REPORTAGE VIDÉO – 3000 personnes étaient réunies, au plus fort de la manifestation organisée par Nuit debout Grenoble, ce mardi 10 mai au soir. La déambulation a viré à l’insurrection avec, d’un côté, des casseurs acharnés, de l’autre des forces de l’ordre particulièrement belliqueuses. Prenant en tenaille la très grande majorité des manifestants venus dénoncer le passage en force de la loi Travail par le recours au 49.3.
Manifestation contre le 49.3, organisée par Nuit debout Grenoble. © Séverine Cattiaux
Sur les coups de 19 h 30, ce mardi 10 mai, 300 personnes du mouvement de Nuit debout partent de la Maison de la culture, lieu de campement depuis le 9 avril dernier. Les rangs des manifestants grossissent au fil de la soirée, jusqu’à rassembler 3000 personnes vers 21 heures. L’un des participants du mouvement de Nuit debout Grenoble en est persuadé : « Il n’y a que la rue pour protester contre ce passage en force du 49.3. »
La manifestation s’est organisée à la hâte, suite à la décision de Manuel Valls – tombée dans l’après-midi – de recourir au 49.3 afin de passer en force sur la loi Travail. Mais la colère n’a pas attendu pour monter chez un certain nombre de citoyens, attachés au débat démocratique et opposés à la Loi El Khomri.
« C’est une gifle »
Les mouvements Nuit debout en France ont reçu, eux, la nouvelle en pleine face. « C’est une gifle », déclare une participante. Le mouvement ayant comme raison d’être « le retrait de la loi El Khomri et son monde », les “nuitdeboutistes” ne pouvaient que riposter. « Valls veut nous prendre de cours, nous devons aller encore plus vite », analyse un militant. Au programme de la soirée : se rendre rue Félix Poulat, lieu traditionnel de toutes les manifestations, où « les gens penseront spontanément à venir ». Étant donné le climat insurrectionnel grandissant au fur et à mesure de la soirée, les manifestants ne parviendront pas, en revanche, à gagner la préfecture…
« 49.3, on n’en veut pas ! », « Grenoble, soulève-toi », « Travaille, consomme et ferme ta gueule ! », « Ni dieu, ni maître, ni social traître » ou encore « Loi El Khomri, précarité à vie. De cette société-là, on n’en veut pas »… Tels sont les slogans que scandent les manifestants dans les rues de Grenoble, ce mardi soir. Ou bien encore, plus radical, « Nous détruirons vos institutions, et brique par brique, et pierre par pierre »…
Pancarte contre 49.3. © Séverine Cattiaux
Beaucoup de jeunes, mais aussi des moins jeunes, des syndicalistes, des anarchistes, des “sans étiquette”… déambulent ce mardi soir dans le cortège, conduit par Nuit debout.
Sans surprise, aucune famille avec enfant n’est présente. Chacun sait que la confrontation avec les forces de l’ordre aura lieu tôt ou tard dans la soirée, comme l’a rappelé Camille, plus tôt, au cours de l’AG, étant donné le contexte : « Cette manifestation est illégale. De plus, on est en état d’urgence… »
La manifestation “sauvage” démarre sans embûches, progressant à bonne cadence avenue Marcellin-Berthelot, au beau milieu la circulation routière. Elle occupe également les voies de trams, les contraignant à s’arrêter. Une première rangée de manifestants tient une banderole « Des plumes et du goudron », une autre brandit le mot d’ordre des opposants à la loi Travail : « On vaut mieux que ça ». Quelques manifestants ont même eu le temps de confectionner leurs propres pancartes. Un groupe de vélos part au devant des marcheurs “en infraction”, en vue de ralentir la circulation des automobilistes.
« Ce passage en force c’est faire comme si on ne nous écoutait pas »
La manifestation atteint le cinéma Pathé Chavant, se poursuit avenue Agutte-Sembat, passe devant la place Victor-Hugo et tourne direction Félix-Poulat. Deux groupes de CRS encadrent déjà l’attroupement qui grossit à vue d’œil. L’un d’eux est posté devant le McDonald’s, qui a baissé les rideaux de fer.
Des CRS, rue Félix-Poulat, lors de la manifestation contre le 49.3. © Séverine Cattiaux – placegrenet.fr
Jo Briant, infatigable militant, cofondateur du Centre d’information inter-peuples (CIIP), fait part de son désarroi, néanmoins mêlé à une pointe d’espoir : « Ce que vient de faire le gouvernement, à savoir, recourir au 49.3, est un aveu d’impuissance, le refus du débat, une procédure expéditive, qui fait fi de la colère populaire contre le projet de loi. Cette loi qui incarne toute la politique de ce gouvernement négatrice et méprisante… Mais je vois que nous sommes nombreux ce soir. Cela montre qu’il y a une capacité de réactivité immédiate, toutes générations confondues. »
« Il faut dire qu’on se trouve à un moment de l’histoire où l’on est dans l’impasse totale. C’est le pourquoi de ce mouvement Nuit debout. Il y a 500 mouvements de ce type dans le monde, environ 130 en Europe qui réunissent des gens qui aspirent à autre chose, à une société moins inégale […] Rendez-vous compte : aujourd’hui, 1 % des plus riches détiennent 50 % des richesses, et les banques conseillent encore les riches sur comment payer moins d’impôts ! »
Une jeune trentenaire vient d’arriver dans la manifestation. Son commentaire sera plus bref : « Ce passage en force, c’est inacceptable… C’est faire comme si on ne nous écoutait pas. »
Manifestante contre le 49.3, rue Félix-Poulat. © Séverine Cattiaux – placegrenet.fr
« Manifester ce soir… c’est aussi important que de passer mon bac »
Le convoi Nuit debout repart, prenant la direction du cours Berriat. Deux amis proche de la quarantaine se sont retrouvés dans la manif. L’un vient de « la campagne », à une heure de Grenoble. « On est venus pour dénoncer toutes les dérives du monde capitaliste, après une génération de sape, de précarisation… »
Manifestation contre le 49.3 organisée par Nuit debout. © Séverine Cattiaux – placegrenet.fr
Certes, mais au final qu’espèrent-ils ? « L’idéal, dans un premier temps, serait qu’une motion de censure soit votée contre le gouvernement et que Valls parte… », répondent-ils avec le sourire. Un jeune trentenaire avec une casquette fait deux vœux pour l’avenir : « une baisse de l’autoritarisme de l’État… et qu’on re-progresse dans les acquis sociaux ». Il croit beaucoup à l’utilité du mouvement Nuit debout, auquel il participe : « Il faut que ce mouvement continue afin que les gens le rallient. On ne va pas décréter qu’on a des idées, mais d’autres ont déjà beaucoup réfléchi aux alternatives. »
Plus loin, une jeune femme marche avec détermination sur le côté du cortège, reprenant les slogans des manifestants. Elle est travailleuse sociale : « Je ne vois que des situations difficiles dans mon boulot… On remet en cause tous les acquis et même le Conseil départemental et le Conseil régional s’y mettent. Je veux qu’on retire cette loi, qu’on nous écoute, en fait. »
© Séverine Cattiaux
En revanche, force est de constater qu’elle ne connaît pas très bien le contenu de la loi Travail. Contrairement à cette lycéenne : « Être ici et participer au mouvement Nuit debout, c’est aussi important que de passer mon bac cette année !, affirme-t-elle. Mais je suis la seule de ma classe à être investie dans ce mouvement… Beaucoup n’ont pas d’avis, ne se sentent pas concernés. C’est regrettable. Ils vont bientôt avoir le droit de vote et ne connaissent rien de la vie politique. Moi, j’ai la chance d’avoir des parents politisés…
La loi Travail, oui je l’ai lue et j’ai suivi son évolution ! On a aujourd’hui un code du travail qui protège tout le monde. Le principe de l’inversion de la hiérarchie des normes remet cela en cause. Et d’annoncer : « Suite au 49.3, nous comptons occuper les lycées mardi prochain, partout en France, non pas pour empêcher les cours, mais pour ouvrir des ateliers, tenir informés les lycéens. »
« Il faut les en empêcher »
Arrivés devant le siège du PS, rue Nicolas-Chorier, la tête de la manif se retrouve pour la première fois de la soirée, plus frontalement, face à un cordon d’une quinzaine de CRS, protégés de boucliers. Un premier projectile annonce les hostilités… Il est 20 h 45 quand le cortège emprunte la rue Abbé-Grégoire pour se diriger vers la gare. C’est devant Grenoble École de management (Gem) que les casseurs commencent leur saccage, explosant les vitres de l’établissement.
Une vitre de Grenoble école de management brisée par les casseurs . © Séverine Cattiaux
« Il faut les en empêcher », s’alarment plusieurs personnes dans le cortège. Les manifestants de Nuit debout, qui plaidaient pour une manifestation pacifique lors de l’AG, sont écœurés. Un casseur vient d’écrire à la bombe « Nuire debout » sur le mur de Gem. C’est exactement ce qu’il fait : nuire… à la manifestation.
Le groupuscule se lâche comme une meute d’enragés… Combien sont-ils ? Difficile à dire. Ils s’en prennent aux voitures, abris bus, guichets de banques…
« Je ne me prononce pas sur les violences », déclare Cécile, une militante qui en a vu d’autres. On ne l’écartera pas du sujet de fond : « Cette manifestation est nécessaire. Le peuple de gauche doit descendre dans la rue pour faire retirer cette loi et, à présent, le 49.3. Ou alors, il faut une motion de censure. Mais il faut arrêter ce gouvernement… Sur le licenciement, rien n’a évolué dans cette loi. »
Cécile dresse un constat sévère : « La finance a pris la main sur l’économie, c’est cela le gros problème. Il faut de vrais parcours sécurisés pour les salariés. Aujourd’hui, des jeunes, des moins jeunes vivent de petits boulots, touchent le RSA avec du retard, et se retrouvent expulsés de leur logement dont les loyers sont trop chers. Ça ne peut plus tenir… Heureusement que la solidarité familiale est là… Enfin, quand elle existe ! »
« Ça vire à la dictature »
Face aux actes malveillants des casseurs, et à la volonté d’un groupe de manifestants de poursuivre leur déambulation, les forces de l’ordre se montrent de plus en plus hostiles. Avenue Alsace-Lorraine, cours Jean-Jaurès, avenue de Vizille, les hommes casqués tentent de disperser la manif à l’aide de bombes lacrymogène. Même à l’écart des échauffourées, la fumée pique la gorge des badauds ahuris… Le climat se détériore brutalement.
Lors de la manifestation contre le 49.3, organisée par Nuit Debout Grenoble © Séverine Cattiaux – placegrenet.fr
Certains policiers s’en prennent verbalement à des manifestants se tenant pourtant bien tranquilles, voire même les bousculent sans ménagement. Comme cette femme qui, poussée, se retrouve sur la chaussée, manquant de se faire renverser par une voiture.
Un photographe, les yeux rouges et larmoyants, se dirige vers un CRS : « Je viens de me faire agresser par votre collègue qui m’a chargé. Il s’est littéralement défoulé sur moi ! » L’homme en bleu tente de justifier : « On ne peut pas deviner qui est casseur et qui ne l’est pas… »
« Ils ne discernent plus rien », commente un passant. Et la bavure ne semble jamais loin… A qui la faute ? Une sympathisante de Nuit debout et un militant CGT pointent du doigt Manuel Valls, l’auteur du 49.3 : « Casser deux ou trois vitres, ce n’est rien à côté de la casse du travail. On est dans une politique typiquement violente… Les responsables, c’est d’abord le gouvernement. Recourir au 49.3 dans un période de défiance vis-à-vis de la loi Travail, dans ce contexte d’état d’urgence, ça vire à la dictature. »
Bilan : une dizaine de commerces et de bâtiments dégradés, dont les locaux du Dauphiné libéré, et deux blessés parmi les forces de l’ordre. Côté manifestants, de nombreux coups de tonfas (matraques avec une poignée) sont tombés… Même si aucune blessure grave n’est à déplorer pour l’heure.
Séverine Cattiaux et Joël Kermabon
Retour en images sur une soirée très animée…
Reportage : Joël Kermabon.
ERIC PIOLLE MIS EN CAUSE PAR LA DROITE
Éric Piolle. © Joël Kermabon – placegrenet.fr
Thierry Kovacs, président de la fédération des Républicains de l’Isère, et Alexandre Roux, Secrétaire départemental, ont fermement condamné dans un communiqué du 11 mai « les violences inacceptables qui ont eu lieu à Grenoble » lors de la « manifestation non autorisée issue du mouvement Nuit debout ».
« Une fois de plus, Grenoble est en proie à des émeutes dont visiblement le maire de Grenoble n’a pas pris la mesure », affirment-ils. « Pire, il est coresponsable puisqu’il a lui-même, ainsi que des membres de sa majorité municipale, participé au mouvement Nuit debout ».
Et les élus de « réaffirmer leur soutien aux forces de l’ordre ainsi qu’aux victimes des dégradations sur des biens privés et publics, tant les habitants et commerçants grenoblois que les citoyens qui vont devoir financer avec leurs impôts la réparation des dommages causés par l’extrême-gauche. A moins que la municipalité Piolle, qui a décidé de fournir gratuitement l’eau, l’électricité et le ramassage des ordures au campement Nuit Debout devant MC2, décide d’épargner le contribuable en poursuivant les responsables qu’elle connaît pour avoir négocié ses mises à disposition de services avec eux. »
« Des dégradations inadmissibles qui nuisent au mouvement social »
Dégradations sur le bâtiment de Grenoble école de management, lors de la manifestation contre le 49.3. © Séverine Cattiaux
« Je condamne avec la plus grande fermeté ces atteintes aux personnes et ces dégradations inadmissibles qui nuisent au mouvement social », a répondu le maire EELV de Grenoble Eric Piolle.
« Dans un contexte national sous tension, je déplore le recours à l’article 49 – 3, cette brutalité démocratique, pour faire adopter la « loi Travail ». La violence, d’où qu’elle vienne, n’est une issue positive pour personne. Le dialogue et l’ordre public, qui est une compétence régalienne de l’État, doivent être établis. »
Peu convaincant pour le groupe Les Républicains-UDI-Société Civile qui, au-delà de la condamnation des violences, a enfoncé le clou dans un communiqué envoyé en début de soirée ce 11 mai : « Nous demandons à Eric Piolle et à son adjointe à la tranquillité publique, formulation qui résonne étrangement dans de pareilles circonstances, de se désolidariser publiquement du mouvement Nuit debout. »
Et ces derniers d’exiger, en outre, le démantèlement du camp installé sur les abords de MC2, « actuellement alimenté en eau et en électricité aux frais du contribuable par la seule décision d’Eric Piolle ».