FOCUS – Pour la première fois, le Musée de Grenoble consacre une exposition intégralement dédiée à Pablo Picasso. Son sujet ? Les œuvres réalisées par l’artiste durant les années de guerre et d’Occupation. Période sombre où l’inquiétude et le deuil prédominent, et au cours de laquelle Picasso peint, écrit et sculpte indirectement son trouble, tour à tour sensible, ironique ou cruel.
Dans une pièce sombre et biscornue, une musicienne se tient assise aux côtés d’un corps nu et allongé dans une posture grotesque, et tient sur ses genoux une mandoline dénuée de cordes. Cette vision de doux cauchemar, c’est L’Aubade de Pablo Picasso. Peinte à Paris en 1942, l’œuvre figure autant un drame intime qu’une représentation d’une Europe en guerre et d’un Paris sous le joug des Allemands.
Une tonalité sombre que les visiteurs retrouveront tout au long de la nouvelle exposition temporaire du Musée de Grenoble consacrée à l’œuvre de Picasso réalisée durant les années d’occupation : « Picasso au coeur des ténèbres (1939−1945) ». L’impressionnante collection d’œuvres prêtées par nombre de musées nationaux et internationaux est à retrouver à partir du samedi 5 octobre jusqu’au dimanche 5 janvier 2020.
Pablo Picasso : une première pour le Musée de Grenoble
« Il y avait presque nécessité que le Musée de Grenoble célèbre Pablo Picasso ! », souligne son conservateur Guy Tosatto. Qui rappelle en effet que le Musée fut le premier, en 1921, à recevoir en don une œuvre de l’artiste espagnol. Juste retour de l’Histoire : le don fut rendu possible grâce au conservateur du Musée de l’époque, André Farcy, dont Grenoble fête cette année le centenaire de la prise de fonction.
Si le projet d’exposer Picasso remontait de longue date, la question était encore de trouver un angle d’approche original. « Vu le nombre d’expositions consacrées à Picasso, il nous était très compliqué de trouver quelque chose qui n’ait pas encore été fait », se souvient Guy Tosatto. Si Picasso durant la Seconde guerre mondiale n’est pas un sujet totalement inédit – il a notamment été traité aux États-Unis –, l’exposition représente ainsi une démarche inédite pour un musée français.
Pour autant, Picasso parle-t-il directement de la guerre dans ses tableaux ? « Il n’y a pas de doute que la guerre existe dans les tableaux que j’ai faits alors », répond l’artiste lui-même dans une citation qui ouvre l’exposition. Mais loin d’un recueil sur les années d’occupation, c’est un parcours dans l’univers troublé d’un des esprits les plus novateurs du XXe siècle que le Musée propose à travers les différentes salles de l’exposition.
Un cheminement le long des années de guerre
Le choix se veut chronologique : le visiteur suit les réalisations de l’artiste depuis la Drôle de guerre jusqu’à la Libération. Des réalisations en majorité parisiennes, à quelques exceptions près puisque l’exposition évoque le “refuge” de Picasso à Royan dans les premiers mois de 1940, ou encore un passage à Antibes après la Libération. C’est cependant un Picasso parisien, soumis aux privations de l’Occupation, qui se déploie le long des murs de Musée.
Privations toutes relatives, précisent Guy Tosatto et la conservatrice en chef Sophie Bernard. En 1941, Pablo Picasso a 60 ans, sa réputation d’artiste n’est plus à faire, de même que ses moyens financiers. Une richesse qui ne lui permettra pourtant pas, malgré les appels à l’aide de leurs proches, d’empêcher la déportation et la mort d’amis comme le peintre Max Jacob ou le poète Robert Desnos.
Dès lors, l’intime se mêle à l’Histoire. Pablo Picasso réalise des portraits de sa compagne d’alors Dora Maar, parfois empreints de légèreté ou d’humour, mais souvent voilés d’une gravité sous-jacente.
D’autres œuvres, sombres sinon graves, parlent de deuil et de cruauté. Depuis un Chat saisissant un oiseau prophétique, en 1939, à une Casserole émaillée en 1945, témoin d’une guerre qui hante encore les esprits plusieurs mois après la Libération.
« Une peinture qui mord »
« Au cœur des ténèbres » permet encore de découvrir un artiste complet, qui délaisse un temps la peinture pour se consacrer à l’écriture et produire en 1941 une pièce de théâtre, Le Désir attrapé par la queue. Sans oublier des sculptures, parfois réalisées dans des conditions matérielles difficiles. Parmi elles, L’Homme au mouton (1943), exceptionnelle ode à la bienveillance… et réponse au virilisme du sculpteur favori d’Adolf Hitler Arno Breker.
Interdit d’exposition durant l’Occupation, Pablo Picasso aura l’occasion d’exposer ses créations entre 1940 et 1944 à la Libération, offrant à voir à des Parisiens éberlués la richesse et la densité de ses nouvelles œuvres.
Les réactions ? Mitigées. Tant et si bien que la police devra protéger certains tableaux menacés de décrochage par des mécontents. Et que l’artiste sera gratifié de lettres d’injures, dont une souillée des excréments « d’une prostituée de 60 ans »…
Parfois cruelles – Guy Tosatto paraphrase même Antonin Artaud pour évoquer une « peinture de la cruauté » – et souvent sombres, les œuvres ici présentées de Pablo Picasso ne sont pourtant jamais sinistres, ni désespérées. Esquisses, dessins et incartades amoureuses permettent encore de se représenter un homme qui ne renie pas sa sensibilité, ni son ironie. Prompt plus que jamais à produire, comme il le dit lui-même, « une peinture qui mord ».