TRIBUNE LIBRE – La nouvelle aurait pu sembler anodine. Ce 28 octobre, l’humoriste Dieudonné donne un spectacle « La Guerre » au Summum, à Grenoble. Seulement voilà, Dieudonné n’est pas un humoriste “anodin”, au point que le maire de Grenoble, Éric Piolle, décide d’adopter un arrêté pour interdire le spectacle en question. Analyse par un collectif d’étudiants du Master 1 de droit public de la faculté de droit de Grenoble* avec leur professeur Romain Rambaud.
Eric Piolle a donc décidé d’interdire le spectacle de Dieudonné. Ce n’est ni le premier ni le dernier. Dieudonné est une figure bien connue du droit de la police administrative, et cette affaire doit donc s’analyser dans un cadre juridique bien particulier.
Les faits : l’interdiction par Éric Piolle du nouveau spectacle de Dieudonné
Dieudonné s’est fait connaître depuis une vingtaine d’années pour un engagement politique et un humour qui ne laissent pas indifférents. Il a certes fondé le Parti des utopistes en 1997 puis obtenu, de l’Onu, le titre d’ « homme de bonne volonté dans sa lutte contre le racisme » en 2000. Mais, à partir des années 2000, un autre visage s’est dévoilé. Souvent sous le prétexte de l’humour, Dieudonné s’en prend de plus en plus violemment aux personnes de confession juive. « J’ai fait l’con », « Mahmoud », « La Bête Immonde »… les spectacles antisémites se multiplient. Sans oublier « Le Mur » contenant le fameux extrait : « Moi, tu vois, quand je l’entends parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz… Dommage ! ».
Grenoble compte désormais parmi les villes s’opposant à la représentation de Dieudonné. M. Piolle explique : « En quelques jours, j’ai été interpellé largement, par un grand nombre de personnalités, par des structures et des mouvements politiques, qui découvraient le sujet ».
Il déclare vouloir prévenir ainsi tout trouble à l’ordre public, « sans attendre que cela dégénère comme lors des meetings FN à Grenoble » (tweet d’Eric Piolle), renvoyant ainsi à la manifestation qui avait dégénéré autour de l’office du tourisme de Grenoble en mai dernier, alors que Louis Aliot était venu faire un meeting.
Une mesure qu’Émilie Chalas, députée de l’Isère, s’empresse de qualifier de « forte, courageuse, et engagée ».
Dieudonné, quant à lui, n’est pas du même avis et déclare sur son site Dieudosphère.com que « le spectacle aura bien lieu ! » Pour l’humoriste, les arguments de M. Piolle manquent de poids, d’autant que le maire ignore le contenu du spectacle concerné : « Il est difficile de se dire que de simples appels téléphoniques constituent une raison valable pour faire perdre leur temps aux institutions françaises en signant un arrêté. »
Le 13 septembre, Dieudonné ajoute sur son site que cet arrêté contre lui est « vain », qu’il coûte « de l’argent aux contribuables grenoblois en frais d’avocats, [leur] fera perdre du temps à écrire des articles et se soldera par un échec ». D’autant que, comme le précise le journal 20 minutes, la mairie de Grenoble avait déjà échoué à interdire ses spectacles en 2009 puis en 2011. Pourtant, en même temps, Marseille prononce à son tour un arrêté pour interdire son spectacle, également pour prévenir tout trouble à l’ordre public.
Le contexte : Dieudonné, « star » du droit de la « police administrative »
Graffiti de HMI Solo à Bruxelles, de Dieudonné faisant le geste de la Quenelle. CC Wikipédia – Jack Rabbit Slim’s
Il faut souligner que cette affaire n’est pas du tout isolée dans la jurisprudence administrative. Les spectacles de Monsieur M’bala M’bala ont conduit à un lourd contentieux.
En effet, sa manière de surfer sur l’ambiguïté de propos pouvant être qualifiés d’« antisémites » lui a valu plus d’une fois de se retrouver devant nos juridictions. Ces précédents jurisprudentiels ont eu un impact en droit administratif à partir des ordonnances des 9, 10 et 11 janvier 2014, qui ont fait évoluer la matière en procédant à une extension des pouvoirs de la police administrative.
Ce qu’on appelle « police administrative » est une fonction qui a pour objet de prévenir les atteintes à l’ordre public (sécurité, tranquillité, salubrité) par les autorités publiques. Les mesures de police administrative sont prises à l’initiative d’autorités telles que le maire, le préfet, le Premier ministre, le président de la République. Depuis la jurisprudence Benjamin de 1933, le juge administratif vérifie que la mesure de police est justifiée par rapport aux circonstances de l’espèce et si celle-ci est adaptée et proportionnée à la menace qui pèse sur l’ordre public.
En janvier 2014, le préfet de Loire-Atlantique avait pris un arrêté interdisant le spectacle de Dieudonné qui devait se tenir quelques jours plus tard. Par la suite, le tribunal administratif de Nantes avait donné raison à l’humoriste en suspendant cette interdiction. Mais le Conseil d’État a décidé du contraire et validé l’interdiction du spectacle, les propos antisémites tenus au cours du spectacle étant considérés par le juge comme une atteinte à la dignité humaine et la cohésion nationale.
Par ailleurs, le Conseil d’État a estimé qu’il existait un risque qu’il reproduise des infractions pénales qu’il avait commises par le passé. Cette ordonnance interroge sur la délimitation de l’ordre public : dans les faits, il n’y avait pas vraiment de troubles à l’ordre public au sens classique du terme car il n’y avait pas de risque pour la sécurité, la tranquillité ou la salubrité publiques.
Il est vrai que le Conseil d’État avec l’arrêt Morsang-sur-Orge (1995) avait fait de la dignité humaine une composante de l’ordre public. Néanmoins l’ “affaire Dieudonné” est venue renforcer cette notion en l’appliquant pour la première fois à de simples paroles. Cette solution fut très contestée car elle a été considérée par beaucoup comme un risque pour la liberté d’expression. Il faut avoir ce contexte juridique en tête pour analyser la décision d’Éric Piolle.
Le bras de fer juridique : l’arrêté d’Eric Piolle est-il légal ?
Bien conseillé, Eric Piolle a indiqué dans la presse qu’il fonderait son arrêté uniquement sur les risques de troubles à l’ordre public. En prenant en compte ceux-ci, cet arrêté est-il légal ou existe-t-il des risques d’annulation par le juge ? Par ailleurs, cette décision ne se fonde-t-elle pas en réalité sur des motifs plus implicites ?
Le fondement explicite de la décision d’Eric Piolle : le risque de troubles à l’ordre public
Si le maire de Grenoble peut faire valoir des arguments en faveur de la légalité de l’arrêté, force est de constater qu’il est plus probable que cet arrêté soit considéré comme une mesure disproportionnée au regard de l’atteinte qu’elle porte à la liberté d’expression.
Un arrêté légal ?
© Joël Kermabon – Place Gre’net
Comme annoncé dans le communiqué de presse, le maire souhaite interdire le spectacle de Dieudonné. Grenoble est, il est vrai, une ville sujette à de nombreuses manifestations. Notamment, Eric Piolle justifie sa décision par les débordements qui ont entouré le meeting du Front national l’été dernier : « En juin dernier, un meeting du Front national, tenu dans un bâtiment public avait déclenché un tumulte soudain qui s’était rapidement étendu à travers tout le centre-ville. En tant que maire, mon rôle est de garantir le respect de l’ordre public ».
Par ailleurs, il énonce dans son communiqué avoir subi des pressions de nombreux groupes, de personnalités ou de mouvements politiques. Annuler le spectacle lui éviterait des violences de la part de ceux qui sont hostiles à Dieudonné, et donc des troubles à l’ordre public. Cependant, cette mesure pourrait être considérée comme excessive et donc illégale devant un tribunal.
Pourrait-il exister d’autres raisons justifiant l’arrêté ? C’est déplacer le débat sur la question de la moralité publique ou de la dignité, qui ne sont à ce stade que des fondements implicites de la décision.
Un arrêté illégal ?
L’arrêt Benjamin a instauré un contrôle de proportionnalité des mesures de police et a posé le principe selon lequel l’interdiction n’est légale que s’il n’existe pas de solutions moins attentatoires à la liberté. D’après le commissaire du gouvernement Corneille, « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception ». Or en l’espèce, il n’est pas certain que l’interdiction soit la seule solution possible.
De ce point de vue, la comparaison entre les débordements liés au meeting du FN et les risques de débordements autour du spectacle de Dieudonné ne semble pas pertinente. Les premiers se sont déroulés dans le centre-ville, autour de l’office du tourisme, endroit fréquenté, difficile à sécuriser, permettant à d’éventuels fauteurs de troubles de s’éparpiller dans les rues alentour, qui sont étroites et donc propices aux regroupements, rendant difficile l’action des forces de l’ordre. Au demeurant, ces dernières avaient tout de même réussi à endiguer la manifestation.
Au contraire, le summum est une salle de spectacle qui se situe dans un bâtiment loin du centre-ville, spécialisé dans ce genre d’évènements, disposant d’un système de grillages successifs permettant de filtrer les entrées, d’un personnel de sécurité dédié, l’ensemble facilitant l’intervention potentielle des forces de l’ordre. D’autres mesures que l’interdiction auraient été envisageables dans ce contexte : renforcement du dispositif de sécurité, des palpations de sécurité, capacité des forces de l’ordre à faire face à la situation sans dégâts, etc.
Le juge pourrait donc considérer que la mesure d’interdiction est disproportionnée eu égard à la liberté fondamentale en cause, la liberté d’expression.
Enfin, la question de la compétence d’Eric Piolle pourrait être posée, puisque Grenoble est une ville où la police est étatisée au sens de l’article L. 2214 – 4 du Code général des collectivités territoriales, et c’est donc au préfet de prendre les mesures de police en matière de sécurité et tranquillité publiques. Cependant, cet article prévoit que le maire conserve sa compétence pour les “spectacles” et on peut donc estimer que, dans ce cas précis, Eric Piolle était bien compétent.
Les fondements implicites de l’arrêté
L’interdiction du spectacle de Dieudonné trouve également sa source dans des motifs plus implicites. Il apparaît à la lecture du communiqué de presse deux raisons majeures.
La première tient aux propos antisémites des précédents spectacles. Cependant M. Piolle ne peut aujourd’hui se fonder explicitement sur ce motif : n’étant pas absolument certain du contenu exact du spectacle et au regard des extraits de ce dernier disponibles à ce jour, l’interdiction fondée sur d’hypothétiques troubles à l’ordre public tirés de la violation de la dignité humaine ou de la cohésion nationale, comme lors des affaires Dieudonné de 2014, est contraire aux conditions imposées par le droit.
La seconde tient aux “valeurs” de Grenoble. Le maire fait référence aux nombreuses interpellations dont il a fait l’objet : « Toutes se sont exprimées sur l’incompatibilité entre les valeurs promues par l’artiste et les valeurs fondamentales de Grenoble, ville ouverte sur le monde et Compagnon de la Libération ». Sur ce point, la jurisprudence admet que certaines interdictions puissent être fondées sur une atteinte à la « moralité publique » lorsqu’il existe des « circonstances locales particulières ». Serait-ce le cas à Grenoble ?
S’ils peuvent être entendus, ces arguments semblent néanmoins fragiles dans la mesure où il n’y a, dans le spectacle en cause et pour le moment, pas d’éléments en ce sens. Or, si Grenoble a certes “une sensibilité particulière”, il est toujours difficile d’effectuer un “tri sélectif” en matière de liberté d’expression puisque la frontière entre la censure et la protection des administrés est parfois délicate.
Conclusion : L’affaire Dieudonné à Grenoble, le droit face à la violence ?
Manifestation contre la loi El Khomri, 9 avril 2016. © Yuliya Ruzhechka – www.placegrenet.fr
Cette affaire pose au final la question des rapports entre le droit et la violence. L’adoption de cet arrêté ne conduit-il pas à donner une prime à la violence, au sens où plus on fait de bruit, plus il est facile d’obtenir finalement satisfaction ? Grenoble a été en proie à des violences lors du meeting du FN, de résultats d’élections, de saccages des locaux des partis des Républicains et des socialistes, lors des mouvements des Nuits debout ou encore des manifestations « anti loi El Khomri » et l’avenir nous dira si de similaires seront commises lors des manifestations de cette rentrée 2017.
Or, aucun arrêté les limitant n’est pris à leur encontre et Eric Piolle n’a de cesse à ces occasions de renvoyer le préfet à ses responsabilités. La mairie n’est-elle pas prisonnière d’activistes par peur de violences trop graves ? L’application de la police administrative est-elle à géométrie variable ?
En définitive, l’affaire Dieudonné ne révèle-t-elle pas le délicat sujet des violences de nature politique à Grenoble ?
- Clémentine Delezinier, Alicia Goncalves, Pierre Hirigoyen, Anne-Claire Issartel, Pierre Jacquier, Charline Lacazale, Marine Manhes, Émilie Naton, Mélina Oguey, Lucie Poret, Marie Poret, (avec leur professeur Romain Rambaud).
LE DROIT FACE AU « POLITIQUEMENT ACCEPTABLE » :
LES LIMITES DE LA PÉDAGOGIE PRATIQUE DANS LES ÉTUDES JURIDIQUES ?
Si la question de l’interdiction du spectacle de Dieudonné est certes une question de droit, elle est encore plus une question politique. Sur ce point, le fait de rédiger un article sur cette affaire, et de ne pas aller plus loin, l’illustre de façon significative.
Notre projet initial, en tant qu’étudiants en droit, n’était pas de rédiger un article mais de faire un recours devant le juge afin de garantir une application stricte du droit. Cependant, au titre du “politiquement acceptable” et des potentielles conséquences institutionnelles et politiques qu’aurait pu causer une telle entreprise, nous avons dû revoir nos ambitions à la baisse.
Un risque de mauvaise interprétation
En effet, en tant qu’étudiants, le fait d’être associés à une personnalité telle que Dieudonné aurait pu avoir de lourds impacts concernant nos futurs universitaires et professionnels. Un tel engagement aurait causé des torts à la Faculté de Droit de Grenoble, mais aussi à l’ensemble des étudiants de cette dernière en cas de mauvaise interprétation de ce recours. Une telle démarche n’aurait pas été comprise de tous et de grossiers amalgames auraient pu être faits. Nous aurions pu être confondus avec des partisans de Dieudonné, ce que nous ne sommes pas, alors même que l’objet initial de cette démarche était un exercice pédagogique.
Cela amène à s’interroger au demeurant sur l’enseignement pratique du droit à l’université. La clinique du droit, qui a pour objectif de permettre aux étudiants de faire une application concrète des théories enseignées, se trouve confrontée à de fortes limites. Il reste risqué de faire sortir l’enseignement de l’université en raison des répercutions lourdes et parfois incontrôlées que peut avoir une telle mise en pratique.
Cette « lâcheté collective » est-elle en réalité un triste aperçu de la société dans laquelle nous vivons ? Le contexte actuel nous a amenés à nous intéresser en premier lieu à des considérations sociales et politiques, avant même la dimension juridique. Au titre du “politiquement correct”, nous sommes prêts à laisser prospérer une décision probablement illégale au détriment d’une bonne administration du droit. La politique est-elle au-dessus du droit ? Il semblerait que la réponse soit oui.
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