PORTRAIT – Raymond Gurême a dans son baluchon un récit que les manuels d’histoire taisent souvent. Issu d’une famille d’artistes ambulants aux racines manouches françaises « depuis cinq générations », il est l’un des rares survivants des camps d’internement de nomades de la seconde guerre mondiale. Il y a quelques jours, il intervenait au collège Aimé Césaire à Grenoble pour témoigner. Rencontre.
Ses yeux sont rieurs et son air mutin. Raymond Gurême a le regard d’un gamin dans un corps de vieil homme. Ses mains abîmées par le temps et jaunies par la nicotine accompagnent son flot de paroles, parfois nostalgiques, parfois venimeuses. Des mains porteuses d’un lourd passé. Amochées par les acrobaties circassiennes lorsqu’il était enfant, éraflées par les multiples évasions de camps, adolescent, accidentées par les bagarres de sa vie d’adulte.
À 87 ans, le vieil homme a l’âge de la sagesse mais pas le tempérament. Fougueux, vif, exalté, Raymond Gurême ne pense désormais plus qu’à son combat : la dénonciation des discriminations à l’égard de la communauté des nomades dont il fait partie. Romanichel, bohémien, gitan, il accepte tous ces mots englobants, tant qu’ils appuient son discours de respect et de tolérance. Ce discours, il l’a peaufiné en 2010, lors de l’écriture de son ouvrage, Interdit aux nomades, avec l’aide de la journaliste de l’Agence France Presse, Isabelle Ligner. Publié en 2010, le livre évoque pour la première fois la tragédie des Tsiganes de France, stigmatisés par le régime de Vichy. « Si je n’avais pas parlé, personne n’aurait su qu’il y avait un camp à Linas-Montlhéry » (dans l’Essonne, ndlr).
Au bout de 70 ans de silence, Raymond Gurême décide enfin de témoigner, grâce à ce bouquin qui lui sert d’exutoire, mais aussi grâce à ses interventions dans des collèges pour libérer sa mémoire et transmettre un savoir. « C’était un supplice de garder ça pour moi », confie-t-il. « Je veux désormais faire connaître la cruauté et la barbarie que nous avons vécues », poursuit-il.
Fier de faire partie des gens du voyage, il raconte dans cet ouvrage les délices d’une jeunesse sur les routes. De son enfance de circassien, Raymond Gurême se souvient de nombreux détails. De son costume de clown « en soie bleue avec des étoiles et des paillettes » à son poney noir baptisé Pompon, de sa roulotte à l’intérieur noyer au rembobinage des films que son père projetait avec son cinématographe. « De deux à quinze ans, j’avais la belle vie, je faisais des galipettes, deux ou trois grimaces », plaisante-t-il.
D’une vie de voyages à l’enfermement
Puis vient le souvenir de ce jour d’octobre 1940. À six heures du matin, plusieurs coups violents à la porte de leur roulotte tirent du sommeil les parents et les neufs frères et sœurs de Raymond Gurême. De cette journée « où (sa) vie s’est arrêtée », il se rappelle de l’autorité de sa mère face aux représentants de l’ordre et du petit-déjeuner amer qu’elle leur a préparé à la va-vite avant d’embarquer pour une vie cloîtrée.
La famille passe d’abord un mois à Darnétal, en transit, avant de voyager dans des wagons à bestiaux pour rejoindre l’autodrome de Linas-Montlhéry où se trouve le camp d’internement. Deux cents personnes, tsiganes, manouches, nomades, doivent alors s’habituer à l’enfermement mais également au manque d’hygiène, à la faim et au travail pénible sur place. Dans le camp, ils couchent sur des planches et bourrent leurs paillasses de paille. « Elle n’a jamais été changée en un an », raconte Raymond Gurême, acerbe. Des asticots se cachent dans la soupe fade. Des chenilles s’abritent dans les épinards. « C’est la seule viande qu’on mangeait », plaisante-t-il avec un rire jaune. Pour le père Gurême qui a fait la guerre en 1914, cet enfermement est une trahison. La famille toute entière est assommée par cet emprisonnement.
À 15 ans, le jeune Raymond ne supporte pas d’être interné. Il ne reste d’ailleurs qu’une année dans le camp de Linas-Montléry puisqu’il parvient à se jouer des gardes et à s’évader. Après quelques petits boulots pour survivre et d’autres évasions, le gamin entre dans la Résistance avant d’être envoyé dans le camp disciplinaire de Heddernheim en Allemagne… dont il s’échappe, une fois encore. Il multiplie les allers et retours sur le lieu de vie de sa famille pour lui apporter discrètement des vivres. À la fin de la guerre, il perd la trace de ses proches et ne les retrouvera qu’en 1950, en Belgique, grâce à un ami nomade.
Le prix de la liberté
De ses souvenirs douloureux, Raymond Gurême tire un refus de l’autorité et une intransigeance envers le non-respect des populations itinérantes. A ses yeux, les gens du voyage sont toujours indésirables aujourd’hui, comme en 1940, à l’instar des Roms, autre peuple stigmatisé. « Vichy refait surface », s’indigne Raymond Gurême. Selon lui, la vie de manouche n’est plus celle d’antan : le prix de la liberté est trop élevé. « Dès qu’une communauté nomade installe les caravanes, les képis arrivent », se plaint-il, irrité par les forces de police. « Beaucoup d’itinérants ne veulent même plus voyager », confie Raymond. « Nous sommes toujours considérés comme des voleurs de poules », regrette-t-il. « Mais ce sont des dictons de vieilles grands-mères ! », s’exclame le vieil homme. Des dictons qui alimentent la peur de l’Autre.
Aujourd’hui, Raymond Gurême vit comme un patriarche, à la tête d’une tribu de près de 200 descendants. Étrangement, depuis quarante ans, il habite non loin du camp d’internement de Linas-Montlhéry. Tous les jours, il aperçoit la colline où ses proches ont été enfermés, chargée de souvenirs. « Il a fallu que je revienne, j’étais comme un aimant », explique-t-il. Rien ne lui fait pour autant oublier les discriminations envers sa communauté. Sur son terrain, Raymond a peiné pour obtenir l’eau et attendu vingt ans pour avoir l’électricité.
Malgré tout, il reste fier d’avoir le voyage en héritage et d’être né dans une caravane. Il y vit d’ailleurs toujours, à quelques mètres de celles de ses proches. « J’y suis né, j’y vis et j’y mettrai les pattes en l’air », lance-t-il. « Voilà ! Le dernier saut périlleux que je ferai sera dans la caravane ! », lâche-t-il avec un large sourire.
Emeline Wuilbercq