ENTRETIEN – Après My Secret Garden, déjà créé au côté de l’auteur allemand Falk Richter, et Par les villages, la MC2 accueille, du 24 mars au 2 avril, la nouvelle création de l’acteur et metteur en scène Stanislas Nordey. Je suis Fassbinder s’inspire de la figure du cinéaste allemand des années 1970 Rainer Werner Fassbinder pour se colleter avec le présent. Montée des extrêmes droites en Europe, guerre en Syrie… Stanislas Nordey jette avec Falk Richter le théâtre dans l’actualité la plus brûlante et nous livre sa conception d’un théâtre ultra-contemporain, dont Je suis Fassbinder semble être le manifeste.
Depuis 2014, il dirige le Théâtre national de Strasbourg (TNS) qu’il entend éloigner une bonne fois pour toute des pièces de répertoire. C’est que Stanislas Nordey se place du côté d’un théâtre vivant, qui puisse parler aux spectateurs du monde dans lequel ils vivent.
« Je suis Fassbinder », programmée à la MC2 du 24 mars au 2 avril, est sa première création à la tête du TNS. À ce titre, elle se devait d’être en totale adéquation avec cette volonté. Gagné ! Le texte, écrit par le dramaturge allemand Falk Richter, n’a été tout à fait achevé que quelques jours avant la première, le 4 mars.
En outre, même si « Je suis Fassbinder » se penche sur le cinéaste allemand du même nom, dont l’essentiel de la carrière s’étend sur la décennie 1960 – 1970, la pièce résonne avec l’actualité la plus brûlante : les agressions sexuelles du 31 décembre à Cologne, l’état d’urgence décrété par la France, la montée de l’extrême droite en Europe…
La pièce marque une fois de plus la richesse du compagnonnage, entamé il y a quelques années déjà, entre l’acteur et metteur en scène Stanislas Nordey et l’auteur dramatique allemand Falk Richter. Le premier signe le texte quand les deux sont aux manettes de la mise en scène. Sur le plateau, Stanislas Nordey, dont le jeu est au moins aussi captivant que l’esthétique théâtrale, se glisse dans le blouson de cuir du cinéaste Fassbinder. Mais comme le présent affleure constamment, son identité propre craquelle régulièrement le vernis du jeu.
La pièce « Je suis Fassbinder » fait écho au travail du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder, dont la filmographie couvre principalement les années 1960 – 1970. Mais elle est également en prise avec l’actualité la plus immédiate. Comment le dramaturge allemand Falk Richter a‑t-il réussi à jeter ainsi des ponts entre l’Allemagne contemporaine de Fassbinder et notre présent ?
Dès le début du processus de travail, qui a duré six mois, toute l’équipe – l’auteur, les acteurs, le musicien, le vidéaste – s’est réunie à Berlin pendant quatre jours chez Falk Richter. On a tout de suite évoqué les échos que provoquait Fassbinder dans notre propre histoire. Parallèlement, on a beaucoup parlé de géopolitique. Ensuite, Falk Richter s’est saisi de tout ce matériau pour écrire.
Quels types d’échos peut-on faire entre le travail d’auteur et de cinéaste de Fassbinder et celui de Falk Richter et vous-même sur la pièce ?
L’idée de départ est bien de se saisir de Fassbinder comme de quelqu’un qui, en 1975 – 1977, collait à l’actualité la plus proche. Notamment au sujet de tout ce qui s’est passé avec le groupe de Baader Meinhof de la fraction armée rouge [la bande à Baader, ndlr]. Face à cela, Fassbinder réagissait rapidement. Il y a donc réellement un pont dans l’invention du spectacle entre ce qu’a vécu Fassbinder au moment du terrorisme en Allemagne et ce que nous vivons aujourd’hui avec Daech.
Il y a des ponts thématiques ou contextuels que l’on peut faire entre les deux époques, passées et présentes, comme celui que vous venez d’évoquer. Mais il y a aussi des échos formels…
Oui, on s’est inspiré de certaines des structures des films de Fassbinder comme Prenez garde à la sainte putain qui évoque le tournage d’un film. On s’est vraiment servi du squelette de ce film pour organiser une partie du spectacle. La chair, c’est Falk Richter, avec le monde d’aujourd’hui, qui l’a apportée. Car c’est véritablement un texte de Falk Richter sur notre actualité.
Ne craignez-vous pas que ces clins d’œil à l’œuvre de Fassbinder échappent aux jeunes spectateurs ?
Un des enjeux de départ est de prendre la matière de Fassbinder sans perdre ceux qui ne savent rien du cinéaste. Et surtout, on voulait que ce soit un spectacle qui puisse faire le grand écart entre plusieurs générations. On voulait que les gens qui ont connu les années Fassbinder puissent les reconnaître mais que, dans un même temps, les jeunes générations puissent s’y retrouver. Lors des premières représentations, on s’est rendu compte qu’on avait réussi à ne laisser personne de côté. Il faut dire que c’est également lié à la forme du spectacle qui est assez ouverte, bordélique, joyeuse. Une forme fédératrice, dans le bon sens du terme !
Pensez-vous que la réactivité qu’avait Fassbinder par rapport à l’actualité fait défaut dans le cinéma et le théâtre d’aujourd’hui ?
En France, on n’a pas cette tradition de coller à l’actualité. Il suffit de constater le peu de films ou de pièces qui ont été réalisés juste après la guerre d’Algérie. À la différence des Américains après la guerre du Vietnam. L’Allemagne a également cette tradition de se saisir de l’histoire proche depuis Bertolt Brecht ou Heiner Müller. En France, ce n’est pas le cas. C’est aussi la raison pour laquelle je peux faire ce spectacle-là avec un écrivain allemand.
Pour en revenir à Fassbinder, il n’avait pas peur d’affronter l’actualité de son temps. Il était loin de toute autocensure. Quand on s’est mis à réfléchir au spectacle, c’était après les attentats de Charlie Hebdo. Un moment pendant lequel on s’interrogeait beaucoup sur ce qu’on pouvait encore dire. Un certain nombre d’artistes, de plasticiens, de dessinateurs se posent la question : « Est-ce que je peux parler de tout, librement ? »
En ce moment, il y a aussi au théâtre une recrudescence de certaines offensives de la part de groupes d’extrême droite ou liés au mouvement Civitas [groupe catholique traditionnel pour ne pas dire intégriste, ndlr]. On a pu le constater avec les spectacles de Rodrigo García ou de Romeo Castellucci. Falk Richter lui-même, en Allemagne, a été violemment attaqué par des mouvements d’extrême droite lors de sa dernière création, « Peur », à la Schaubühne de Berlin. Il a reçu des menaces de mort. Il y a une crispation bien réelle aujourd’hui.
Comment peut-on entendre le titre « Je suis Fassbinder » ?
C’est d’abord Falk Richter qui dit « Je suis Fassbinder ». Le spectacle est une forme d’identification d’un écrivain à un autre. En même temps, comme j’interprète la figure de Fassbinder dans la pièce, Falk Richter s’amuse à faire des analogies entre moi, Stanislas Nordey le metteur en scène, et l’homme de théâtre et cinéaste qu’était Fassbinder, notamment à travers ses tentatives pour travailler en collectif. Pendant tout le début de sa carrière, Fassbinder avait la volonté de partir du collectif. Mais très vite, il s’est rendu compte que ça ne marchait pas et qu’il était obligé de se transformer en dictateur. Il s’est alors trouvé dans de profondes contradictions.
Falk Richter s’amuse à opérer des rapprochements entre la biographie de Fassbinder et la mienne. Puisque dans ma vie aussi, l’action de la troupe et du collectif a eu beaucoup d’importance. Mais en même temps, à un moment donné, je deviens quand même le leader du groupe. Donc il y a bien des jeux de miroirs auxquels Falk et moi-même nous sommes prêtés.
C’est la première pièce que vous mettez en scène et que vous jouez en tant que directeur du Théâtre national de Strasbourg. Est-ce que ça a ajouté une pression supplémentaire au moment de la création ?
Au contraire ! L’enjeu pour moi a été de prendre le maximum de risques sur cette première création. Je crois que je ne pouvais pas en prendre plus qu’en démarrant par une pièce qui n’était pas encore écrite au premier jour des répétitions !
Il n’y avait pas de pression dans le mauvais sens du terme. Il y avait plutôt la jubilation d’être dans un théâtre plus que contemporain, un théâtre en train de s’écrire.
J’ai toujours travaillé comme ça. On n’est jamais meilleur que quand on prend des risques. Je sais bien qu’à chaque fois que je me suis reposé, c’est là que j’ai fait mes spectacles les moins intéressants.
La presse parle déjà d’un « spectacle manifeste » relativement à l’ensemble de votre parcours et à votre prise de poste récente en tant que directeur du TNS. Qu’en pensez-vous ?
L’expression est assez juste dans le sens où il s’agit bien de ma première création au TNS depuis que j’en suis le directeur. Au TNS, je suis en train de bannir les grands classiques. J’essaie de ne faire que des textes contemporains. Non pas par dogmatisme mais simplement parce que je pense qu’aujourd’hui les gens ont envie de paroles d’aujourd’hui. Leur désir premier n’est pas forcément de réentendre pour la millième fois Don Juan ou Tartuffe…
Donc, dans ce sens-là, c’est bien un spectacle-manifeste. Quand j’ai rencontré l’écriture de Falk Richter, il y a cinq ou six ans maintenant, j’ai vraiment rencontré l’alter ego que je cherchais depuis longtemps dans le théâtre contemporain. C’est un théâtre qui regarde le monde d’aujourd’hui sans oublier la dimension poétique. La collaboration avec Falk Richter a vraiment du sens pour moi. Je le cherchais depuis longtemps cet auteur contemporain qui m’aiderait à regarder le monde.
Comme le texte de la pièce résonne avec une actualité très proche, nécessitera-t-il quelques réajustements à mesure que les dates de la tournée s’éloigneront du moment de l’écriture ?
Il y a des parties d’improvisation dans le spectacle. On peut donc déplacer des choses à quelques endroits précis. Mais, de toute façon, malheureusement peut-on dire, on parle de choses qui risquent d’être toujours d’actualité dans quelques années : la crise des réfugiés, le retour des extrêmes droites… Et puis, Falk, au moment où il écrit, choisit des éléments de l’actualité qui sont à la fois suffisamment brûlants et pérennes pour que le spectacle ne s’éteigne pas le lendemain.
Par exemple, on parle de ce qui s’est passé le 31 décembre à Cologne, avec les agressions sexuelles. Mais on élargit la question au viol conjugal, à la violence faite aux femmes dans les sociétés occidentales et non pas simplement dans les sociétés méditerranéennes. À chaque fois, dans l’écriture de Falk, il y a cette intelligence de ne pas être simplement dans le commentaire de l’actualité mais d’aller beaucoup plus profondément dans les thématiques qu’elle soulève.
Propos recueillis par Adèle Duminy
Infos pratiques
« Je suis Fassbinder »
Du 24 mars au 2 avril 2016
MC2 : Grenoble, 4 rue Paul Claudel
De 6 euros à 25 euros