FOCUS – Il y a bientôt un an, les premiers gilets jaunes occupaient des ronds-points et manifestaient tous les samedis contre la politique d’Emmanuel Macron. Les universitaires grenoblois Luc Gwiazdzinski et Bernard Floris viennent de publier Sur la vague jaune, l’utopie d’un rond-point. Un ouvrage qui retrace cinq mois du « petit théâtre » du rond-point du Rafour sur la commune de Crolles en Isère.
« L’utopie n’est pas l’irréalisable mais l’irréalisé. » Telle est la citation de Théodore Monod introduisant la préface de Sur la vague jaune, l’utopie d’un rond-point. Un ouvrage coécrit par les universitaires Bernard Floris et Luc Gwiazdzinski paru aux éditions Elya.
L’occasion de revenir sur ce mouvement social spontané, débuté en novembre 2018, et ne ressemblant à aucun autre en France. Manifestations, blocages, actions parfois violentes… Une « vague jaune » pour dire non, dans un premier temps, à l’augmentation des taxes.
Au fil des semaines, cette « vague jaune » s’est ainsi installée sur les ronds-points. Notamment dans des zones péri-urbaines pour en faire « des lieux de vie, des places publiques, les médias, les ateliers et les totems d’une autre France ».
« Ce n’était pas du tout ce que rapportaient les radios et les chaines d’info en continu »
Ses auteurs, respectivement sociologue et géographe, racontent, en un peu plus de 200 pages, la vie de l’un de ces ronds-points, celui du Rafour situé sur la commune de Crolles. Une chronique s’étalant de novembre 2018 à avril 2019, du parcours de ses occupants, « de leurs histoires, leurs productions, leurs rapports avec les autres, leurs espoirs et leurs doutes ».
« Ce bouquin ce n’est pas une étude d’un sociologue ou d’un géographe comme une autre, c’est un engagement », explique Luc Gwiazdzinski, directeur du Master Innovation et territoire à l’université Grenoble Alpes.
Au retour d’un voyage, le géographe arrive sur un péage où il était écrit, relate-t-il, quelque chose sur le peuple. « Je ne savais pas alors qu’il allait changer un petit bout de ma vie », se souvient l’universitaire. Quelques semaines plus tard, après un nouveau déplacement, Luc Gwiazdzinski écoute des analyses « où il était question de peuple haineux, de fascisme ».
De quoi intriguer le géographe, fils d’ouvriers, qui va profiter d’une incursion en Lorraine pour visiter nombre de ronds-points et ce jusqu’en Isère. Et se rendre compte que « ce n’était pas du tout ce rapportaient les radios et les chaînes d’info en continu ». Pas mieux dans son milieu d’universitaires où le sentiment prédominant faisait valoir qu’il était « assez salissant de travailler avec les gilets jaunes », se rappelle encore Luc Gwiazdzinski,
Ce n’est du reste pas la première fois que le directeur s’intéresse à ces mouvements spontanés, de résistance. Les Zad, Nuit debout, le camp de migrants de Calais… partout il y est allé. « Quand il y a un événement comme ça, je me dis que la France se reconnecte avec son histoire et j’essaie de savoir ce qui se passe. », se confie-t-il.
« Sur le rond-point, il y avait une cabane, un braséro, il faisait froid »
Là débute l’aventure avec tout d’abord le rond-point de Voreppe alors en pleine effervescence. Avant que Luc Gwiazdzinski ne prenne ses quartiers sur celui du Rafour à Crolles où il va participer à la vie de tous ceux qui l’occupent.
« Au début, il y avait une cabane, un braséro, il faisait froid. Au fil des jours, j’ai vu changer ce rond-point et suis entré en dialogue avec ces gens participant à un mouvement en perpétuel changement », décrit le géographe. « J’ai trouvé là un endroit où m’investir, essayer de comprendre », complète-t-il.
Quant à Bernard Floris, enseignant chercheur en sociologie à l’université Stendhal, issu d’une famille ouvrière, populaire, ce dernier assure « n’avoir jamais oublié d’où il venait ». Dès le début, lui aussi, s’est intéressé au mouvement des gilets jaunes.
Après avoir fréquenté des assemblées générales « pas aussi populaires qu’il l’espérait », il a très vite rallié le rond-point de Crolles qu’il a ensuite fréquenté avec assiduité. « Quand je n’y allais pas, ça me manquait, c’était devenu une addiction », plaisante Bernard Floris. Et c’est là qu’il va rencontrer et sympathiser avec celui « de sensibilité très proche » qui allait devenir, il ne le savait pas encore, le coauteur de Sur la vague jaune.
« Il n’y aura jamais de mouvement populaire d’extrême droite ou fasciste en France »
À la genèse du livre, la volonté des deux intellectuels « de faire , eux aussi, quelque chose ». L’idée est au départ de réaliser quelques entretiens, d’en faire une synthèse et rendre un document spiralé aux occupants du rond-point. Écrire un livre, pourquoi pas ? Toujours est-il que cet ouvrage, « c’est Victor », l’un des gilets jaunes du carrefour, qui, le premier, en a eu l’intuition, reconnaît volontiers Luc Gwiazdzinski.
Revenant sur l’esprit qui a animé les deux universitaires au cours de leur rédaction, le sociologue pose un préliminaire. « Malgré tout ce qui pouvait se dire, je n’ai eu aucune méfiance envers ce mouvement. À tort ou à raison, je pense qu’il n’y aura jamais de mouvement populaire d’extrême droite ou fasciste en France ».
Avant d’ajouter que « cela n’a eu lieu qu’une fois, sous la botte allemande ». Par contre, « on peut être gouvernés par des gouvernements extrêmement autoritaires », objecte l’universitaire. Les deux hommes, partis sur le principe d’une monographie ont finalement opté pour « un hommage à la cinquantaine de copines et de copains présents sur le rond-point ». Qui ont d’ailleurs eu la primeur du livre « puisque il n’aurait pas existé sans eux », tient à préciser Bernard Floris.
« Parmi eux, en plus de leur grande diversité, plus de la moitié n’ont jamais fait une grève, jamais appartenu à un syndicat ou à un parti », complète le sociologue. Pour autant, rappelle-t-il, « très vite est apparue une politisation de ce mouvement qui reste profondément apolitique ».
Des artisans, de petits entrepreneurs ou « des gens qui ont deux, trois boulots »
« Sans avoir voulu faire une analyse scientifique ce sont les capacités révolutionnaires de ce mouvement qui nous ont intéressées », enchaîne Bernard Floris. Le sociologue décrit ainsi un mouvement populaire historique « qui a inventé quelque chose ». À savoir ? « L’occupation des ronds-points pour en faire des espaces publics de démocratie directe, d’actions, de solidarités et, surtout, de constitution d’une nouvelle famille ».
En l’occurrence, ni plus, ni moins que « la reconstitution d’un lien social de destruction de l’atomisation produite par cette société », explique Bernard Floris. Qui reste persuadé que quoi qu’il se passe, cet élan « laissera une trace indélébile dans l’histoire du mouvement de transformation révolutionnaire en France ». Rompu à l’exercice, Luc Gwiazdzinski livre quelques données démographiques.
Au nombre des occupants du Rafour, beaucoup de retraités et de femmes « qui tiennent le haut du pavé, un peu les égéries du rond-point ». Mais aussi un contingent de quadragénaires constitué d’artisans, de petits entrepreneurs ou « de gens qui ont deux, trois boulots ».
Des parcours qui reflètent « toute l’histoire des “trente piteuses” et surtout de la mondialisation », ironise le géographe. Autant de vies tourmentées, ballotées par les aléas d’une vie qui part en vrille, les divorces, les changements de métiers… Avec, c’est une force, une réelle capacité de rebond, d’adaptation. « Mais jusqu’où ? », s’interroge Luc Gwiazdzinski.
« Étonnant de voir que tout cela se passe sur le pire endroit de nos villes »
« Sur ce rond-point nous étions tous un peu fêlés », se souvient avec nostalgie le coauteur de Sur la vague jaune. L’occasion de préciser le propos en évoquant Michel Audiard qui aurait dit « qu’il aimait les fêlés parce qu’ils laissent passer la lumière ». Luc Gwiazdzinski se défend d’avoir écrit un ouvrage d’anthropologie.
« Ce que je constate, que ce soit dans Nuit debout, les Zad, à Calais ou les ronds-points, c’est que nous sommes dans une cellule de base qui autorise le dialogue, la prise de parole. Bref, on se comprend ».
Agora, forum ? En tout cas « étonnant de voir que tout cela se passe au pire endroit », souligne le géographe. En effet, le rond-point de Crolles, bruyant, pollué, inhospitalier, voit passer pas moins de 27 000 voitures et 1 000 camions par jour !
Reste que nous n’allons pas dévoiler là tout le contenu de ce livre où transparaît la chaleur du braséro décrite par les auteurs emprunts d’une sincère nostalgie. A l’image de celle que ressentent peut-être les gilets jaunes habitués à se réunir au QG de Saint-Martin-d’Hères jusqu’à sa démolition le 22 octobre dernier ?
Joël Kermabon