REPORTAGE – Condamné à dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis en première instance pour homicide involontaire, le médecin psychiatre Lekhraj Gujadhur comparaissait devant la Chambre des appels correctionnels de Grenoble ce mardi 19 décembre. Le médecin a dû de nouveau s’expliquer sur les circonstances qui ont conduit l’un de ses patients, schizophrène, à s’échapper de l’hôpital psychiatrique de Saint-Égrève avant de poignarder mortellement un étudiant. En jeu, la responsabilité pénale d’un psychiatre suite aux agissements d’un patient soumis à ses soins.
« Pourquoi avez-vous interjeté appel ? », questionne le président de la chambre des appels correctionnels de Grenoble.
« Je conteste ma culpabilité, je pense que je suis innocent », lui répond à la barre, ce mardi 19 décembre, Lekhraj Gujadhur, 72 ans, médecin psychiatre désormais à la retraite.
C’est le deuxième rendez-vous avec la justice que doit affronter l’ancien psychiatre, après sa comparution en première instance le 8 novembre 2016 devant le tribunal correctionnel de Grenoble. Ce dernier lui reprochait le « manque de discernement de la dangerosité » de Jean-Pierre Guillaud, un patient schizophrène dont il avait la charge, ainsi qu’un « défaut de surveillance ».
Ce patient hospitalisé pour deux attaques à l’arme blanche au Centre hospitalier Alpes-Isère de Saint-Égrève avait poignardé en pleine rue à Grenoble, Luc Meunier, un jeune étudiant de 26 ans, le 12 novembre 2008. Jean-Pierre Guillaud avait en réalité profité d’une autorisation de sortie limitée à la seule enceinte du parc du centre hospitalier pour s’en échapper, vraisemblablement en proie à des hallucinations « qui lui demandaient de tuer quelqu’un ou de se tuer ».
Le Dr Lekhraj Gujadhur avait été condamné le 14 décembre 2016 à une peine de dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis pour homicide involontaire, condamnation dont il a interjeté appel, ce qui l’a conduit, presque dix ans après le déroulement des faits, à comparaître à nouveau devant ses juges.
Lekhraj Gujadhur : « je n’avais qu’un rôle administratif »
Très méticuleux, le président va commencer par interroger très longuement le psychiatre afin de déterminer son niveau de responsabilité. Il suspecte – malgré les dénégations de l’intéressé – qu’il était alors chef de service au pavillon 101 du CHAS où il assurait notamment le suivi du patient Jean-Pierre Guillaud, en binôme avec un autre médecin. Sur ce point, Lekhraj Gujadhur, reste droit dans ses bottes : il n’avait « qu’un rôle administratif confirmé par aucune nomination officielle. Je ne m’occupais que de mon sous-secteur », assure-t-il.
Tout juste consent-il à admettre que, s’il signait les permissions de sortie, c’était toujours après en avoir discuté « collégialement » avec l’équipe soignante et parce que son binôme ne disposait pas du pouvoir de signature. Un point très important du procès puisque c’est au cours d’une de ces sorties que Jean-Pierre Guillaud a tué Luc Meunier. Un aspect que le président à tout particulièrement creusé, allant jusqu’à feuilleter de longues minutes le dossier médical – encore sous scellés – du meurtrier. Dans quel but ? Retrouver les fameuses fiches A1 consignant l’historique de ses autorisations de sortie et les signatures les validant.
Le psychiatre connaissait-il les antécédents violents de son patient ?
La Cour s’est également penchée sur la connaissance qu’avait à l’époque le psychiatre de tous les antécédents violents et, partant, de la dangerosité de Jean-Pierre Gaillard. Notamment en l’interrogeant sur l’une des agressions, en 2006, au cours de laquelle il avait poignardé un résident d’une maison de retraite à Méribel-les-Échelles.
« Guillaud arrive en hospitalisation d’office au pavillon 101 en 2006, juste après cette attaque. Étiez-vous au courant de cet épisode ? », l’interroge le magistrat.
« Absolument pas ! Si je l’avais su, je l’aurais pris en charge immédiatement », rétorque, imperturbable, l’ex-médecin psychiatre.
Ce qui ne manque pas d’étonner Me Hervé Gerbi, l’avocat de la famille de Luc Meunier, qui relève que l’équipe soignante, elle, était au courant des ses antécédents au vu de son dossier médical. « Et vous, non ? », interroge-t-il le psychiatre, feignant un étonnement volontairement exagéré. Ce à quoi, impassible et toujours sur sa ligne de défense, Lekhraj Gujadhur va persister à dire que, non, il ne l’était pas.
Pourquoi ne pas s’être inquiété de l’aggravation de l’état de Jean-Pierre Gaillaud ?
Même attitude quand est évoquée, par l’un des magistrats assesseurs, une fugue de Jean-Pierre Guillaud, les 23 et 24 octobre 2010. « C’était un moment d’égarement. Le patient a été réintégré mais j’ai eu très peur et j’ai été soulagé », tente d’expliquer le médecin. « Pourquoi aviez-vous eu peur ? », rebondit la magistrate qui, manifestement, cherche à évaluer si cette peur avouée peut contribuer à prouver la connaissance du passé médical du meurtrier.
« J’étais inquiet car j’ai eu peur d’un accident, d’une agression, d’un suicide », se borne laconiquement à répondre Lekhraj Gujadhur.
Autant de faits qui auraient dû, normalement, alerter le psychiatre sur l’aggravation de l’état mental de Jean-Pierre Gaillaud, a estimé la Cour.
« Est-ce que tous ces événements n’auraient pas dû logiquement conduire à ce que vous examiniez vous-même le patient ? », le presse le président. « Mon binôme se sentait capable de le faire. Si cela avait été le contraire, elle m’en aurait parlé et il n’y aurait eu aucun problème à ce que je prenne la main », lui répond Lekhraj Gujadhur.
« Un médecin qui va jusqu’à donner son numéro de portable à ses patients »
Pour sortir un peu de ce dialogue de sourds et compléter sa défense, le psychiatre va tenter de se réfugier dans les « dysfonctionnements » de l’hôpital, le manque criant de personnels, tout autant que l’inadaptation de la structure de l’époque à un flux de patients jugé considérable. Ce en quoi va le rejoindre le témoignage d’un infirmier cité à la barre par la défense.
Ce dernier évoque, outre la surcharge des « structures internes » [les services, ndlr], le déficit de médecins psychiatres empêchant, selon lui, tout suivi continu et efficace des patients. L’infirmier psychiatrique s’étonne en outre qu’on puisse s’en prendre au Dr Lekhraj Gujadhur. « Un médecin qui va jusqu’à donner son numéro de portable à ses patients et auquel on confiait des malades avec lesquels les autres praticiens étaient en difficulté », souligne-t-il.
Avant de le qualifier de « bouc émissaire », dont la condamnation en première instance ne peut que faire du tort à la profession car « la psychiatrie n’est pas une science exacte », affirme-t-il.
« Si l’institution avait joué son rôle, il n’y aurait pas eu ce drame »
Me Jean-Yves Balestas, conseil de Lekhraj Gujadhur, ne dit pas autre chose. « Il est démontré et avéré que l’organisation hospitalière de Saint-Égrève, à cette époque-là, est fortement défaillante », fustige l’avocat. Selon ce dernier, son client n’a ainsi pas été nommé par un arrêté, comme il se doit dans une institution publique hospitalière. La surveillance des patients ? « Elle est ce qu’elle est, et l’hôpital, personne morale, est relaxée [en première instance, ndlr]. Il n’y a pas eu d’appel du parquet. On considère donc que l’institution a joué son rôle, alors que si elle l’avait joué, M. Guillaud ne serait jamais sorti de l’hôpital et il n’y aurait pas eu de drame », pointe Jean-Yves Balestas.
En l’occurrence, l’avocat trouve stupéfiant « que l’institution qui organise les soins et la sécurité soit exonérée et que l’on se concentre sur un médecin qui ne fait que soigner ». Dans sa plaidoirie, Jean-Yves Balestas va d’ailleurs battre en brèche l’idée que, parce que son client a la signature administrative, il est automatiquement en tort.
« Ce n’était pas son patient. Il ne s’en désintéressait pas mais c’était un autre médecin qui s’occupait de M. Guillaud, ce n’était pas lui ! Ce n’est pas pour se défausser mais il faut que chacun prenne ses responsabilités », explique-t-il. Comment a‑t-il tenté de convaincre les juges de l’innocence de son client ? Jean-Yves Balestas s’en explique.
« Dans cette affaire, le positionnement de la famille Meunier c’est qu’elle n’avait trouvé sa place ni dans la volonté sécuritaire du président Sarkozy à l’époque, ni dans le refus de la réalité des psychiatres. Elle a toujours cherché une voie intermédiaire dans ce dossier », expose Me Hervé Gerbi, l’avocat des parties civiles. Pour le défenseur, il est hors de question de stigmatiser les patients schizophrènes parce qu’il n’y a pas d’états dangereux mais des moments dangereux. Une nuance extrêmement importante pour l’avocat.
« Ce que reproche la famille Meunier au docteur Gujadhur, c’est de n’avoir pas été vigilant sur ces moments et, notamment, le dernier. Et ce malgré des signes précurseurs, des sonnettes d’alarme tirées par le corps infirmier », explique-t-il.
Et de poursuivre. « Ce médecin, qui remplissait des certificats sans avoir vu pendant deux ans un seul patient en hospitalisation judiciaire – et qui l’a confié à un médecin généraliste en formation de psychiatrie –, s’est abstenu de faire les démarches nécessaires pour l’empêcher, ce jour-là, de s’enfuir du parc de l’hôpital », déplore le ténor du barreau.
Sur le fait que l’institution hospitalière n’ait pas été condamnée en première instance, Hervé Gerbi considère quant à lui que c’était une décision judicieuse. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, « s’agissant d’une autorisation de sortie à l’intérieur du parc, elle relève de la pure responsabilité du médecin », affirme-t-il.
Toujours est-il qu’à l’issue de l’audience et avant les plaidoiries, l’avocat général a requis la même peine qu’en première instance. Soit dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis. Quant au jugement, il a été mis en délibéré au 27 mars 2018.
Joël Kermabon