REPORTAGE – Les manifestations contre la loi El Khomri se sont progressivement transformées en une forte mobilisation citoyenne de « convergence des luttes ». Comment et dans quelle ambiance s’organise ce mouvement sans leader, en marge des partis politiques et des associations existantes ? Plongée au cœur d’une assemblée générale citoyenne en amont de la manifestation de ce mardi 5 avril.
Depuis quelques semaines, chaque lundi soir, la Bobine accueille une assemblée générale (AG) de citoyens grenoblois qui ont décidé de se mobiliser ensemble. Pas d’organisation officielle. Ce groupe informel se définit par la phrase « On vaut mieux que ça », devenue emblématique dans cette « convergence des luttes ».
Une AG pour tous ?
Ils sont environ 200 à se réunir ce soir du 4 avril pour discuter des actions à mener, des différents aspects des mobilisations et du sens même de leur mouvement. La salle de spectacle de la Bobine, plongée dans l’obscurité, suffit à peine à les accueillir.
Le premier vote de l’AG me concerne directement : les deux journalistes présents ont-ils le droit de rester dans la salle ? Ce sont les personnes présentes qui vont décider. La question suscite vite un débat.
« Je ne vois pas l’intérêt d’avoir des médias qui ne sont pas les nôtres à l’intérieur de cette assemblée », lance un jeune homme qui suggère aux journalistes de discuter avec des personnes présentes en dehors de la salle.
Un autre demande si une relecture de l’article avant parution sera possible. Une troisième rappelle que ce sont justement des journalistes (du journal Fakir) qui sont à l’origine des Nuits debout.
Peut-on accepter tout le monde dans l’AG ? Ou faut-il bannir les journalistes et les personnes qui travaillent, par exemple, à la mairie ou dans d’autres structures officielles liées à l’État ? Faut-il faire confiance ou plutôt se méfier ? Ces questions reviendront plusieurs fois dans la soirée…
L’assemblée générale tranche finalement concernant la présence de journalistes : près de la moitié des personnes présentes votent pour que la session plénière (à savoir la première heure) soit publique, contrairement aux discussions des groupes de travail et à la restitution. Mais la majorité ne s’oppose pas à notre présence durant toute l’AG. Je reste donc, à condition de respecter l’anonymat des participants, « pour que chacun puisse s’exprimer franchement et librement ». Consigne : ne pas montrer les visages des personnes présentes ni communiquer leurs prénoms.
« Les huit de Grenoble »
L’AG commence par la session plénière : bilan de la journée du 31 mars et point sur les interpellations, les lignes directrices pour chaque groupe de travail et les questions courantes.
En ce qui concerne les douze interpellations du 31 mars au parc Paul Mistral, quatre personnes ont été libérées avant la fin de la semaine, dont un mineur et un syndiqué CGT.
« Huit personnes sont restées tout le week-end à Varces. Elles ont entre 18 et 21 ans. Pour certaines d’entre elles, c’est leur première manif », raconte l’un des citoyens présents. Selon lui, pour au moins quatre personnes, le procureur réclamait quatre mois avec sursis et deux mois fermes avec mandat de dépôt.
Suite aux comparutions immédiates, ces « huit de Grenoble » ont écopé de peines comprises entre quatre et huit mois avec sursis, 170 heures de travaux d’intérêt général ou encore de dommages et intérêts (entre 200 et 500 euros) à verser aux forces de l’ordre « victimes de violences ».
Les chefs d’inculpation ? Jets de projectiles, violences à agents, rassemblement illégal, visage masqué, rébellion… Un manifestant accusé de rébellion va faire l’objet d’une demande de relaxe. « Il a été frappé à coups de matraque par derrière et a passé de nombreuses heures au CHU avec une fracture crânienne. Évidemment, on ne sait pas si la demande de relaxe marchera ou pas… »
Autre sujet d’inquiétude : « On ne sait pas s’il y aura des poursuites judiciaires pour des personnes qui sont allées à l’hôpital après la manifestation. »
L’assemblée commence à réfléchir à des actions solidaires possibles en faveur de ces huit personnes et de leur entourage. Parmi les pistes évoquées : une conférence de presse avec les familles (si elles le souhaitent), ou bien encore l’organisation d’une cagnotte afin de payer les sommes à verser…
« Les personnes interpellées se sont vu refuser l’appel à un avocat et en ont donc eu un commis d’office », raconte un des citoyens qui dénonce des pratiques « illégales » : « Elles n’ont pas eu le droit non plus d’appeler leurs parents. C’est de la violence gratuite étatique, judiciaire et policière. »
Quelle suite ?
Une des questions clés ce soir-là est bien l’organisation de « Nuit debout ». Et surtout son succès. « Depuis jeudi dernier, à Paris, on organise l’occupation de la place de la République. » Les clés de la réussite parisienne selon des personnes présentes ? Une grande couverture médiatique et la présence de personnalités.
D’après un autre intervenant, la réticence de la mairie de Grenoble est due au fait que les participants à « Nuit debout – Grenoble » n’ont pas voulu communiquer leurs noms et prénoms, lors de la rencontre d’une délégation des manifestants avec les représentants de la Ville, le 31 mars. Finalement, pas tous : une des personnes qui faisait partie de cette délégation confirme avoir donné ses coordonnées et – encore mieux ! – avoir reçu dans l’après-midi un texto d’Élisa Martin – « Nous sommes à votre disposition pour le film » –, signé tout simplement « Élisa ».
Après une heure de session plénière, le travail des groupes commence. Il s’agit de définir le plan de communication interne et externe, de poser les bases pour les actions des 5 et 9 avril, d’organiser les actions de solidarité avec « les huit » et une « solidarité anti-répression ».
En parallèle, un groupe de « prévention » s’organise autour des questions de la sécurité et de l’aide médicale durant les mobilisations.
L’organisation est bien rodée. Les deux cents personnes de l’assemblée s’écoutent avec respect, débattent sans se couper la parole, communiquent avec des signes non verbaux bien définis pour exprimer leur accord ou désaccord. Elles ont déjà créé un site, avec une page dédiée aux témoignages du 31 mars, tout en réfléchissant au développement d’un « auto-média ». Entendez par là leur propre média.
Ce qu’il veulent mettre en avant ? Les aspects festifs et artistiques de leurs manifestations. Sans pour autant s’arrêter au côté divertissement. Un des groupes se met alors à travailler sur les questions de fond de « convergence des luttes ». Il ne s’agit plus seulement de lutter contre la loi El Khomri, mais contre tout ce qui provoque ce « ras-le-bol général ».
Cette dynamique de groupe rassemble une diversité de générations même si les jeunes sont davantage représentés. « Depuis vingt ans que je fais des manifestations, je n’ai jamais vu de mobilisation aussi forte », assure l’un des participants en regrettant juste que « la génération X » ne soit pas assez présente.
Les maîtres-mots de ce mouvement informel ? L’organisation, le dynamisme et l’engagement. Ses forces ? La diversité des parcours et des compétences et la volonté commune de « redonner du sens ». « L’étymologie des mots « solide » et « solidaire » est la même », rappelle une des personnes présentes.
L’AG se termine peu après. Cette idée de solidarité s’est concrétisée le mardi 5 mars, par une manifestation place Robert Schuman à Grenoble.
Pour la première fois, le « collectif Nuit debout » a discuté avec des représentants syndicaux. Une rencontre nécessaire avant de pouvoir décider, ensemble, des grandes actions de mobilisation commune… mais citoyennes avant tout.
Yuliya Ruzhechka
NUIT DEBOUT – GRENOBLE : BIENTÔT L’ACTE II ?
La manifestation grenobloise du 5 avril a rassemblé, dans le calme, quelques centaines de participants durant deux heures environ. Les manifestants ont semble-t-il décidé de préserver leurs forces pour le samedi 9 avril, jour de la “grande” manifestation et de l’organisation d’une « Nuit debout », dont le lieu reste à définir.
Toujours est-il que cet évènement se veut surtout pacifique, festif et solidaire. Les manifestants dénoncent d’ailleurs eux-mêmes les casses de la manifestation du 31 mars et ne veulent pas être confondus avec des « casseurs ».
À ce jour, la mairie semble vouloir tenir son engagement et aider à organiser la projection du film Merci Patron ! La deuxième tentative d’organiser la « Nuit debout – Grenoble », aboutira-t-elle ? Et arrivera-t-elle à fédérer aussi bien qu’à Paris, y compris parmi les forces de l’ordre, où des CRS ont enlevé leurs casques et sont restés à échanger et discuter avec les manifestants ?