REPORTAGE – « Ghetto, apartheid, Zup, Zep, Zus, ZSP : le quartier qu’est-ce qu’on y vit, qu’est-ce qu’on en dit ? » Le thème de la troisième soirée du cycle « Pour comprendre » a attiré de nombreux habitants et militants associatifs, le 20 novembre dernier. Une initiative d’un collectif d’associations, dans le cadre d’une université populaire de la Villeneuve en construction. Retour sur une rencontre riche en échanges et perspectives.
« Causes et solutions à l’enfermement des quartiers sensibles ». Un sujet digne d’une leçon d’Éducation civique… C’était en tout cas celui, en filigrane, de la troisième soirée d’un collectif d’associations, organisée vendredi 20 novembre 2015 dans la salle polyvalente du 45 rue des Baladins, en présence du sociologue Saïd Bouamama. Plus de 150 personnes étaient venues participer à cette réflexion collective.
« On est un peu plus que d’habitude », considère une habitante. Beaucoup de militants associatifs, des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, des personnes d’origines diverses, d’anciens élus, des techniciens de la politique de la Ville, des habitants d’autres quartiers de Grenoble et d’autres communes, des membres du collectif « Pas sans nous » de Marseille…
Le thème “officiel” de la soirée – « Ghetto, apartheid, Zup, Zep, Zus, ZSP : le quartier qu’est-ce qu’on y vit, qu’est-ce qu’on en dit ? –, au cœur des préoccupations des habitants des quartiers, explique sans doute le succès du rendez-vous.
Nombre de personnes sont également venues pour écouter l’intervention du sociologue Saïd Bouamama, militant associatif aux prises de position parfois contestées, se revendiquant « sociologue engagé ». Connu et apprécié dans le milieu associatif des quartiers, il est d’ailleurs en territoire conquis ce soir-là. Pour lui, il est évident que « les quartiers ne sont pas le problème, mais la solution ». Le ton est donné dès sa prise de paroles.
Enfermement des quartiers : les causes plutôt bien identifiées
L’exercice du soir proposé par les organisateurs consiste à compléter une feuille de papier. Sur cette feuille, une simple photo de la Villeneuve au centre d’un rond bleu. Des flèches noires et rouges en sortent ou la pointent. Elles désignent les causes internes et externes à l’enfermement des quartiers et les solutions, internes et externes, pour en sortir. « On vous laisse y réfléchir en groupe, avec nos animatrices qui sont en majorité des femmes ce soir ! », lance Jouda Bardi, membre du collectif Villeneuve debout qui anime la soirée.
Autour de la table ronde coachée par Nadia, les neurones se mettent en action. Cela démarre lentement. On s’emmêle un peu les pinceaux avec les notions d’« internes » et d” « externes » appliquées aux causes et aux solutions… Comme quoi, l’exercice est loin d’être futile. On fait un tour de table. Chacun livre son idée sur la question. Les participants ne sont pas toujours sur la même longueur d’ondes.
Les représentations diffèrent, certes, mais se complètent plutôt que de se contredire. Ainsi, pour cette dame, « Tout le monde n’a pas accès à la culture dans les quartiers, pour des raisons économiques. C’est une cause de repli sur soi ».
Une autre interroge : « La culture, est-ce que cela se résume à aller au théâtre, au musée ? Chacun possède une culture issue de sa famille, de ses traditions, etc. mais qui n’est pas valorisée… La culture est, en plus, véhiculée différemment selon les familles et Villeneuve est riche de toutes ses cultures. Il faudrait le faire savoir et que les habitants aient conscience de cette richesse. »
Nadia, qui gère le débat, veille à ce que chacun aille au bout de ses propos. Pas simple car les échanges sont parfois vifs. « Les trafiquants de drogue à la Villeneuve : des enfants déscolarisés ?, réagit une participante aux propos d’un autre. J’en connais qui ont un Bac + 5 et c’est leur bagage scolaire qui leur permet d’être aussi bien organisés ! La société ne leur a rien proposé de mieux… » Le groupe dégagera au final différentes causes à « l’enfermement des quartiers “sensibles” » : l’insécurité, le manque de mixité dans les écoles, « la stigmatisation faite par les médias à longueur de temps », « la discrimination à l’embauche », le trafic de drogue, « la paupérisation culturelle » et le chômage.
Peu ou prou, les autres groupes relèvent les mêmes items. S’y ajouteront le problème de « l’architecture enclavée de la Villeneuve » et « le manque de transports en soirée, également trop chers », lors de la synthèse.
« Il faut aider les enfants des quartiers à élargir leur capital culturel »
Une chose est d’identifier les causes du repli des quartiers, une autre est d’apporter des solutions… Et le temps de l’échange passe, lui, très vite. Le groupe de Nadia ébauche quelques débuts de solutions : « davantage de mixité sociale ; des équipements qui font venir des gens de l’extérieur ; des partenariats avec les entreprises pour qu’elles viennent sur le quartier… ».
Les autres tables ne sont pas en reste. L’éducation revient très souvent comme véritable tremplin qui permettrait de s’extraire du quartier, au moins intellectuellement. « Il faut aider les enfants des quartiers à élargir leur capital culturel », soumet-on à une table. Un autre groupe propose : « mettre en place des liaisons, des passerelles, des échanges entre les écoles de la Villeneuve et les écoles d’autres quartiers, voire d’autres communes ».
On se félicite aussi de « la création de médias de proximité, comme Le Crieur ». D’autres solutions proposées sont, en revanche, très générales, comme « lutter contre le racisme ». Enfin, arrivent les multiples exhortations à « se prendre en main », à « s’affirmer face aux sachants », à « créer des contre-pouvoirs », à « multiplier les espaces de paroles pour discuter comme ce soir et ne pas se rassembler seulement quand ça va mal » et aussi à « débattre avec les autres populations ».
Bref, ce que reformulera Saïd Bouamama, à sa manière : « Il faut à présent reconstruire de manière volontariste des espaces intergénérationnels, interculturels, où l’on pense ensemble et où l’on agit ensemble, où l’on n’est pas toujours d’accord… C’était naturel autrefois et on a perdu cette habitude. C’est ce lien social qui a été fragilisé qu’il faut re-tricoter […] pour repousser aussi le sentiment d’insécurité de plus en plus fort dans les quartiers ».
« L’égalité des chances pour tous »
En désaccord avec l’aspiration de « mixité sociale » plusieurs fois formulées dans la soirée, une voix s’élève : « Moi, je pense qu’il faut revendiquer l’égalité des chances plutôt que la mixité sociale. Il ne faut rien lâcher sur les discriminations. » Là-dessus, Saïd Bouamama renchérit : « Absolument, l’enjeu est bien l’accès aux droits à tous. Tout le monde vante le “vivre-ensemble”. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Le maître et l’esclave vivent ensemble ! »
Une militante associative trouve toutefois bon de rappeler qu’en matière d’égalité aux droits, la République considère tous les citoyens égaux (cf. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, notamment l’article 1). Il y a aussi le principe de « laïcité » de la loi 1905 qui doit garantir les mêmes droits pour tous. « On n’en parle pas suffisamment, et pourtant beaucoup de pays nous l’envient. Cette loi met tout le monde au même niveau, quelles que soient sa croyance, ses convictions… »
Séverine Cattiaux
* Les associations coorganisatrices de la soirée : Mix’ité, Pas sans nous, Modus opérandi, la Régie de quartier, Union de quartier Baladins-Géants, Villeneuve debout et le soutien amical d’AMD38
LE CYCLE « POUR COMPRENDRE »
« On a réfléchi à ce format « Pour comprendre » à la suite des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015, afin de permettre l’expression de chacun. On souhaitait créer des espaces de dialogue », expliquent Jouda Bardi, Cindy Drogue et Claske Dijkema, membres de Villeneuve debout.
Circonstances tragiques, depuis peu, les attentats de Paris, très meurtriers, sont venus assombrir encore l’horizon. De quoi réaffirmer la nécessité de se réunir pour « comprendre » et permettre aux uns et aux autres de vider leur sac.
Les organisateurs avaient encore affûté le format pour cette troisième soirée. Les animateurs avaient été formés par l’Alliance citoyenne. Cherazade Ben Larbi de l’association Mix’ité, l’une des associations partenaires de la soirée était, pour sa part, allée recueillir des paroles d’habitants « qui ne viennent pas à ce type de réunion ». Les citations étaient affichées dans la salle polyvalente.
En préambule, aussi, le témoignage vidéo de Joachim, un habitant de la Villeneuve d’Échirolles, a été diffusé. Le jeune homme, qui a participé à un voyage au Danemark, a comparé la banlieue de ce pays à la sienne. A plusieurs reprises, dans son témoignage, il a également fait pudiquement référence au double meurtre de Kévin et Sofiane – une rupture dans son existence et celle du quartier : « Il y a eu un avant et un après 2012… »
L’ÉTAT FRANÇAIS ET LES MÉDIAS ONT « LEUR PART DE RESPONSABILITÉ »
Aux yeux d’un grand nombre de participants à la soirée, les difficultés que rencontrent aujourd’hui le quartier La Villeneuve et, plus généralement, les quartiers dit “sensibles” en France, doivent beaucoup à l’attitude des gouvernements successifs. Il faut que « la France accepte ses immigrés, qu’elle assume enfin son passé », assène un participant venu à la soirée de Villeneuve debout. Cet homme de couleur noire s’exclame : « Il faut arrêter de nous appeler les « Français d’origine ». On est des Français point barre ! » Une personne dénonce de son côté « le racisme institutionnel de l’État ».
Plusieurs autres participants taxent l’Éducation nationale et les livres scolaires de « ne pas parler assez d’immigration, ou mal, ni assez du rôle des immigrés dans l’Histoire, ni assez ou de manière tronquée de l’Histoire de l’esclavage ».
Les vécus sont toutefois divers. Les enseignants n’ont probablement pas la même approche de ces sujets. Une dame commente en aparté : « Je ne suis pas d’accord, je suis allée à l’école la République et ces questions ont été abordées. »
Quant au sociologue Saïd Bouamama, il trouve dramatique « l’ethnicisation des quartiers ». De quoi s’agit-il ? « Depuis des années, dans les médias et dans certains partis, on n’explique plus les problèmes des quartiers populaires par les causes politiques et économiques. Au lieu de cela, on invoque des causes culturelles (…) Cela a des conséquences, ça se paye. Ça peut engendrer des mauvais comportements chez les plus fragiles… ».