce métier peut être un métier dangereux. Mais on ne veut pas céder à la panique. Présenter les caricatures de Mahomet me semblent un bon moyen d’aborder la Liberté d’expression. Je sais que plusieurs enseignants le font. Il faut continuer à le faire.
Notre rôle est d’aborder les questions polémiques et laisser les élèves s’exprimer, en prenant du recul. L’école doit être un espace de partage et de tolérance, qui permet aux jeunes de se construire une pensée critique. Après, [concernant] la gestion de situations concrètes, en direct, il faut reconnaître on n’est assez désarmés dans notre formation de professeur, et ça nous désole un peu. »
« Le mot d’ordre, on le connaît bien, c’est « pas de vague » », dénoncent deux professeurs d’un lycée à Vizille, très remontés contre le ministre Blanquer et le manque de soutien de la part des élus locaux aux professeurs.
« J’ai trouvé ici à Grenoble qu’il y avait peu de réaction du côté des élus. Il y a peu de monde aujourd’hui et aucun discours d’élus n’a été prononcé. Je trouve aussi choquant que l’administration n’ait pas soutenu ce professeur, comme d’habitude. Le mot d’ordre, on le connaît bien, c’est « pas de vague ».
Il n’a pas eu de protection policière alors que cet acte barbare n’est pas arrivé soudainement vendredi. Ça a commencé plusieurs jours avant, pendant lesquels ce professeur a beaucoup souffert moralement parce qu’il a été harcelé. Il se sentait menacé. Qu’a fait le rectorat, qu’a fait le ministère ? […]
On est tous très meurtris mais le ministre de l’Éducation a beau jeu de défendre la liberté d’expression. Dans un autre contexte, il ne la défend pas beaucoup. Quand Christine Renon s’est suicidée, l’année dernière, parce qu’elle était en surcharge de travail, il a fallu une semaine pour que le ministre en parle. Ensuite, il n’y a pas eu d’hommage.
Pourquoi ? Parce que l’Éducation nationale était mise en cause par la lettre qu’elle a écrite. La liberté d’expression, on ne voudrait pas que le ministère oublie que cela s’applique aussi pour les enseignants. Trop souvent le ministère sanctionne aussi les enseignants dès qu’ils usent de leur liberté d’expression en faisant grève. »
« Les choses peuvent vite monter en épingle », alerte Annabelle, professeure d’histoire géographie au lycée Marie-Curie à Échirolles. Il est donc nécessaire de former les enseignants pour répondre aux arguments des jeunes.
« C’est quelque chose de bouleversant. Les mots manquent… Après, il ne faut pas baisser les bras. J’enseigne aussi la liberté d’expression. J’ai déjà montré ces caricatures à des élèves, en les préparant bien sûr. C’est-à-dire qu’il faut avoir une certaine relation de confiance avec les jeunes car beaucoup sont aujourd’hui dans la défiance vis-à-vis de l’institution scolaire.
Par exemple, quand il y a eu les attentats de Charlie, on sait les réactions qu’il y a eu. Certains disaient « ils l’ont cherché », d’autres « oui mais Dieudonné, on l’empêche de parler ». La veille, j’avais préparé tous mes arguments pour y répondre, et il faut tout réexpliquer et remettre dans le contexte. Il faut connaître la loi…
Ma formation m’a permis de le faire, mais j’ai aussi des collègues qui se sont pris la réaction des élèves dans la figure. Il y a aussi un défaut de formation de la part de notre tutelle. On est tous susceptibles de répondre à des interprétations d’élèves qui nous surprennent. Il y a aussi des collègues qui commettent des maladresses. Je sais aussi que dans les collèges, les jeunes sont encore plus dans la défiance. Et ils prennent beaucoup les choses sur le plan affectif et montent les choses en épingle, relaient aux familles qui ont tendance à croire davantage leur enfant que les enseignants… »
« Non, les profs ne sont pas des héros, et l’État doit les aider ». Tel est le message de Pascal Clouaire, professeur à Sciences politiques Grenoble, conseiller municipal à la Ville de Grenoble, ainsi que vice-président à la participation citoyenne à la Métropole de Grenoble.
« Nous sommes tous là, ici sur cette place de Verdun, pour dire tout notre effroi et notre solidarité envers ce professeur qui n’a fait que son métier, qui l’a bien fait et s’est malheureusement trouvé pris dans une avalanche de haine infernale…
Nous sommes ici pour lancer un signal fort pour non seulement dire « plus jamais cela », mais mettre des actes concrets pour les choses bougent et changent… Les professeurs doivent faire leur métier comme ils peuvent le faire. On ne peut demander à des personnes de s’élever au rang de héros de la République. Il faut qu’ils fassent leur métier et que les autorités institutionnelles et administratives les aident et les accompagner à faire leur métier. »
« En cas d’atteinte pour leur sécurité, les professeurs ont droit à la protection de l’État », rappelle Serge Slama, professeur à la faculté de droit à Grenoble, spécialisé dans les droits de l’Homme.
« On a l’impression que ça pourrait arriver à n’importe quel enseignant. Ce professeur a fait son travail d’enseignant du public, dans un cadre républicain. Il a essayé d’apprendre à ses élèves à faire preuve d’esprit critique et à mettre une distance par rapport à la religion… Et il s’est retrouvé assassiné, la tête coupée.
Il se trouve qu’il a le même âge que moi et probablement le même type d’idées progressistes, favorable aux droits de l’homme et à l’intégration des étrangers. Je ne connais pas tous les éléments de l’enquête, mais si son nom a été effectivement cité sur les réseaux sociaux, il aurait dû être placé sous protection. On y a droit comme enseignant…
Quant aux personnes qui ont publié des choses sur les réseaux et dans ce cadre-là, elles auraient dû être interpellées s’il y avait des délits de haine caractérisés. La contrepartie d’avoir la liberté d’expression, c’est aussi qu’on soit protégés par l’État. Parce que, là, ici il y a quelque chose qui dysfonctionne, quand un jeune réfugié en France commet un tel acte et que la République n’a pas pu empêcher ça. »
« La présence insidieuse des religions autour de l’école », insupporte Michel, professeur de physique à l’université
« Je trouve choquant qu’on ne puisse pas instruire nos enfants librement. C’est l’évolution de la société qui me faire peur. Je trouve choquant la présence des religions au pluriel à proximité de nos écoles et cette pression insidieuse qui s’installe me révolte.
J’ai reproduit sur cette pancarte cette strophe d’une ballade du chanteur Renaud car elle a été censurée, il y a deux ans, par les enseignants de ma fille au collège. J’ai voulu comprendre. Ils m’ont dit qu’ils préféraient éviter le sujet, alors même que dans cette strophe on parle de religions qui, aujourd’hui, ne se tapent pas le plus dessus…
C’était à mon avis, justement, l’occasion idéale d’aborder ce sujet, de parler de l’absurdité de ces gens qui s’entretuent pour des textes sacrés qui annoncent que la terre est née il y a 8000 ans d’une étincelle… On est tous là pour dire qu’on a peur, mais ce que je disais à ma fille, c’est que c’est maintenant qu’il faut se tenir debout, qu’il faut montrer qu’on est courageux ».
« J’espère que la hiérarchie va davantage nous soutenir à l’avenir » suite au meurtre de Samuel Paty, espère Éric, enseignant en CE1-CE2 dans une école de l’agglomération.
« J’ai déjà croisé des réticences de parents quand on parle de l’évolution, de la sexualité. C’est toujours sensible… On prend beaucoup de pincettes pour justement éviter après d’avoir à se justifier car on n’est pas couverts par l’administration. On va nous dire qu’il faut être plus prudents, qu’on a mal abordé le sujet.
J’espère qu’il y aura des mesures rassurantes après ce drame et que les supérieurs seront plus à même de soutenir les professeurs qui auront des retours de parents négatifs… Pour les inspecteurs, à partir du moment où ils entendent parler d’un enseignant, c’est pas bon, il est en cause. »
« On garantira la paix dans les établissements en s’assurant qu’il y ait du dialogue », considère Lucille Lheureux, enseignante en histoire-géographie au collège Aimé-Césaire dans le quartier Mistral à Grenoble et adjointe aux Cultures à la Ville de Grenoble. L’adjointe n’était pas présente au rassemblement ce dimanche. La rédaction a recueilli son témoignage ce lundi.
« Évidemment, on s’identifie à ce drame. On se dit cela aurait pu nous arriver. Ce qui est remis en cause, c’est le cœur de nos missions, qui est de former des citoyens à la pensée critique. C’est notre rôle que d’apprendre aux enfants à lire la presse, à comprendre ce qu’est un débat, à percevoir les points de vue à travers ceux qui s’expriment.
Je n’ai pas repris le chemin de l’école en septembre. Mes enfants sont en bas âge. J’ai fait le choix de mettre mon métier entre parenthèses pendant quelques mois. Mais je me suis posé la question : si j’avais des classes, en ce moment, comment je réagirais ? La réponse est que, oui, je continuerais à présenter ces caricatures pour réalimenter le débat et pour travailler sur ce qu’il y a derrière. Je le ferais évidemment avec un petit pincement au cœur, une sueur dans le dos, mais c’est notre mission…
Aujourd’hui, on vit dans un monde radicalisé de tous côtés. Enseigner par exemple en 5e l’apparition des religions dans leur contexte historique, c’est lutter contre les fanatismes, c’est remettre les choses à leur place. Cet assassinat terrible rappelle aussi que, dans notre société, les enseignants sont depuis un moment méprisés. Il y a d’ailleurs une crise des vocations. Quand on dévalorise les enseignants et l’instruction publique, on dévalorise la parole des enseignants face aux enfants, et donc nécessairement quand on a un extrémisme en face, les familles ont plus de mal à se positionner derrière les enseignants…
On garantira la paix dans les établissements, non pas en mettant des policiers mais en assurant que dans les établissements il y a du dialogue, de la rencontre, du projet, que les enseignants ont du temps pour construire des projets interdisciplinaires avec les associations. Ça veut dire que les enfants ont un accompagnement cohérent avec, en dehors de l’école, du collège, une maison de quartier qui les connaît…»
« Nous nous censurons constamment, nous marchons sur des œufs » confie cette enseignante en lettres de 42 ans, dans une missive qu’elle a transmise à Place Gre’net. Cette professeur a commencé sa carrière en 2001 et exerce depuis dix ans dans un collège.
« J’enseigne depuis 2001. Je suis un vieux prof et j’aimais mon métier. Pour être prof, il faut la passion et la vocation. Pour moi, la flamme est éteinte. Je ne sais plus vraiment quand les choses ont mal tourné. Peut-être quand on a voulu dégraisser le mammouth. Alors on a passé plus de temps à faire des papiers, des bilans, qu’à enseigner.
Il faut élever le débat et vite. Quand, sur une grande chaîne, le débat était, il y a quinze jours « être prof et tatoué est-ce républicain ? », il y a vraiment de quoi faire des bonds ! L’Éducation nationale va mal et ce n’est pas une nouveauté. Les réseaux ont juste amplifié le phénomène, tout comme les parents qui encombrent de plaintes les bureaux de police. Je ne veux pas le procès de l’Islam. On est à l’école de la République.
La religion n’a rien à faire à l’école et c’est bien, là, un des drames.
Il est urgent d’éloigner les parents et les parents d’élèves de l’école. Ils nous nuisent clairement. Notre collègue a été mis au ban et cela lui a coûté la vie. Les parents se sentent investis d’une mission. Celle de faire cours à notre place. Ils connaissent mieux les programmes et nous le font savoir. Ironie.
On assiste a des courriers assassins. Nous sommes dangereux. On punit. On ose mettre des heures de colle, diantre ! On a baissé une note. Que ces parents nous laissent tranquilles ! On enseigne. On forme des citoyens. Qu’ils s’occupent de leurs enfants ! On s« occupe, nous, d’élèves.
Je ne veux plus entendre : « Mettez un point de plus », « Mon enfant ne fera pas son heure de colle », « Mon enfant ne lira pas votre livre sur la Shoah, c’est trop violent. Je ne souhaite pas qu’il ait connaissance de cela », « Mon enfant fera son stage d’observation où bon lui semble ». « Sur Harry Potter… Nous allons prier pour votre âme », « Le spectacle vu à la Mc2 était dégoûtant, justifiez-vous ! », « L’écrivain que vous rencontrez avec nos enfants (qui a vendu des millions d’ouvrages) est dangereux, justifiez-vous ! »
La liste serait bien longue. Elle a, dans mon cas, eu raison de l’amour que je portais à mon métier. Pour ce qui est de l’obscurantisme et du radicalisme, il est à bannir tout bonnement. Nous nous censurons, c’est un fait.
Après 2015, nous sommes fort peu à évoquer le sujet qui a coûté la vie à notre collègue. C’est hasardeux et cela fait beaucoup de remous fatigants et inutiles… Je n’ai plus la force. J’admire encore Samuel pour cela.
On parle peu des écoles privées sous contrats. Nous, enseignants, savons que l’Éducation nationale devrait s’en soucier et vite. Il y a urgence.
Parfois, nous avons des enfants qui nous tiennent de drôle de propos. Chacun se réclame aujourd’hui de sa minorité. C’est bien là le problème. Ce n’est pas l’école de la République. Nous nous censurons constamment. Nous marchons sur des œufs au quotidien dans nos classes. Les ados qui rentrent le soir déforment. Rapportent des paroles qui conduisent les professeurs à des justifications sans fins devant leur supérieurs, les parents (toujours).
Cela a conduit cette fois à une mort abjecte. Mais, avant, à combien de dépressions et de suicides ? La hiérarchie fait comme elle peut et comme elle veut. Parfois, elle vous soutient. Parfois pas. Il ne faut pas déclarer trop d incidents. Il faut restaurer l’image du professeur comme celle d’autres fonctionnaires. Il faut se séparer des parents. Il faut lutter contre toute forme d’extrémisme et d’obscurantisme. Et, surtout, il faut avoir foi en les enseignants car il faut aimer ce métier pour le faire encore en 2020. Nous sommes beaucoup d’anciens profs à vouloir quitter le métier. Paix à notre collègue, en espérant que ce sacrifice ne restera pas lettre morte. »
« JM Blanquer n’a jamais défendu la dignité des enseignants, il a fait le contraire », fustige cette enseignante d’histoire-géographie. Cette dernière nous a transmis une longue lettre décrivant le malaise enseignant.
« Je suis professeure d’histoire-géographie. Comme bon nombre de Français, j’ai été choquée par l’assassinat d’un de mes collègues. Cet acte odieux ne devrait pas avoir lieu en République. Mais ce qui est odieux, aussi, c’est le discours tenu par les dirigeants de cette même « République ». Ces dirigeants qui, tous les jours, assomment les enseignants d’une charge de travail démesurée, les menacent s’ils protestent, les traitent de « radicalisés » quand ils s’insurgent contre des réformes mortifères.
À l’heure actuelle, quatre collègues de l’académie de Poitiers, du lycée de Melle, sont suspendus administrativement (pas d’intervention du judiciaire) depuis des mois pour avoir fait valoir leur droit de grève contre les nouvelles épreuves de bac. Voilà une drôle de manière pour le ministre de l’Éducation nationale de défendre la liberté d’expression.
Qui se souvient de Christine Renon, directrice d’école qui s’est suicidée l’année dernière ? [Celle-ci] incriminait dans sa lettre d’adieu l’institution qui l’emplo[yait] et qui, à force de la pressurer et de faire reposer sur ses épaules une charge de travail telle, l’a conduite à n’avoir comme seule solution pour s’y soustraire : échapper à la vie.
Se souvient-on de ces profs de lycée qui avaient fait valoir leur droit de grève en juillet 2019, en refusant de rentrer dans l’ordinateur les notes des copies de bac qu’ils avaient corrigées ? Cette grève visait à faire savoir à tout le monde que la réforme du bac mise au point par J‑M Blanquer mettait l’école et leur métier en danger. J.-M. Blanquer n’avait eu d’autres réponses que la menace de sanctions à l’encontre d’enseignants qui avaient simplement exercé leur droit de grève et leur liberté d’expression.
Ces mêmes « serviteurs de la République » dont le ministre de l’Éducation nationale parle aujourd’hui… Ils les avaient traités de criminels à ce moment-là.
Depuis la rentrée, les professeurs et les personnels de l’Éducation nationale dans leur ensemble font face à la quasi-absence de protocole sanitaire ; à des classes surchargées, à la gestion du présentiel et du distanciel (il y a beaucoup d’élèves absents à cause du virus); à de nouveaux programmes infinis que les élèves ne peuvent assimiler ; à des épreuves de bac qui vont commencer au mois de janvier prochain, et pour lesquelles les enseignants n’ont pas le temps de former leurs élèves ; à une masse de travail démesurée ; à une pression de la part de l’institution, des élèves (angoissés par l’avenir), de parents (angoissés par l’avenir de leurs enfants).
Et quand les enseignants ont le malheur de dire que tout cela conduit l’école à sa perte, qu’ils n’ont pas le temps de former des élèves, des citoyens, qu’à la place de cela ils font de l’abattage, comme le prévoit « l’école de la confiance », expression inventée par JM Blanquer destinée à masquer la réalité de « l’école de la défiance ».
Au quotidien, chaque enseignant est pris dans un tourbillon d’injonctions contradictoires, en étau entre le discours institutionnel (technocratique et autoritaire) et la réalité du terrain. Et quand les professeurs protestent, la seule réponse qu’ils trouvent chez cette République qui les emploie, ce sont des menaces (retenues sur salaire, procédure pour faute professionnelle, suspension administrative…) : un tournant répressif a été pris, la liberté d’expression se transformant en coquille vide.
Alors, oui, les crimes comme celui qui a eu lieu [vendredi] sont à punir fermement. Mais les terroristes du quotidien, les gens les plus dangereux pour l’école et la liberté d’expression, sont ceux-là mêmes qui les portent aux nues aujourd’hui, le temps de la médiatisation de cet attentat.
Ce sont eux qui, pierre par pierre, détruisent cette école républicaine qu’ils feignent d’appeler de leur vœux : en supprimant des postes d’enseignant ; en mettant en concurrence les disciplines, les établissements, les élèves, en façonnant des programmes, des épreuves, des rythmes scolaires impossibles à tenir ; en faisant de l’école un lieu exclusivement destiné à l’évaluation et à la sélection des élèves plutôt qu’un lieu de la formation et de l’émancipation ; en laissant des enseignants s’enfoncer dans la détresse des quartiers dits « sensibles ».…
Que fait le ministère de l’Éducation nationale pour promouvoir la dignité des enseignants, pour signifier qu’ils sont des agents du service public à qui tout un chacun doit le respect ? Que ces gens ont une mission d’intérêt général et qu’ils ne comptent ni leur temps ni leur argent pour la remplir ? Et qu’au nom de cela, ils doivent être traités correctement ?
J‑M Blanquer n’a jamais défendu la dignité des enseignants, il a fait le contraire. En fragilisant le statut des enseignants, JM Blanquer donne le signal que l’on peut s’en prendre impunément à eux. En laissant l’image d’enseignants fainéants-nantis prospérer dans l’opinion publique et dans les médias, J‑M Blanquer ne contribue-t-il pas à rendre les professeurs vulnérables ? Ne contribue-t-il pas à livrer ces fameux « serviteurs de la République » en pâture à des gens gagnés par le fanatisme et l’irrationnel ?
En les maintenant dans une solitude face aux problèmes sociaux qu’ils sont chargés de résoudre, en en faisant des remparts contre tous les obscurantismes, contre toutes les théories du complot ; en leur demandant d’être les garants de l’ordre moral, du respect des biens, des personnes, des institutions, alors que tout ce qui se passe en dehors de l’école est à l’opposé des valeurs républicaines que les enseignants ont pour mission de promouvoir ; quand un président parle de ceux qui « sont tout » et de « ceux qui ne sont rien », alors qu’il est écrit au fronton des écoles « Liberté, Égalité, Fraternité », quand les discours professés à l’école restent de vaines paroles car la réalité de notre monde démontre le contraire… on est en droit d’interroger la responsabilité de nos dirigeants.
Les lignes de fracture de cette République « une et indivisible », c’est à l’école qu’elles sont dessinées. Et Emmanuel Macron pourra dire le contraire, ses propos ne sont pas performatifs, le réel a toujours raison sur les discours. Contrairement à ce que dit le président, nous sommes divisés, en fonction de nos classes sociales, en fonction de notre couleur de peau… Et la République ne fait rien pour réduire ces inégalités qui se transforment en divisions irréductibles.
L’école a perdu son âme, sa vocation, son caractère sacré. Mais cela, ce n’est pas le crime des terroristes. C’est le crime de ceux qui, à la tête de l’État, dénoncent les terroristes. J’espère que cette réalité-là du métier d’enseignant sera aussi relayée sur les antennes, dans les journaux, en parallèle de l’analyse du crime qui dont a été victime ce professeur d’histoire-géographie ».
Propos recueillis par Séverine Cattiaux