REPORTAGE – Les petits libraires n’ont pas dit leur dernier mot. Alors que le projet d’espace culturel Leclerc à Moirans pourrait être abandonné, les librairies indépendantes du Voironnais restent sur leurs gardes. Pour autant, l’ennemi numéro un ne se cache pas dans un centre commercial, mais derrière un écran. Profitant de la gratuité des frais de port, la vente en ligne, Amazon en tête, grignote des parts de marché. La proposition de loi, qui doit être examinée par le Sénat, remettra-t-elle les pendules à l’heure ?
Elles luttent et résistent mais jusqu’à quand ? Les librairies indépendantes sont sur la corde raide. Partout en France, les ventes de livres se tassent. La faute à la crise économique, mais pas seulement. L’ennemi numéro un dans le secteur du livre, c’est Amazon. Le géant américain du commerce en ligne grignote, chaque année, un peu plus de parts de marché. Alors, forcément, quand les libraires du Voironnais, à Voiron, Rives, Moirans ou Tullins, ont vu débouler le projet de centre culturel Leclerc, prévu à Moirans sur 500 m², leur sang n’a fait qu’un tour. La mort annoncée ne devrait toutefois pas avoir lieu. En tout cas pas de cette manière. D’après nos informations, l’enseigne aurait en effet finalement fait machine arrière. Tout du moins, elle se serait engagée oralement à retirer l’espace culture et loisirs de son projet de centre commercial. Contacté, le porteur de projet, le directeur du centre Leclerc Comboire à Échirolles, a refusé de s’exprimer. Un premier projet retoqué L’espace culturel faisait partie du premier projet de supermarché présenté devant la commission départementale d’équipement commercial (CDAC) en janvier 2013. Il avait été retoqué. Une seconde version, sans l’espace culturel cette fois, devrait être présentée devant la commission avant la fin de l’année. Pour poser un pied en terres voironnaises, le centre Leclerc va-t-il revoir sa copie et faire des compromis ? Tirer un trait sur l’espace livres, sur l’accès direct depuis la route départementale pour éviter qu’un Comboire bis ne voit le jour ? « Le Pays voironnais est favorable à ce projet », souligne le président de la communauté d’agglomération, Jean-Paul Bret, « mais il doit s’intégrer dans un nouveau quartier, équilibré, avec des activités ». En janvier dernier, les deux voix pour, du maire de Moirans et du représentant des consommateurs, n’avaient pas suffi pour obtenir l’avis favorable de la CDAC. Un équilibre précaire Le livre peut-il espérer souffler en attendant le prochain avis de tempête ? Car l’équilibre est pour le moins précaire. « La situation est tendue. Il nous suffirait d’un souffle d’air pour vaciller ». Entre les piles de livres de la librairie Chemain à Voiron, Laurence Mani-Ponset continue de défendre son métier avec passion. Pas question de baisser les bras. Les chiffres auraient pourtant de quoi donner le bourdon. En France, la marge nette des libraires est tombée à 0,6 % du chiffre d’affaires en 2011. « Le peu que l’on gagne sert tout juste à payer les charges et les salaires, lesquels sont très bas » constate celle qui, avec son mari, a repris cette librairie familiale au cœur de Voiron, il y a quatre ans. Eux aussi vont peut-être devoir faire des compromis, mais pour survivre. Car difficile, avec deux boutiques en centre-ville et donc deux loyers, de joindre les deux bouts. « Pour arriver à être équilibré, il y a des chances qu’on ferme un magasin… » Entre 2003 et 2010, le chiffre d’affaires des libraires indépendants a baissé de 5,4%. La loi Lang sur le prix unique du livre, votée en 1981 pour faire face à l’arrivée sur le marché de géants comme la Fnac, ne suffit plus pour aider les petits libraires qui luttent à armes inégales. La gratuité des frais de port, distorsion de concurrence ? L’horizon n’est pourtant pas foncièrement bouché. Un plan en faveur des librairies a été engagé par la ministre de la Culture et de la Communication. Celui-ci prévoit une baisse de la TVA sur le livre (*) mais aussi des dispositifs de soutien en faveur des libraires indépendantes, financés à hauteur de 11 millions d’euros par des fonds publics et de 7 millions par les éditeurs. « C’est bien mais ce n’est pas suffisant », déplore Laurence Mani-Ponset. « Et puis, les mesures ne seront pas mises en place avant 2014 ». Or pour les petits libraires, le temps presse. Et la mesure phare – l’encadrement de la vente du livre sur Internet – divise. Adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale, la proposition de loi doit être examinée par le Sénat. Aujourd’hui, tout commerçant peut concéder un rabais de 5 % sur le prix du livre. Mais la vente en ligne dispose d’un autre atout dans sa manche, autrement plus persuasif : la gratuité des frais de port quel que soit le montant des achats. Une manière pour les libraires de « détourner la loi Lang ». « Cette gratuité des frais de port n’existe que dans les pays où l’on a mis en place le prix unique », constate Laurence Mani-Ponset. « C’est clairement fait pour détourner la législation ! » Premier visé : Amazon, dont le siège est basé à Luxembourg. Le syndicat de la librairie française n’y va pas par quatre chemins, pointant « la politique de dumping d’Amazon (…) financée par l’évasion fiscale. Sur les dernières années, ce n’est pas moins d’un demi-milliard d’euros qu’Amazon devrait à l’État français ». Si la loi est votée par le Sénat, les acteurs de la vente en ligne devront choisir entre la remise de 5 % et la gratuité des frais de port. Le syndicat de la librairie s’en félicite, mais pas tous les libraires. Et encore moins Amazon qui y voit une mesure discriminatoire et nuisible au pouvoir d’achat. « Toute mesure visant à augmenter le prix du livre pénaliserait d’abord le pouvoir d’achat des Français et créerait une discrimination pour le consommateur sur Internet », avait ainsi déclaré le géant américain à l’AFP. Loi anti-Amazon : une demi-mesure ? Alors, demi-mesure ? « Il aurait fallu interdire la gratuité des frais de port pour mettre tout le monde à concurrence égale », juge la libraire de Voiron. La mesure sera-t-elle suffisante, alors que les petits commerçants doivent aussi se battre contre l’augmentation des charges et, notamment, des loyers en centre-ville, et des délais de livraison qui se rallongent, à l’heure où le consommateur-lecteur vit pour ainsi dire dans l’immédiateté ? Les petites librairies ont pourtant d’autres armes. « On vend du conseil, des paquets cadeaux, des retours faciles sans passer par La Poste » égrène Laurence Mani-Ponset. Ce sont aussi des rencontres avec les auteurs, des animations dans les classes, la présence sur des manifestations locales comme « Livres à vous » ou « Femmes plurielles ». Un engagement humain plus qu’une réalité économique. C’est aussi cette dimension-là dont doivent prendre conscience les lecteurs. A l’aube du livre numérique, les libraires indépendants savent qu’avec ou sans supermarché Leclerc, la partie n’est pas encore gagnée… Patricia Cerinsek * Sous Nicolas Sarkozy, la TVA sur les livres était passée de 5,5 % à 7 %. Depuis le 1er janvier 2013, le taux a été rétabli à 5,5 %. Une loi votée le 29 décembre 2012 prévoit que le taux doit encore être réduit à 5 % au 1er janvier 2014.Entre remises et rabais Le libraire se rémunère grâce à la remise accordée par l’éditeur (ou le diffuseur) sur le prix des livres. Lesquelles remises varient selon les maisons d’édition mais aussi chez un même éditeur en fonction notamment de ses collections. En moyenne, la remise est de 30 %. « Trente pour cent, c’est ce qu’il faut pour faire tourner une librairie, explique Laurence Mani-Ponset. Ce qui signifie que la marge nette est inférieure à 1 % ». Vous croyez qu’un libraire passe le plus clair de son temps à lire les ouvrages qu’il conseille ? Non, il négocie et jongle avec les chiffres et les pourcentages. Car le libraire doit accorder des remises sur les livres qu’il vend à l’Etat et aux collectivités. Si le rabais est de 9 % pour les bibliothèques, strictement encadré par la loi, la remise peut être autrement plus conséquente pour d’autres marchés. C’est le cas du marché scolaire où les 23 % de remise pèsent lourd. « On a bien essayé de négocier… », avance Laurence Mani-Ponset. Vu ce qu’on est obligé de consentir pour obtenir ce marché, on ne gagne absolument rien ! ».