Le téléchargement illégal… Torrents, eMule, Megaupload, Hadopi… Toujours risqué de se lancer dans un sujet pareil, entre crainte d’être accusé d’en faire l’apologie et peur de procéder à des raccourcis faciles. Mais il serait dommage de ne pas prendre un peu de temps pour survoler cette part d’ombre du continent geek.
Drapeau noir
Émoi chez les pirates forcenés comme les petits flibustiers du dimanche : le site de téléchargement Torrent411 a récemment connu des déboires dont les blogs d’actualité, qui se distinguent surtout par leur capacité à spéculer sur tout et n’importe quoi, se sont fait l’écho avec une petite insistance. Il est vrai que le site a connu l’une de ses pires périodes de perturbation, évoquant auprès de ses visiteurs une « attaque de type DDOS », autrement dit une agression caractérisée de hackers.
Mais qui se cache derrière les hackers en question ? « Nous ne savons pas l’origine ou même la raison de cette attaque mais l’important est que le site ait pu, encore une fois, se relever », expliquent les responsables de Torrent411, tandis que les rumeurs bruissent. Si la tentative de vol des données des inscrits est la plus crédible, d’aucuns n’hésitent pas à évoquer l’idée qu’Hadopi puisse être derrière ces attaques. Et il convient d’expliquer en quoi c’est absurde.
« Hototorité »
Hadopi existe toujours. François Hollande n’a jamais pu ou su prendre une position claire sur le sujet, ainsi que le rappelait en 2013 cet excellent article du Monde. Cependant, l’efficacité de cette Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet ne saute pas aux yeux.
On remarquera surtout que sa présidente, Marie-Françoise Marais, n’est pas femme à mâcher ses mots. Après s’être battue comme une lionne pour sauver son bébé qui fut un temps menacé de remplacement, elle évoque dans le dernier rapport d’activité d’Hadopi un « projet de transfert mal fagoté », avant de parler d”« asphyxie budgétaire » ou de « grand gaspillage d’énergie ». On a remercié des ministres pour moins que ça.
Pour autant, les chiffres proposés par ce même rapport ne sont pas confondants. Hadopi nous explique qu’elle a envoyé une « première recommandation » à plus de 3 millions de personnes. Ces recommandations se résument à un courriel expliquant à la personne que son adresse IP a été repérée en train de télécharger quelque chose quelque part et qu’elle aura des problèmes si cela recommence. Quels problèmes ? Aucun. Les rares peines prononcées par quelques tribunaux relèvent du symbolique. Et il n’est plus question de parler de coupure de la connexion Internet, mesure phare pourtant de l’Hadopi version Sarkozy.
Si la création de cet organisme – qui relève donc beaucoup de l’usine à gaz – a pu dissuader quelques pirates occasionnels, son effet a été quasiment nul sur les personnes ayant l’habitude au quotidien de télécharger films, jeux, musique ou e‑books. Le téléchargement illégal est ancré dans les mœurs d’un grand nombre de personnes, et suit d’ailleurs la courbe classique des achats. La mort d’un chanteur va produire un boum de téléchargement de ses œuvres, comme elle produit une hausse des ventes de ses disques. Et une fois son Nobel annoncé, les livres de Modiano ont remporté un franc succès auprès des pirates du monde entier. On ne sait pas si Fleur Pellerin en faisait partie.
Les outils d’Hadopi ne sont pas adaptés aux réalités du téléchargement illégal. Traquer les adresses IP ne vaut que pour les internautes n’utilisant pas un logiciel permettant de les dissimuler, et passant par des voies de téléchargement de type eMule ou Torrent. Pendant ce temps, les sites de streaming (vidéos mises en ligne) ou de téléchargements de fichiers, nettement plus sûrs pour l’utilisateur, prospèrent. On peut même trouver des films entiers sur YouTube. Et pourtant la plate-forme vidéo de Google traque sans relâche les atteintes aux droits d’auteur.
De fait, le FBI est moins timoré qu’Hadopi. On se rappelle qu’en 2012, la fermeture du site de stockage de données Megaupload fit grand bruit. Le site comptait parmi les plus visités au monde, particulièrement prisé des pirates qui y téléchargeaient un nombre impressionnant de films, de séries ou de disques. Mais également des particuliers ou des entreprises qui s’en servaient pour partager des données parfaitement légales, et ainsi irrémédiablement perdues.
Cette fermeture brutale, décidée unilatéralement par les États-Unis, provoqua des réactions outrées chez un grand nombre d’internautes, et j’avoue en avoir fait partie. Au sein de la classe politique, les déclarations seront plus contrastées : si la Commission européenne désapprouva officiellement cette initiative américaine, Nicolas Sarkozy s’en félicita pour sa part et tenta de tirer la couverture à lui.
Une autorité de la plus haute impotence
Hadopi n’a pas autant de pouvoir. Elle n’en a même quasiment aucun. De fait, la suspecter d’avoir missionné des hackers pour attaquer un site de Torrent est absurde, tant cela va à l’encontre de ses prérogatives et de ses droits. Il est nettement plus crédible d’imaginer – sans toutefois se laisser aller à l’affirmer – que l’industrie culturelle se cache derrière ces attaques ciblées. C’est elle qui a obtenu du FBI la fermeture de Megaupload. C’est elle encore qui ne cesse de blâmer les gouvernements pour leur frilosité dans la traque aux pirates. Il n’est pas absurde de penser qu’elle puisse avoir envie de faire justice elle-même.
Mais cette industrie n’est-elle pas un peu responsable de ses propres malheurs ? Depuis l’apparition d’Internet et des nouveaux modes de consommation qui l’accompagnent, elle s’est révélée incapable de suivre le mouvement, s’accrochant à des réflexes et des habitudes d’un autre temps. Son modèle économique est entièrement à redéfinir, mais elle préfère jouer les gendarmes, traquant le pirate sans comprendre que celui-ci est aussi un client potentiel qui attend une offre adaptée à ses habitudes.
Sans comprendre également qu’un film piraté ne signifie pas mathématiquement un film volé. Le téléchargement illégal, nous l’avons dit, suit la logique classique d’une société consumériste : l’abondance crée l’abondance, sans forcément créer le besoin, et nombre de films sont téléchargés par des personnes qui, autrement, n’en auraient simplement jamais acheté le DVD et se seraient dispensées de le regarder. La perte est-elle quantifiable, dans ce cas ?
En tête des séries les plus téléchargées illégalement, les coffrets DVD de Game of Thrones se vendent pourtant comme des petits pains. DR
Quant aux études, qui restent toutefois à prendre avec des pincettes, elles vont dans le même sens : les plus gros pirates sont également les plus gros consommateurs. En somme, celui qui télécharge beaucoup est aussi celui qui achète beaucoup. Prises d’assaut sur les réseaux de téléchargement dès leur diffusion, les séries télévisées n’en rencontrent pas moins un grand succès dès lors qu’elles sont éditées en coffret DVD ou Blu-ray.
La galerie des classes
Si l’on considère que la lutte des classes aujourd’hui est une lutte entre le consommateur et le producteur – voire entre le consommateur et l’intermédiaire –, la guerre contre le téléchargement illégal en est une flagrante illustration : en se battant contre ses propres clients, l’industrie du cinéma ou de la musique ne veut pas voir les évolutions de consommation des nouvelles générations, et son refus de s’y adapter d’une manière rationnelle est singulièrement délétère. Restent des Netflix et d’autres plate-formes similaires qui tirent leur épingle du jeu.
S’il n’est pas question de faire l’apologie du téléchargement illégal, il convient aussi de se demander pourquoi et comment celui-ci prospère, et quelles sont les attentes de ceux qui y ont recours. L’anathème, la stigmatisation ou la violence n’ont jamais été des solutions. Pas plus qu’une impassible Hadopi, alibi moribond de gouvernements qui semblent considérer que toute cette histoire ne les regarde pas. Ou plus.
« If you do it, you will face the consequences ! », ou quand la série IT Crowd parodie les messages de prévention contre le piratage. DR
Et qui prennent ainsi le parti de laisser les éditeurs de contenu culturel décider seuls des mesures à prendre en matière de lutte contre le piratage. Y compris des systèmes de protection pouvant créer des problèmes de compatibilité avec certains matériels, ou des procédures de surveillance qui relèvent du flicage organisé du citoyen. Sans parler de ces interminables messages vous rappelant que vous n’avez pas le droit de regarder le DVD que vous venez d’acheter autrement que seul, les volets clos, et si possible en silence.
La meilleure manière peut-être de pousser le consommateur « honnête », lassé d’être la victime des canonnades incessantes d’industriels paranoïaques, à retirer du mât son drapeau blanc pour y élever celui, noir et osseux, des pirates de la Toile. Oui, c’est mal, c’est vrai. Conclure un article sur une métaphore filée, c’est mal aussi. Mais dans les deux cas, ce sont malheureusement des choses qui arrivent.
Florent Mathieu