TROIS QUESTIONS À – Samedi 5 décembre, se tient à l’auditorium du musée de Grenoble une conférence-débat sur la laïcité et l’engagement laïque en présence de Daniel Keller, grand maître du Grand Orient de France, plus ancienne obédience maçonnique française. Un engagement intimement lié à l’histoire de la franc-maçonnerie qu’il souhaite aujourd’hui porter et défendre.
Place Gre’net – À l’heure où l’on observe des resserrements traditionalistes, parfois des dérives vers l’intégrisme ainsi que des remontées de haine entre, ou contre, des communautés religieuses, est-il encore possible d’être audible lorsque l’on parle de laïcité ?
Daniel Keller – La laïcité est attaquée. Nous vivons une vaste offensive de ce que l’on pourrait qualifier, de façon générale, les intégrismes.
Il y a plusieurs raisons pour expliquer cette offensive : elles vont de l’état du monde jusqu’au besoin, pour un nombre de plus en plus important de personnes, de se raccrocher à des dogmes ou à des visions dogmatiques de la société.
Nous vivons une sorte de naufrage des consciences, et ceci ne doit pas nous faire perdre de vue que ces différents intégrismes, dans certains cas ces radicalismes, sont aussi des formes de contestation du modèle de société que l’Occident a réussi à faire émerger depuis deux siècles.
La laïcité est prise dans ce tourbillon et peut être un bouc émissaire du bouleversement du monde dans lequel nous vivons. Et je crois que rien ne serait pire que de nous laisser aller vers la pente où certains veulent nous entraîner. Le monde que veulent les extrémismes est un monde où la liberté et le combat pour l’égalité disparaîtront. Et un monde tout sauf fraternel.
La franc-maçonnerie, au cours de son histoire, a porté le combat de la laïcité, notamment en 1905 pour l’adoption de la loi de séparation entre l’Église et l’État. Veut-elle s’inscrire de nouveau dans ce combat et, plus généralement, dans le débat de société ?
Je pense que la franc-maçonnerie a pris conscience, et c’est une priorité du mandat qui est le mien depuis deux ans et demi, qu’elle doit se replacer au cœur du débat de société. La franc-maçonnerie a peut-être été victime de cette illusion qui a saisi les esprits avec la chute du communisme, selon laquelle la fin de l’affrontement Est-Ouest sonnait la fin de l’Histoire. L’illusion – mais elle n’a pas duré longtemps ! – que nous allions vers un monde pacifié et réconcilié, avec la fin de cette gigantesque guerre du Péloponnèse des temps modernes. Cela s’est avéré complètement faux. Le XXIe siècle nous a rapidement montré que les conflits reprenaient le dessus.
La franc-maçonnerie, dont le combat est un combat humaniste, conformément aux principes qui ont présidé à sa naissance, doit reprendre ce combat qui fut le sien à travers son histoire, dans une situation historique singulière. Le monde de 2015 n’est pas celui de 1905, mais l’ambition reste la même : il faut trouver le chemin pour y arriver.
Quelles sont les spécificités de la laïcité à la française ? La classe politique française les assume-t-elle pleinement ?
Pour comprendre la laïcité à la française, il faut comparer trois pays très proches les uns des autres, mais qui ne fondent pas le lien citoyen sur la même donnée : l’Amérique, l’Angleterre et la France.
L’Amérique est une démocratie religieuse : elle s’est pensée dans sa création comme une nouvelle Jérusalem, et c’est une république qui fonde son ciment sur une certaine transcendance. Un certain messianisme.
La Grande-Bretagne est une monarchie républicaine : son ciment, c’est l’institution monarchique qui la raccorde à son texte fondateur qu’est la grande charte de 1215.
La République française se fonde, elle, sur la notion de citoyenneté, qui est un héritage de la Révolution de 1789.
La citoyenneté suppose que chaque individu est constitué de deux moitiés distinctes : l’une est privée – car nous avons nos assignations culturelles, religieuses, familiales, sociales, etc. – et l’autre est citoyenne. C’est cela qui nous rassemble. Et pour permettre ce rassemblement citoyen, la Révolution a considéré dès 1792 qu’il ne pouvait reposer que sur la séparation de l’Église et de l’État.
Aujourd’hui, les politiques sont très timorés par rapport à la laïcité, et c’est un point d’inquiétude. Je pense que nous devrions être fiers de cette loi de 1905, que les élus de la République devraient en être fiers et porter les couleurs de la laïcité avec plus de vigueur !
Propos recueillis par Florent Mathieu
LA LAÏCITÉ EN DÉBAT
Le 9 décembre 1905, à l’initiative du député Aristide Briand et sous l’égide du président du Conseil Émile Combes, la loi de séparation de l’Église et de l’État était adoptée par la France.
Proclamé « journée nationale de la laïcité », le 9 décembre 2015 sera l’occasion de plusieurs manifestations sur la laïcité.
C’est dans ce cadre que les neuf loges du Grand Orient de France de l’agglomération grenobloise organisent une conférence-débat sur le thème« 1905 – 2015 : l’engagement laïque aujourd’hui », en présence de Daniel Keller, à l’auditorium du Musée de Grenoble, samedi 5 décembre 2015 à partir de 14 heures.