Il n’est jamais trop tard pour dire du bien d’un texte, et je viens vous parler ici du dernier livre d’Antoine Choplin, un recueil de nouvelles intitulé « Les Gouffres », paru ce printemps. J’y ai retrouvé l’écriture ricochet de cet auteur : les mots rebondissent longtemps dans le cœur, et l’on reste ému de tant d’humanité.
Il règne un air de fin du monde dans la première nouvelle, Les Gouffres, qui donne son titre au recueil. Prez et Milton, deux hommes dans une ville fantomatique, empoignent un matin leurs sacs et se remettent en route vers… on ne sait pas trop quoi ni où. Un canal, des écluses, et au bout l’océan.
Les deux voyageurs semblent plutôt des errants. Ils avancent depuis quelques jours dans un paysage comme abandonné, où des silhouettes au loin disparaissent d’un coup dans la terre. C’est que le monde, semble-t-il, a commencé à se dissoudre, à se creuser pour de bon de l’intérieur…
Aventure minuscule
On pense bien sûr à un certain Godot, à l’absurdité des vies guettées par les gouffres du rien. On pense à tant de fuites, à des êtres sur la route, vaille que vaille. J’ai eu pour ma part un petit choc, le souvenir d’un livre formidable (et assez méconnu) de Joël Egloff, Ce que je fais là assis par terre (éditions du Rocher, 2003), où la ville se fissurait et où le salut passait par la fuite pour ne pas tomber dans les crevasses du bitume.
Chez Antoine Choplin, ce qui nourrit l’écriture, ce sont les petits riens d’une aventure à la fois minuscule et majeure, les pas hésitants des deux hommes dans les rues, la rencontre avec un mannequin (de plastique), le premier gouffre qui les guette au bout d’un parc.
L’auteur retrouve la veine absurde et métaphorique de certains de ses premiers textes, et l’attention minutieuse à ces êtres menacés par la brutalité du monde. Leur humanité ne passe pas par de grands mots mais par des gestes : un sac qu’on laisse glisser au fond d’un gouffre, une épaule qui vient se coller à l’autre et qui tient chaud.
Lumière intense
Je ne dirai rien ou presque de deux autres des nouvelles, sinon qu’il faut en savourer la leçon de liberté, chaque fois inattendue. Un homme qui travaille au Cours des choses (!) mais va préférer à l’anéantissement de la routine l’espoir d’une fleur, d’un livre et d’une femme (Le Cours des choses). Un autre homme armé de sa seule musique au seuil nocturne d’une prison rouge (L’Automatophone).
Le troisième texte, La Conjecture d’Olga, met en scène trois prisonniers d’un camp qui évoque le goulag. Spitz, Karpo et le narrateur sont des savants ou des intellectuels. Ils évoquent la mémoire d’une grande mathématicienne, morte quelques mois plus tôt, Olga Chaikovskaia, dont un fameux théorème constitue la clé de l’intrigue.
Comment Spitz, malgré son corps cassé, Karpo et leur ami se retrouvent au cimetière interdit, devant la tombe d’Olga, et y enterrent quelque chose, une sorte de cadeau par-delà la mort, je vous laisse le découvrir. Dire seulement qu’à la dernière ligne, comme le précise Antoine Choplin, la lumière a encore gagné en intensité.
Danielle Maurel
Les Gouffres, d’Antoine Choplin, éditions La Fosse aux Ours, 2014