ENTRETIEN – Le politologue français spécialisé en criminologie Sebastian Roché présentait, mardi 10 janvier sur le campus de Saint-Martin-d’Hères, les grandes lignes de son ouvrage De la police en démocratie, paru fin 2016 (éditions Grasset). Une conférence organisée par la Maison des Sciences de l’Homme Alpes, dans le cadre du cycle de conférences « Avenue centrale. Rendez-vous en sciences humaines ». Et l’occasion pour Place Gre’net de lui poser quelques questions.
« Police et démocratie : les défis de l’égalité et de la diversité ». Tel était le thème central de la conférence donnée par Sébastian Roché, ce mardi 10 janvier devant une assemblée d’une petite cinquantaine de personnes, composée principalement d’universitaires et d’étudiants. Interrogé par Luc Gwiazdzinski, enseignant à l’Institut de géographie alpine et chercheur au laboratoire Pacte, le chercheur a tour à tour évoqué ses domaines d’étude.
Police, délinquance, religion, discriminations… Des sujets sensibles qui expliquent que le chercheur ait fait face à quelques réactions hostiles au cours du débat. Il lui a notamment été reproché de prendre parti pour le système de valeurs dominants, c’est-à-dire L’État, et de considérer que sa présence en tant qu’observateur lors d’interpellations n’influençait pas l’attitude des forces de l’ordre.
Directeur de recherche au CNRS (Pacte – Sciences-Po Grenoble, Université Grenoble-Alpes), Sebastian Roché enseigne à l’École nationale supérieure de la police (Lyon), à l’Université de Grenoble et à l’Université de Bahcesehir (Istanbul).
Spécialiste de la sécurité, il travaille sur les effets de la religion sur la confiance dans la police et sur les comportements délinquants. Coauteur du rapport Polis-autorité (2013), il a publié récemment De la police en démocratie (Grasset, 2016).
La confiance de la population envers la police n’a cessé de se détériorer ces dernières années. La police française ne se situe ainsi que dans le tiers central du classement européen, au niveau de l’Estonie, de la Turquie et du Portugal. Et plutôt dans le tiers inférieur pour ce qui est de la satisfaction accordée quant au travail accompli ou suite à un dépôt de plainte. Que disent ces résultats ?
Précisons tout d’abord que ces résultats issus de données objectives proviennent de deux projets de recherche à l’échelle européenne avec un très large échantillon et de nombreuses enquêtes sur le terrain. Toutes ces sources convergent pour dire “Attention, il y a une coupure entre la population et les policiers, et cela est mauvais pour tout le monde”. Au vu des résultats de la première étude [Eurojustis, ndlr], j’ai voulu tirer une sorte de sonnette d’alarme, attirer l’attention des pouvoirs publics sur la très faible satisfaction et la légitimité médiocre de la police dans la population. Même pour les policiers, c’est un handicap, comme on peut le voir dans les cas extrêmes d’attaques comme à Viry-Châtillon.
Pourquoi autant d’hostilité ? Il existe des opinions très mitigées voire hostiles à la police, un climat général plus favorable à des formes radicales d’agressions. En Allemagne, il y aussi des dealers et des délinquants mais ils ne vont pas attaquer ainsi les policiers car les opinions générales de la population sont beaucoup plus favorables. Avoir la confiance de la population est aussi un bouclier pour les policiers.
Pourquoi les pouvoirs publics ne s’en soucient-ils pas plus ?
Les responsables politiques connaissent mal la police et ont une faible expertise sur le sujet. Comme la police et la gendarmerie sont faites pour servir le gouvernement central plus que les citoyens eux-mêmes, le gouvernement ne se rend pas compte de cette faiblesse.
Dans plusieurs pays européens, des indicateurs de pilotage de la qualité de la police ont été mis en place. Une des raisons pour lesquelles il n’y a pas d’améliorations en France, c’est qu’il n’y a pas d’outil pour mesurer la qualité de la relation police-population.
Même s’il y a aujourd’hui une absence de volonté politique de développer ces outils, le pouvoir politique est plutôt bien servi par la police. Il est d’ailleurs rare qu’elle se rebelle. Les manifestations de policiers comme celles qu’on a vues dernièrement sont très exceptionnelles et c’est pour cette raison qu’elles constituent un moyen de pression efficace pour obtenir des avantages.
Finalement, il y a un désintérêt du pouvoir central pour le service des citoyens. Le gouvernement est plus intéressé par la police du renseignement intérieur, du terrorisme (DGSI et DCRI) plutôt que par la police du quotidien, qu’il ne connaît pas.
Il y a une vision infantile du public. On pense que le public ne sait pas bien juger, donc qu’il n’est pas utile de l’écouter. C’est très différent de la vision des pays du Nord de l’Europe, où ces avis sont pris en compte.
En France, la proportion de contrôles discrétionnaires atteint 31,5 % pour la “minorité” d’Afrique du Nord et subsaharienne, contre 14,1 % pour la “majorité”. A contrario, en Allemagne, les chiffres sont très proches entre la “minorité”, principalement turque, (13,1 %) et la “majorité” (12,2 %). Comment expliquer de telles différences ?
Ces résultats ont été mesurées de manière très méticuleuse, en prenant en compte tous les facteurs qui peuvent expliquer le surcontrôle. Dans le livre, j’ai bien expliqué la différence entre surcontrôle et discrimination. Ainsi, il peut très bien y avoir davantage de gens d’origine Nord africaine contrôlés sans qu’il y ait forcément discrimination.
Dans la méthodologie, on a pris tous les arguments avancés par les policiers et notamment celui-ci : « Les jeunes d’origines étrangères commettent plus de délits, ce qui explique qu’ils soient plus contrôlés. » Les délits commis par les adolescents ont ainsi été intégrés dans les calculs du contrôle. Autre argument des policiers : on les envoie contrôler dans des zones où il y a plus de délits, sans qu’ils cherchent à cibler une catégorie. On donc a bien pris en compte l’ensemble de ces éléments sur la géographie policière en codant les lieux.
Malgré cela, même en contrôlant tous ces paramètres, on constate qu’il y a en France un surcontrôle des minorités. On voit bien dans les analyses statistiques un peu plus poussées que le premier facteur de contrôle est d’être un adolescent répétant des délits. Appartenir à la minorité ethnique n’est pas le premier facteur, mais c’est un facteur significatif de contrôle.
Par ailleurs, en France, s’il y a un contrôle avec un adolescent étranger, le contrôle se passe généralement assez mal : les mots, voire les coups échangés sont beaucoup plus fréquents. En Allemagne, les policiers se font fort de faire de la communication. L’argument de la force vient tout en dernier. Alors qu’en France, il y a plus vite une stratégie de confrontation, ce qui entraîne une spirale négative.
Vous écrivez qu’en France « les agents qui se servent fréquemment du contrôle l’utilisent plus comme un outil de soumission que pour verbaliser ». Contrairement à l’Allemagne, où les « agents cherchent consciemment à éviter d’avoir recours à un stéréotype lorsqu’ils abordent des personnes appartenant aux minorités ». Avec de meilleurs résultats, au final, puis que l’Allemagne n’a pas connu d’émeutes jusqu’à présent et que la délinquance de rue n’y est pas plus forte. Comment améliorer la situation en France ?
Une partie de la solution tient à la façon dont les autorités décident de faire la police. Une autre dépend de la politique locale. Il y a donc une réflexion à avoir au niveau de la politique policière. Quelles sont les zones qu’on contrôle, etc. ? La deuxième partie de la solution se trouve dans la formation. En France, la phrase clé est : “Force doit rester à la loi”. La formation met l’accent sur le fait qu’il va y avoir confrontation et que le policier doit en sortir vainqueur.
En Allemagne, c’est très différent. La réflexivité est mise en avant : les policiers sont invités à analyser les effets de leurs propres pratiques. Ils vont donc contrôler uniquement si cela apporte vraiment un bénéfice et vont lutter contre les biais. Autre exemple : le Danemark, où la confiance est placée au cœur de la formation du policier. On ne place pas la loi au cœur mais la cohésion. Le policier doit faire en sorte que la société tienne bien ensemble.
Là-bas, les gardiens de la paix sont formés en deux ans, contre huit mois ici. En France, on forme beaucoup les cadres, donc les commissaires, qui ont tous un master et deux ans d’école. On forme finalement ceux qui en ont le moins besoin, puisque c’est l’agent qui va être au contact de la population. Leurs temps de formation semblent trop courts par rapport à la complexité du métier. La formation des policiers français n’est pas nulle mais ce n’est pas la meilleure d’Europe…
Si la formation compte, le management aussi. En France, il y a très peu d’analyse des pratiques des agents en matière de contrôles. Dans les patrouilles que nous avons faites avec des agents, on a observé qu’il n’y avait jamais eu de débriefing des contrôles d’identité. La hiérarchie intermédiaire, les responsables locaux ne s’y intéressent pas suffisamment.
On se souvient que les récépissés de contrôle avaient été enterrés par Manuel Valls. Le management ne s’intéresse pas aux questions de discriminations. Contrairement au Québec par exemple, qui a mis en place un plan d’action pluriannuel d’analyse de lutte contre les discriminations. Un tel plan implique une reconnaissance du problème. En France, il est nié. Difficile pour le local de s’en saisir.
Critiquer la police n’est pas chose aisée dans le contexte actuel…
La période est effectivement très mauvaise pour répondre à la réforme de la sécurité publique. Les policiers sont très sollicités pour des tâches ingrates : gardes, patrouilles… La base est très mécontente. Le pouvoir politique est, lui, avant tout focalisé sur l’évitement des attentats avec, par exemple, le déploiement des militaires qui lui sert avant tout à se protéger.
C’est donc une période très compliquée pour une réforme. Dès qu’on touche au système, on est immédiatement pris à partie. Le quantitatif a pris totalement le dessus, c’est à qui créera le plus de postes. Le débat ignore l’analyse des besoins. Autre élément difficile : il n’y a pas de réflexion stratégique sur l’évolution de la police.
Les sociétés privées font de la recherche et développement. Une entreprise qui n’investit pas et ne propose pas de nouveaux produits va perdre des parts de marché. Il y a donc une contrainte de l’innovation. Or, il n’y a aucun endroit au ministère de l’Intérieur où on réfléchit à l’avenir de la police et à l’innovation. Il y a une faiblesse administrative et politique. Disposer d’un endroit où l’on réfléchit et où l’on fait de la prospective est pourtant une nécessité, afin que le gouvernement ne réagisse plus au coup par coup, sous la pression, mais en fonction de l’analyse de l’évolution des besoins de la société. Il manque, en France, une capacité à se projeter dans l’avenir et à avoir des idées.
Vous mettez en évidence que les jugements sur la police en général sont nettement clivés selon la confession des « poliçables », particulièrement pour ce qui concerne le noyau dur formé de ceux qui n’ont « pas du tout confiance » (5,5 % des catholiques contre 28 % des musulmans, soit cinq fois plus). Pour ce qui est de la défiance molle » (plutôt pas ou pas du tout confiant), elle atteint respectivement 29 % et 40 %. Par ailleurs, parmi les personnes qui se reconnaissent de l’Islam, le fait d’être pratiquant tend à renforcer la critique à l’encontre de la police. Comment expliquer ces résultats très marqués ? S’agit-il d’un problème de valeurs liées à la religion ? D’identification ?
Il y a un clivage religieux très net en France. La force de celui-ci m’a d’ailleurs surpris. Les attitudes des adolescents et de la population sont affectées par des convictions politiques mais aussi par des convictions religieuses. Une partie de cet effet religieux va tenir aux conditions de vie, aux types de quartiers, pauvres ou riches. Les musulmans sont plutôt résidents des quartiers défavorisés. Et la deuxième partie tient aux surcontrôles. Les jeunes Maghrébins se font plus contrôler et, pour la majorité, ils sont musulmans.
Il fallait donc contrôler les variables, c’est-à-dire tenir compte des différentes variables. L’étude a montré que les jeunes musulmans, même s’ils n’ont pas été contrôlés par la police et même s’ils viennent d’un quartier paisible, vont avoir une opinion plus hostile par rapport à la police. Cela laisse penser que la religion divise vraiment la société.
Comme il n’y a pas eu d’enquête avant, on ne sait pas si cet état de fait est récent ou pas. C’est toutefois un résultat dont on peut se douter. En effet, la police impose des règles et véhicule des valeurs, par exemple, l’interdiction du port du voile dans certains lieux. Sans doute les plus religieux voient-ils la législation comme hostile à l’Islam et la police au service de cette législation. Certains rejettent donc ces valeurs.
Les jeunes musulmans qui adhèrent le plus aux valeurs de liberté et d’égalité sont d’ailleurs ceux qui acceptent le plus la police. On a l’impression que derrière la religion, il y a un clivage de valeurs. On constate une identification nationale faible pour les musulmans et encore moindre pour les musulmans très pratiquants.
La police peut être rejetée pour les pratiques mais aussi parce qu’elle est la police d’un gouvernement, ou la police d’une collectivité nationale dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Ce qui est fort dans les résultats statistiques, c’est qu’on voit bien la différence entre les musulmans les plus pratiquants et les moins pratiquants. Ce n’est pas juste le fait d’être musulmans qui rend hostile à la police mais il y a quelque chose dans l’attachement à la religion.
Autre constat : en ce qui concerne la police près de chez soi, « la défiance molle » se rétracte en France pour atteindre 12 % chez les catholiques et 35 % chez les musulmans. Cette « prime à la proximité » est-elle une piste sérieuse pour améliorer l’image de la police ?
Les doctrines de police de proximité sont importantes. Si la police est capable de restaurer le dialogue avec une population a priori hostile, il y a de fortes chances que cela modifie la perception des policiers avec l’expérience et la répétition du contact.
Malgré tout, les plus convaincus ne vont pas voir les policiers tels qu’ils sont, car la religion va modifier leur perception. Ils vont les voir en fonction de biais culturels. On ne peut pas attendre de la police qu’elle résolve complètement ce conflit et la division religieuse de la France. La police peut améliorer la situation par sa pratique mais elle ne peut pas complètement la résoudre parce que c’est un conflit qui dépasse ces simples relations. C’est un conflit qui renvoie à un sentiment d’appartenance à une collectivité politique. Les jeunes musulmans se sentent peu appartenir à cette collectivité politique.
Les gens fréquentent plutôt des gens qui pensent comme eux et cela renforce la manière dont ils voient les choses. La religion – pas que musulmane d’ailleurs – organise des perceptions et donc la perception de la police. Si la communauté musulmane se sent séparée du reste de la société, elle ne va pas s’identifier à la police.
Constate-t-on une religiosité réactive en France ?
Je ne trouve pas de résultats dans les études que j’ai faites sur une religiosité par réaction, face à une situation socio-économique dégradée, par exemple. Les plus convaincus ne sont pas ceux dans les situations économiques les plus difficiles. L’enquête Trajectoire et origine (TeO) de l’Insee et l’Ined ne valide pas l’hypothèse de la religiosité réactive. Ni au Royaume-Uni d’ailleurs.
Il y a bien une affirmation de la foi religieuse chez les musulmans et, en particulier, les jeunes, beaucoup plus impliqués que les plus âgés. Cette implication n’est pas modulée par leur niveau socio-économique. Pour résumer, ce ne sont donc pas les musulmans les plus pauvres qui sont les plus croyants.
L’étude Polis portant sur les adolescents scolarisés de 13 à 18 ans en France et en Allemagne a mis en évidence que la religiosité chez les adolescents musulmans augmentait l’antagonisme avec la police, aussi bien dans les quartiers d’incivilité que dans les quartiers paisibles. Un antagonisme qui augmente d’autant plus si ces derniers ont déjà subi un contrôle. Quelles sont les causes qui peuvent expliquer ces résultats ? Au final, quelles sont les pistes pour sortir de ce cercle vicieux et refaire société ?
Il faut que la police ait une stratégie et que quelqu’un en soit chargée. Cela implique la création d’un poste de responsable national de la stratégie et d’une direction de la qualité des relations, en charge à la fois de la stratégie et de la qualité. Il faut arrêter de raisonner en quantité et en nombre de délits mais raisonner par rapport à la qualité, en développant une doctrine de la police.
Deuxième chose : il doit y avoir une reconnaissance officielle des problèmes de la qualité de la relation police-citoyen et de l’égalité devant la loi. La question de la discrimination doit être posée sur la table pour essayer ensuite de proposer des solutions. Sans oublier, enfin, la formation.
Tout cela résoudra une partie des problèmes, mais pas les problèmes politiques, pas les problèmes d’intégration. Si on ne veille pas à renforcer la cohésion, ça risque d’éclater. Là se pose la question des valeurs. Les jeunes musulmans qui rejettent les valeurs de liberté, par exemple. Lorsqu’une partie de la population rejette les valeurs qui fondent notre pays, cela pose des problèmes complexes. Le problème n’est pas tant la religion que les valeurs qui y sont associées.
Aujourd’hui, il est très compliqué pour les professeurs de parler de ces questions-là. Ce sont des sujets très polémiques qui demandent d’avoir de grandes connaissances sur la religion. Or, la relation avec la police et l’école sont très importantes pour les adolescents, dans la formation de leur opinion en tant que citoyen.