FOCUS – La question des mineurs non accompagnés prend une ampleur nouvelle en Isère. Face à l’accroissement de leur nombre et aux lacunes des institutions censées prendre en charge ces jeunes étrangers arrivés en France sans leurs parents, les associations interpellent les autorités.
« Depuis que je suis parti de chez moi, je n’ai jamais dit “Dieu merci”. J’entends partout que le droit des mineurs est premier en France. Je ne crois pas à ça. Pour nous, c’est injuste. C’est injuste ! Quand moi je me réveille le matin, j’ai envie d’aller à l’école, je n’ai pas le droit. C’est injuste ! Je suis désespéré. Je suis mineur, j’ai le droit à la sécurité. » Stable et monocorde depuis le début de son intervention, la voix de Cheick, 15 ans, vient de se briser.
Le jeune homme a raconté son parcours d’une traite, le regard fixe : la Guinée-Conakry, où il est né, l’Algérie, la Libye, Vintimille, Cannes, la rue, les coups, Grenoble. « J’ai subi beaucoup de choses », commente-t-il, sobrement.
Le cas de Cheick fait écho à celui des quelque 1 300 mineurs non accompagnés arrivés sur le sol isérois en 2017. En France, la prise en charge de ces jeunes étrangers relève du Département, au titre de la protection de l’enfance. Le conseil départemental doit en effet assurer aux mineurs non accompagnés hébergement, scolarisation et suivi social.
La minorité de plus en plus souvent remise en question
À en croire plusieurs associations qui participent à l’accueil des migrants en Isère, cette prise en charge se serait considérablement dégradée ces derniers mois, alors même que le nombre de mineurs non accompagnés arrivés dans le département a presque doublé de 2016 à 2017. Réunies dans le collectif Migrants en Isère, dix-sept associations dont l’Apardap, la Cimade ou le Secours catholique ont interpellé une nouvelle fois le 6 juin dernier les institutions concernées à travers une lettre ouverte : le président du Conseil départemental, la rectrice, le préfet et la présidente du tribunal de grande instance.
Au cœur de l’accusation : la non-reconnaissance de plus en plus fréquente de la minorité des migrants. Concrètement, à chaque arrivée sur le territoire, le Département procède à une évaluation pour déterminer l’âge réel.
Le recours aux tests osseux, peu fiable, ayant été abandonné, l’appréciation se fonde désormais sur l’apparence physique, ainsi que la maturité du comportement et du discours. Elle dure plusieurs semaines, voire plusieurs mois, pendant lesquels le migrant n’a pas le droit d’être scolarisé.
Migrants en Isère affirme que le Conseil départemental a remis en question la minorité de plus de la moitié des 1 300 migrants se déclarant mineurs en 2017. Cette pratique aurait encore augmenté depuis le mois de janvier. Pourtant, le Code civil garantit la présomption d’authenticité des actes d’état civil, aussi bien pour les Français que pour les étrangers.
« Présomption de fraude »
Avocate et membre du bureau des droits de l’homme du barreau de Grenoble, Aurélie Marcel dénonce un « renversement de la présomption de minorité » et un passage à un état de « présomption de fraude » : il revient au migrant de prouver son âge alors que la loi dispose que la charge de la preuve revient à l’administration en pareille circonstance.
Pour ces jeunes, qui parlent pour beaucoup difficilement le français, la confrontation avec l’administration est complexe, malgré le soutien juridique apporté par une association comme la Cimade. « Ils ne comprennent rien à l’administration française. Ils ont l’impression d’être rejetés après avoir vécu des choses difficiles pour pouvoir arriver jusqu’en France », témoigne Denis Hatzfeld, secrétaire du collectif Migrants en Isère.
Le militant déplore que les mineurs non accompagnés soient perçus comme des étrangers avant d’être considérés comme des enfants. Et ce en dépit des conventions internationales qui font obligation de protéger tous les mineurs.
Attente et risques de marginalisation
Ceux qui se voient notifier une non-reconnaissance de minorité basculent dans un vide juridique : ils ne bénéficient pas de l’aide sociale à l’enfance et ne peuvent demander l’asile ou un titre de séjour car leurs documents d’état civil les déclarent mineurs. Le risque est grand, alors, de les voir intégrer des réseaux de délinquance ou de prostitution.
« Ce qui est épuisant pour ces jeunes c’est l’attente », souligne Marie-Noëlle Rouvière, militante au Secours catholique. Le temps de l’évaluation de leur minorité, qui dure parfois plus d’un an, les migrants sont réduits à l’expectative, notamment car on leur refuse la scolarisation. La situation est devenue d’autant plus inquiétante que le délai avant décision du tribunal de grande instance (en cas de contestation du refus du conseil départemental) s’est significativement allongé.
Les départements réclament une prise en charge par l’État
Sollicité par nos soins, le conseil départemental nous a soumis une réponse laconique :
« Le Département, conformément à la loi, fait le nécessaire pour accueillir les mineurs non accompagnés arrivant en Isère, qui bénéficient d’un accompagnement social adapté dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance. Nous aurons l’occasion de répondre prochainement à la lettre ouverte dont nous sommes destinataires parmi d’autres. »
La collectivité pointe par ailleurs régulièrement le coût de la prise en charge de ces mineurs isolés. « Le budget social est, cette année, très impacté par l’arrivée massive de mineurs non accompagnés. Nous avons multiplié par quatre les moyens financiers », a ainsi souligné le président du conseil départemental Jean-Pierre Barbier lors du vote du budget, en décembre.
Dans une interview accordée au Dauphiné libéré du mardi 19 juin 2018, Sandrine Martin-Grand, vice-présidente à l’action sociale du Conseil départemental, a quant à elle estimé que les mineurs isolés étrangers représentaient désormais 40 % du budget de protection de l’enfance.
En déplacement à Bourgoin-Jallieu au mois de mars, le président de l’assemblée des départements de France Dominique Bussereau avait de son côté réclamé une « prise en charge totale » des mineurs non accompagnés par l’État. Jean-Pierre Barbier, du même avis, affirme toutefois que le Département n’a « pas la capacité de créer des places [d’hébergement, ndlr] d’un claquement de doigts ».
« On est en train de créer une société de laissés-pour-compte »
Les associations réfutent l’argument économique avancé par le conseil départemental. Elles affirment pour leur part que le coût annuel des mineurs non accompagnés (11 millions d’euros) ne représente que 0,8 % du budget total du Département de 1 500 millions d’euros. Et 7 % des 158 millions dédiés à l’enfance et la famille. « C’est un choix politique, assène une militante de Migrants en Isère. On est en train de créer une société de laissés-pour-compte. »
Aide au logement, suivi social, orientation professionnelle : dans tous ces domaines, diverses associations iséroises se mobilisent justement pour empêcher la marginalisation des jeunes migrants.
« Les associations prennent en charge bénévolement les responsabilités de l’État », constate Valentin, membre de la Cimade.
Militante à l’association 3aMIE (Accueil, accompagnement et aide des mineurs et jeunes isolés étrangers), Régine Barbe évoque le désespoir des personnes qu’elle rencontre au quotidien. « Quand on rend malades des jeunes au pays des droits de l’homme, cela me pose des questions », lâche-t-elle.
Samuel Ravier