FOCUS – Le Traité de libre-échange transatlantique (Tafta ou TIPP) concernera, s’il est ratifié, tous les secteurs de l’économie européenne. Et frappera de plein fouet les TPE et PME, à en croire Mathilde Dupré, économiste à l’Institut Veblen qui donnait une conférence à la Maison de l’international sur le thème “Tafta et emploi : pourquoi les PME européennes se mobilisent ?”, le 27 janvier dernier. Une conférence suivie d’une table ronde sur les impacts du traité sur les PME locales avec Jean-François Ponsot, membre des économistes atterrés, Thomas Huriez, créateur de la marque de vêtements 1083, et Eric Piolle, maire de Grenoble. Retour sur les enjeux soulevés ce soir-là.
« La Commission européenne n’a de cesse d’affirmer que les PME [petites et moyennes entreprises] seraient les premières bénéficiaires du traité transatlantique », explique Mathilde Dupré, économiste à l’Institut Veblen. « Or, seulement 0,7 % des PME françaises et européennes exportent vers les États-Unis ! »
Une phrase qui résume bien le paradoxe au cœur de la conférence sur le thème “Tafta et emploi : pourquoi les PME européennes se mobilisent ?”, organisée par le collectif Roosevelt le 27 janvier dernier à Grenoble en présence d’une centaine de personnes.
Des études d’impact insuffisantes
Pour Mathilde Dupré, c’est une évidence : « Il ne faut pas se centrer uniquement sur les PME qui exportent mais aussi sur les 99,3 % restantes. » Sans compter les micro-entreprises, les professions libérales, ou bien encore le secteur des services. « Il faut également étudier les effets sur les importations. » Or, les études d’impact menées par la Commission européenne sur ces secteurs sont, selon elle, trop peu précises.
Face à cette situation, des PME opèrent depuis quelques mois une levée de boucliers contre le Tafta un peu partout en Europe. Via des organisations comme la BVMW en Allemagne et l’UCM en Belgique. Mais aussi avec des pétitions de dirigeants d’entreprises en Autriche, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.
Tafta ou le « petit traité » de la concurrence déloyale ?
« Le premier marché d’exportation des PME européennes est intra-européen », précise Mathilde Dupré. Il représente 66 % des flux d’exportation commerciaux des PME françaises. « Les échanges intra-européens pourraient être remplacés par des échanges transatlantiques et on assisterait alors à une sorte de désintégration du marché économique européen. »
Certains standards européens pourraient également être mis à mal avec la reconnaissance mutuelle des règles. « Même si elles répondent à des exigences collectives différentes, toutes les règles seraient considérées équivalentes en terme de protection », assène l’économiste. « Des produits avec des standards américains moins contraignants pourraient alors pénétrer le marché européen. »
La liste des risques qui seraient encourus par les PME est encore longue : écarts de niveau de salaires, du coût de l’énergie, du soutien du dollar versus celui de l’euro. Autant de facteurs supplémentaires susceptibles de provoquer des écarts de coût de production. « Si on abaisse les critères d’obligation d’appels d’offre, la concurrence sur les marchés publics sera accrue », ajoute Mathilde Dupré. Le Tafta étant élaboré par et pour les grandes entreprises multinationales (cf. encadré en fin d’article), l’asymétrie entre les PME et ces dernières sera renforcée.
Des dirigeants de PME mal informés
« Naïveté ? Inconscience ? Calcul ? La thèse me manque pour comprendre comment un tel projet est possible », s’interroge Thomas Huriez, seul entrepreneur présent à la table ronde sur le thème “Traité transatlantique : quels impacts sur les PME locales ?”.
Il reconnaît être peu au fait du sujet, à l’image de la majorité des dirigeants de PME… et du grand public.
Ce qui n’empêche pas le créateur de la marque de vêtements de fabrication 100 % française d’avoir un avis tranché sur la question. « Dans le textile, nous avons, en France et en Europe, des normes drastiques au niveau de l’environnement. Il est donc déloyal d’être obligé de pratiquer des normes qui, par ailleurs, nous sauvent la vie mais que nos concurrents ne sont pas obligés d’appliquer et dont on peut importer les produits. Cela devrait plutôt être le contraire pour éviter les fermetures d’usines ! »
Une logique d’hypercompétitivité
Venu la besace remplie de questions, l’entrepreneur interpelle les autres intervenants : « Si le futur Tafta est à ce point aussi néfaste pour les PME, comment assumer politiquement de telles décisions ? », interroge-t-il.
Jean-François Ponsot, membre des Économistes atterrés, tente un début de réponse. « La logique qui anime la Commission européenne et les États-Unis est de créer le plus grand marché au monde, non pas pour servir l’intérêt des citoyens mais celui des consommateurs. » En l’occurrence, 820 millions de consommateurs de part et d’autre de l’Atlantique.
« C’est la vision la plus libérale possible de l’économie. Avec l’idée que le libre-échange va générer la prospérité et la société idéale. » La sentence tombe alors comme un couperet de la bouche de l’économiste : « Les entreprises non compétitives doivent mourir pour assainir le marché. »
Les cibles de cette logique d’hypercompétitivité ? « Les TPE, les PME, les artisans, les petits producteurs locaux. Ils vont être incités à disparaître. » Les grandes gagnantes ? « Les firmes transnationales. »
« La mythologie de la croissance »
Pour Eric Piolle, maire de Grenoble, les politiques sont en panne sèche d’inventivité. « Le Tafta nourrit la mythologie de la croissance. Les acteurs politiques n’ont pas d’autre horizon à proposer. Ils continuent donc de prôner la croissance du PIB comme solution à la sortie de la crise. »
Et pour répondre plus précisément aux interrogations du jeune entrepreneur, le maire de Grenoble oppose deux logiques qui marcheraient de concert. D’un côté, émerge un nouveau modèle d’organisation sociale, économique et de solidarité fonctionnel et respectueux de la planète. De l’autre, les acteurs dominants du système actuel, tout en essayant de s’adapter à ce changement, continuent selon lui de pousser leurs avantages particuliers et freinent l’avancée de l’autre modèle.
Exemple à l’échelle locale : « Nous sommes en procès avec Total depuis plus de dix ans sur le territoire de l’agglomération grenobloise. Quand nous leur demandons de dépolluer une friche, ils prennent leurs meilleurs avocats pour ne rien perdre. Mais d’un autre côté, ils sortent leur bouquin sur le développement durable. » Une hypocrisie qui peut s’appliquer aux acteurs principaux de l’élaboration du Tafta.
« Les citoyens doivent faire pression »
Comment les collectivités locales peuvent-elles informer les dirigeants de PME ? Par le débat public, selon Éric Piolle. « Quand on fait sauter le verrou démocratique et quand le débat public est là, tout le monde est obligé de se positionner. » Et de citer comme moyen d’y parvenir le positionnement symbolique « Hors Tafta » de la ville de Grenoble, tout comme huit autres communes iséroises et près de 600 collectivités : communes, conseils départementaux ou régionaux.
Pour Jean-François Ponsot, les citoyens doivent faire pression sur les leviers. À savoir, les députés nationaux et européens. « Signer la pétition est nécessaire mais pas suffisant. » Et de rappeler l’existence de groupes d’action auprès desquels s’informer comme le Collectif Stop Tafta. « Le but est d’infléchir la position des gouvernements en Europe », appuie-t-il. « Il existe des clivages à l’intérieur de chaque parti et au sein même du gouvernement. Le président Hollande veut occulter le débat et cherche à faire accélérer les choses. »
« En finir avec le tabou du protectionnisme »
L’économiste atterré pousse plus loin le débat. « Il m’est arrivé des dizaines de fois de me faire traiter de FN car j’abordais la question de l’Euro avec les différentes options possibles, dont celle de sa sortie. C’est une chose encore taboue mais ces tabous tombent progressivement. »
Et de poursuivre : « Il y a des mots dont il faut s’emparer et ne pas laisser le FN le faire. Le mot protectionnisme n’est pas un vilain mot. » L’économiste défend ainsi un protectionnisme moderne, intelligent et raisonné, garant de l’intérêt commun, à l’opposé du protectionnisme des années trente, associé au nationalisme et à l’autarcie.
« Quand Thomas décide de produire en France, c’est du protectionnisme ; quand Éric Piolle décide de favoriser les circuits courts, c’est aussi une forme de protectionnisme », argue l’économiste.
Il finit en pourfendant la Commission européenne : « Si on est pro-européen, on doit d’abord quitter la Commission. » Depuis 2009 et le Traité de Lisbonne, c’est elle qui a le monopole sur les négociations sur le commerce et l’investissement.
Le mot de la fin, tel un mauvais présage, appartient à celle qui a ouvert la soirée. « L’Aléna [L’Accord de libre-échange nord-américain] était aussi vendu à l’époque comme bon pour les PME, précise Mathilde Dupré. Or, les exportations ont augmenté vers les pays hors-accord et ont baissé vers les pays partenaires. »
Delphine Chappaz
N.B. : L’intégralité de la conférence sera prochainement disponible en podcast sur le site des Amis du Monde diplomatique.
JOHAN TYSZLER DU COLLECTIF STOP TAFTA :
« Le Tafta vise à abaisser, voire supprimer les standards environnementaux, sanitaires et sociaux »
Quels sont les grands enjeux du futur traité de libre-échange transatlantique ?
Le Tafta prévoit de créer un grand marché transatlantique de commerce et de l’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis. Avec 50 % du PIB mondial et un tiers des échanges mondiaux, il concerne les deux plus grosses zones économiques mondiales. Mais il en existe d’autres, ratifiés ou non, dont le principe est le même. C’est le cas du CETA, de l’Aléna ou du TPP par exemple.
Le but officiel du Tafta est la baisse des droits de douane. Or, ils sont en fait déjà très faibles. De l’ordre de 2 à 5 % en moyenne. Le véritable objectif est l’abaissement, voire la suppression des normes et standards environnementaux, sanitaires et sociaux. Car ils sont considérés comme des barrières au commerce et profits pour les grandes entreprises exportatrices.
Cependant, les médias véhiculent souvent l’idée que les accords de libre échange profiteraient de façon unidirectionnelle aux USA. C’est à nuancer.
De puissants et influents lobbies existent de part et d’autre de l’Atlantique. Il est vrai que dans le domaine de l’agriculture et de l’environnement, les normes en vigueur aux USA sont plus faibles. L’exemple des poulets chlorés est régulièrement avancé. Mais les USA craignent aussi pour certains de leur standards. C’est le cas pour l’industrie du textile. [Le poids réglementaire dans le secteur de la finance également impacté par le projet est aussi plus lourd du côté étasunien, ndlr]
Le débat citoyen est-il de mise au sein des négociations ?
Le Tafta est créé pour mais aussi par les entreprises multinationales. Elles ont pignon sur rue dans le cadre des négociations. Le rapport d’un think tank bruxellois relate que 88 % des réunions dans le cadre du Tafta sont réalisées seulement avec des lobbies de grands groupes d’intérêts privés. Ceux de l’agro-alimentaire arrivent en tête des représentants. A contrario, seulement 5 % des auditions ont été faites auprès de groupes d’intérêt public comme des ONG.
Le déséquilibre est d’autant plus grave qu’il s’opère dans la plus grande opacité. Les négociations se passent en cycles. Le onzième et dernier en date s’est tenu à Miami, en octobre 2015. Seuls quelques officiels et parlementaires peuvent se rendre dans des chambres secrètes de lecture. Là, ils ont accès aux documents internes aux négociations. Mais ils sont tenus de venir sans aucun conseiller et de ne pas prendre de notes !
Des fuites sont survenues fin 2015 concernant la proposition de l’UE sur un chapitre du développement durable. Nous avons pu constater que c’était juridiquement vide. La proposition ne prévoyait aucune mesure de protection environnementale et ne respectait pas tous les grands objectifs climatiques. Suite à ces fuites, la Commission a voulu jouer une fausse carte de la transparence en publiant un compte rendu officiel des négociations. Il ne mentionne aucune information clé. Notamment sur les secteurs sensibles qui nous inquiètent, comme l’agriculture ou les services publics. Cela se résume à donner quelques éléments contextuels flous, véritable campagne de communication.
Quel est le principe du Mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) prévu par le Tafta ?
L’instauration de tribunaux arbitraux est l’un des points les plus choquants. Il existe 3 400 accords de ce type dans le monde. Ils permettent aux multinationales étrangères de porter plainte contre un État, s’il met en place une mesure ou une loi qui pourrait porter atteinte à ses intérêts privés en cours ou à venir. Une possibilité de recours juridique unidirectionnelle puisque les États ne pourront se saisir de cet organe. Quant aux très rares PME concernées, cela ne sera jamais un outil à leur mesure.
Ces tribunaux ont la particularité d’être parallèles au droit national. Les arbitres sont des experts de boîtes d’avocats privés qui sont payés au cas et ont tout intérêt à faire de l’argent. Entre les frais de procédure exorbitants et in fine des indemnisations en cas de condamnation, les États seraient de toute façon perdants, quoiqu’il arrive.
Dans le cadre de l’Aléna, l’entreprise canadienne TransCanada a décidé d’attaquer l’État américain concernant son oléoduc Keyston. C’est un bon exemple de ce qui pourrait se passer avec le Tafta.
Pouvez-vous donner des exemples des répercussions attendues au niveau de la politique locale ?
Il est important de comprendre le lien entre le Tafta et sa vie courante. Ce n’est pas un traité qui va dans le sens de l’humain.
À l’échelle des municipalités ou des collectivités, les accords mettront en péril toute initiative locale. Par exemple, elles ne pourront plus favoriser une entreprise locale car elles devront considérer les investisseurs étrangers sous peine de concurrence déloyale. Nous ne pouvons pas à ce stade l’affirmer mais nous pouvons le supposer fortement. Dans ces conditions, régime de libre-échange et objectifs climatiques sont en totale contradiction. Nous assisterons à un effet de gel dans la mise en place de la transition écologique.
Il faut comprendre aussi que le Tafta verrouillerait toute privatisation. Pour exemple, Paris ne serait plus en mesure, comme elle l’a fait, de rebasculer sa gestion de l’eau sous le giron public, une fois le traité ratifié.
Où en sont les négociations et quelles sont les échéances à venir ?
Le prochain cycle de négociations se déroulera à Bruxelles du 22 au 27 février 2016. Le niveau global de libéralisation est déjà fixé. Il est de 97 %, tous secteurs confondus. Il reste des désaccords sur l’ISDS.
La fin du mandat de Barack Obama en novembre risque de précipiter les choses. Il se peut que, pour clore les négociations durant son mandat, un traité allégé soit validé avec possibilité de renvoi à des instances techniques ultérieures. Le processus n’appartiendrait plus alors qu’à des technocrates dans le cadre de la coopération réglementaire, sans négociations politiques préalables. »
Propos recueillis par Delphine Chappaz