REPORTAGE – À l’Epsi, École privée des sciences informatiques, l’année commence par un « challenge jeu vidéo ». L’occasion de découvrir une formation qui entend placer le numérique au cœur du monde et des emplois de demain. Un univers où geeks et joueurs sont conquis, mais qui reste encore exclusivement masculin.
Ils sont cinq autour de la table, dans des locaux tout neufs, chacun devant leur écran, tandis que sur le mur s’affichent les webcams des écoles concurrentes. Les provocations sont de rigueur, avec humour et bonne humeur, et la compétition bien réelle. L’enjeu est symbolique, mais personne n’a envie de terminer dernier.
Telle est l’ambiance d’un « workshop » (atelier de travail) à l’Epsi, défi organisé entre les neuf “campus” de cette école privée d’informatique. Celle-ci accueille ainsi ses étudiants de première année en leur demandant de créer un jeu vidéo en cinq jours, du lundi 19 au vendredi 23 septembre. Tout en étant notés par un jury, au fur et à mesure des étapes. Objectif ? Finir premier, tout simplement.
Génération jeux vidéo
Ces « workshop » ne sont pas rares au sein de l’école, et cela à tous les niveaux, nous explique Franck Fleury, directeur de Campus de l’Epsi Grenoble. Mais pour des élèves de première année, tout juste sortis du lycée, le défi n’est pas mince.
« On est en train de faire un jeu pourri ! » Quand l’équipe prend avec humour quelques imperfections provisoires… © Florent Mathieu – Place Gre’net
Le monde du jeu vidéo est cependant loin d’être étranger aux jeunes gens. Aborder le sujet avec eux, c’est d’ailleurs prendre le risque de réveiller de vieux débats : Doom contre Minecraft, League of Legend contre World of Warcraft… Entre Atari et Amiga, Sega et Nintendo, Sony et Microsoft, les querelles de clocher ont toujours marqué l’univers des joueurs. Mais ont rarement empêché le travail d’équipe.
Un résultat bluffant
Hugo fait partie de la jeune équipe sur les dents pour représenter l’Epsi de Grenoble dans cette compétition. « La première chose que l’on se demande, c’est qu’est-ce qu’on va faire. Quel univers va-t-on adopter ? Quel personnage, et surtout quel type de jeu programmer ? Ensuite, on définit les rôles, en suivant plusieurs objectifs imposés au fur et à mesure de la semaine… »
System Failure, le jeu développé par l’équipe de première année de l’Epsi Grenoble. « Combattez l’Internet » Mais ne gagne-t-il pas toujours ? DR
Après à peine trois jours de développement, le résultat est bluffant pour qui ne connaît rien à la programmation : le jeu est relativement maniable, intuitif, avec sa propre personnalité, détournant les graphismes ou icônes propres au monde de l’informatique. Il se révèle aussi retors et agaçant que n’importe quel jeu vidéo de plateforme conventionnel. On pouvait, dans les années 80, payer très cher des jeux à peine plus aboutis que celui-là.
Et si les élèves de première année se prennent au jeu de la compétition et abordent la conception de leur System Failure avec sérieux, ils rient bien volontiers des bugs qui l’émaillent encore. Sur sa difficulté, le débat fait rage : concevoir un jeu « casu » (pour les joueurs occasionnels) ou pour les « hardcore gamers » ? L’amour du jeu vidéo est bien présent. Il a parfois motivé les orientations professionnelles.
Entre objectif professionnel et rêve fou
« Je suis un grand joueur et trouver un métier qui me plairait dans ce domaine est un de mes objectifs », explique Hugo. Le tout jeune bachelier de 18 ans a pourtant plusieurs cordes à son arc : entre autres un 19 sur 20 en option théâtre de son bac S et l’apprentissage du japonais par amour de la culture nippone.
Hugo, 18 ans, vient d’intégrer sa première année de formation à l’Epsi Grenoble. © Florent Mathieu – Place Gre’net
Si les contours de son objectif restent flous, Hugo n’exclut pas de créer plus tard sa propre entreprise, en s’appuyant tant sur sa formation que sur les stages et l’alternance. « Ce serait un projet un peu fou. »
Formation, pas formatage
Formation ne rime pas ici avec formatage, comme le montre les profils variés. En première année comme Hugo, Chris a ainsi dix ans de plus que lui. Lui n’a pas suivi de cours au lycée, a travaillé très tôt, comme boulanger durant de longues années, puis porteur funéraire… Il a passé l’entretien pour intégrer l’Epsi et a décroché sa place. Sa motivation et son parcours atypique ont fait la différence.
Des profils variés, mais intégralement masculins (voir encadré). Hugo le prend avec une certaine philosophie : « Je m’y attendais. Il y a beaucoup plus de filles dans le web que dans le développement en général. Après, on est sur le campus, si on veut voir plus de filles, ce n’est pas si difficile ! »
Mais jusqu’à vendredi, la fine équipe aura de toute évidence autre chose à faire qu’aller se promener sur le campus. Travailler l’habillage, corriger les bugs des plateformes, en attendant d’ajouter des monstres à éviter pour corser un peu le tout. Et pendant ce temps, sur les webcams qui s’affichent au mur, l’école de Montpellier continue de provoquer…
Florent Mathieu
L’EPSI, UNE ÉCOLE DU NUMÉRIQUE… AU MASCULIN ?
Le numérique, quatrième révolution industrielle ? Franck Fleury, directeur de campus à l’Epsi (École privée des sciences informatiques), décrit en tout cas un avenir en rupture. « D’après la Conférence de Davos, 60 % des métiers actuels vont disparaître au profit de nouveaux métiers. Tout s’accélère, dans tous les domaines. Et le digital est un secteur qui ne manquera pas de rechercher des candidats… »
Franck Fleury, directeur de Campus à l’Epsi Grenoble. Dans son bureau, ses réalisations de maquettes en bois. Le pont vers les technologies ? © Florent Mathieu – Place Gre’net
Ce sont ces candidats qu’une école privée comme l’Epsi entend former, à travers un cursus pouvant aller jusqu’à cinq ans. Les trois premières pour acquérir les bases, les deux dernières pour développer des compétences managériales. En somme, assurer la formation des salariés… et des chefs d’entreprise de demain.
60 garçons, aucune fille…
Une formation qui a un coût : l’étudiant motivé devra débourser 6 000 euros pour rejoindre les rangs de l’Epsi, au moins pour les première et deuxième années, le reste du cursus se faisant en alternance. Avec, à la clé, non pas un diplôme, mais un titre RNCP délivré par la Commission nationale de la certification professionnelle.
Si l’Epsi existe depuis 1961, son implantation sur le bassin grenoblois date de l’année universitaire 2013 – 2014. L’école compte déjà 60 inscrits. Objectif affiché : compter un jour 150 élèves. Et peut-être autant de filles que de garçons ? Pour le moment, il n’y en a pas une seule.
« On peine à recruter des jeunes filles. Il y a encore ce cliché du geek enfermé devant son ordinateur, déplore Franck Fleury. C’est malheureusement une tendance nationale, alors que ce sont des métiers qui peuvent être très intéressants pour des femmes. C’est une vraie question, à laquelle nous essayons de trouver des réponses. » En attendant que se généralise le cliché de la geekette ?
Geeks ou pas, les étudiants de l’Epsi sont invités à faire travailler leur créativité. Ainsi est mise à leur disposition une salle de repos d’un genre particulier, où l’on trouve le matériel – depuis les fers à souder jusqu’à des drones, en passant par une imprimante 3D ou un casque de réalité virtuelle Oculus – pour concevoir les technologies et les applications de demain.
Une salle de repos et de créativité, entre imprimante 3D et borne d’arcade d’autrefois… © Florent Mathieu – Place Gre’net
L’Epsi a en effet tout intérêt à développer la créativité de ses élèves pour mieux les diriger vers l’emploi. De son taux d’insertion professionnelle dépend la reconduite de son statut RNCP. Au niveau national, l’école affiche pour le moment un taux supérieur à 90 %. La preuve, encore une fois, que le numérique est le grand pourvoyeur d’emploi d’aujourd’hui… et de demain ?