Ainsi que le sage aurait pu le dire, commencer par le commencement est encore la meilleure manière de s’assurer que l’on terminera par la fin. Donc, parlons vocabulaire. Si vous pensez que le geek est un personnage solitaire, sinon misanthrope, qui passe sa vie devant son écran d’ordinateur et ne voit la lumière du jour que par accident, vous avez à la fois raison et tort. Parce que, sans malice j’en suis certain, vous confondez le nerd (prononcez « neurde ») avec le geek (prononcez « guique »).
Quelles différences entre les deux ? Voilà l’objet de notre première incursion au sein du continent geek.
Les nerds à vif
Si, comme toute une génération, vous avez été nourri aux sitcoms ados-américains, vous connaissez ce personnage récurrent dans presque chacune de ces productions : il porte une paire de lunettes aux verres épais, nanties souvent d’un morceau de scotch blanc au niveau de l’embranchement, s’habille comme un sac de mauvais goût, s’est trempé la tête dans un pot de gel, parle couramment l’ordinateur, est membre du club d’échecs ou de la fanfare du lycée, souffre d’asthme ou d’allergie au beurre de cacahuète, et se révèle l’indispensable souffre-douleur des garçons et des filles « populaires » de l’école, joueurs de football américain et pom-pom girls. Si ce portrait vous dit quelque chose, alors vous savez ce qu’est un nerd.
Vous l’aurez compris : le nerd est avant tout une icône de la culture américaine, ce qui rend la traduction du terme en français passablement compliquée. Passionné par le domaine scientifique, fin connaisseur en informatique, adepte de jeux de réflexion ou de plateau, le nerd est intellectuellement supérieur à ses camarades, mais manque cruellement de charme et de charisme et ne parvient pas à s’intégrer dans une société dont il ne comprend pas les règles.
Il a beau représenter l’avenir technologique du pays, ce n’est pas lui qui aura les faveurs de la popularité, jusqu’à ce que le succès – et la fortune – viennent frapper à sa porte. Combien étaient-ils à aduler Bill Gates lorsque celui-ci n’était encore qu’un simple nerd, qui passait ses journées enfermé dans son garage à tripoter des ordinateurs ?
Généralement dévolu aux seconds rôles, le nerd a même fini par devenir le héros de films ou de séries. En 1984, le film Revenge of the Nerds raconte le combat que mène un groupe d’étudiants ringards contre les brimades et les violences dont se rendent coupables les garçons les plus populaires du campus. Comédie inégale et très marquée par sa décennie, Revenge of the Nerds surprend en dressant une analogie entre les discriminations raciales et les harcèlements dont les nerds peuvent être victimes, et se termine sur un appel au respect et à la tolérance certes naïf mais néanmoins émouvant.
Aujourd’hui, plus que jamais, le nerd a les faveurs des écrans. Le sitcom à succès Big Bang Theory raconte les aventures de quatre génies scientifiques passionnés de comics et de jeux vidéos. Parmi ce petit groupe, c’est le pire d’entre tous, Sheldon Cooper, dont la sociopathie frôle l’autisme, qui s’imposera vite comme le personnage phare de la série. Quant à son colocataire, plus intégré mais néanmoins totalement nerd, il parviendra à séduire sa jeune et jolie voisine blonde, qui n’a rien d’une intellectuelle.
Le nerd deviendrait-il sexy ? Il est en tout cas l’objet de toutes les affections, comme en témoigne le succès outre-Manche du sitcom IT Crowd, hilarante fiction mettant en scène la vie du département de dépannage informatique d’une grande société britannique. En s’articulant autour de personnages attachants, de répliques imparables, de situations absurdes et d’un merveilleux sens du pastiche ou de la parodie, IT Crowd apparaît comme l’un des plus beaux fleurons télévisuels de ce début de siècle.
Bref, intello ringard, peu enclin aux rapports sociaux, parlant un langage étrange et s’intéressant à des choses iconoclastes et peu accessibles au commun des mortels, le nerd tient du geek. Il en est un, sans aucun doute. Les deux termes peuvent aisément se confondre. Cependant, si le nerd est un geek, le geek n’est pas nécessairement un nerd.
Geek Planète
Faisons remarquer en premier lieu que le mot « geek » se veut nettement moins péjoratif que « nerd ». Cela n’a pas toujours été le cas, et que l’on puisse aujourd’hui fièrement se revendiquer geek est le résultat d’une longue lutte, certes non dénuée d’humour, mais bien réelle. Le geek, comme en attestent ses origines étymologiques, c’est le fou. Le cinglé. Le pas-rond dans sa tête. Mais le geek, c’est avant tout un passionné.
On peut être, en réalité, geek de tout. Des bananes aux tatouages, en passant par les échelles ou la Mésopotamie. Il n’est finalement rien en ce bas-monde qui ne soit susceptible de devenir une passion, et donc de produire ses geeks. Des entomologistes très sérieux se spécialisent dans l’étude de la reproduction du moustique. Des étudiants en Lettres s’interrogent sur la métalittérature dans le romantisme français. Des bons pères de famille collectionnent les cendriers. Chaque geek pour chaque chose, et chaque chose a son geek.
Mais nous ne pouvons pas en rester là. Si le geek était aussi général, le mot même de geek n’aurait pas de raison d’exister. Dans un pays cartésien comme le nôtre, il est de bon ton de classifier et de hiérarchiser, y compris les passions. Certaines seront nobles, d’autres vulgaires. Certaines seront légitimes, d’autres clandestines. Par exemple : un amoureux de Victor Hugo ne sera pas mis sur le même pied qu’un lecteur assidu d’Isaac Asimov. L’un est un poète, un dramaturge, un grand romancier. L’autre raconte juste des histoires avec des robots.
Ce qui fait dans le langage courant la spécificité du geek, c’est que l’objet de sa passion est marginalisé. Mais pas nécessairement marginal. Le jeu vidéo est, par exemple, l’industrie culturelle la plus florissante au monde, et le vidéo-ludique fait partie intégrante de nos vies. Cependant, les médias dits traditionnels, ou de masse, regardent encore le jeu vidéo d’un œil circonspect et ne lui accordent qu’une place bien restreinte comparée à celle qu’occupent le cinéma ou la musique.
Naturellement, les frontières sont minces et certains sujets que d’aucuns pourraient considérer comme geeks ne le seront pas nécessairement aux yeux des autres. Pour autant, mais la liste est tout sauf exhaustive, on pourra juger geek l’intérêt pour le cinéma ou la littérature de genre – et plus particulièrement relevant du fantastique –, les séries télévisées, les comics américains ou les mangas japonais, les dessins animés, les nouvelles technologies ou les jeux vidéos.
Ajoutons encore que les geeks, loin de constituer une communauté compacte, sont dispersés et ne partagent pas forcément les mêmes centres d’intérêt. On peut être geek sans se soucier outre mesure de La Guerre des Étoiles, ou n’accorder que peu d’importance au dernier petit gadget prodige et hors de prix de chez Apple.
Il n’en demeure pas moins que certaines caractéristiques communes perdurent, à commencer par l’envie de se définir comme geek. Il suffit de voir le nombre de sites reprenant cet adjectif sur la toile pour s’en rendre compte.
Depuis quelques mois, les geeks ont même leur magazine, adapté de son homologue américain et intitulé Geek, tout simplement. Au programme : l’interview – assez insipide par ailleurs – d’un acteur vedette de la – non moins insipide – série Walking Dead, et un petit dossier sur la mode des parodies pornographiques des succès du box-office. Racoleur ? Je ne sais pas. En tout cas, je l’ai acheté.
D’autres organes de presse s’adressaient depuis belle lurette aux geeks de tous horizons, mais le fait de voir un magazine chercher à regrouper sous une même bannière tous les aspects du geek pour en faire un programme à lui tout seul en dit long sur le poids que le phénomène a pris dans notre société. Après les amoureux des trains, les philatélistes, les francs-maçons ou les divorcés, n’était-il pas temps que le geek ait son propre titre de presse ? Reste à savoir si le succès commercial sera au rendez-vous. Sans être révolutionnaire, le titre est toujours plus original que le Lui de Beigbeder.
En conclusion ? Pillons Sempé sans vergogne : rien n’est simple et tout se complique. Nerds et geeks ont bien des points communs, sont certainement cousins et passent volontiers d’une catégorie à l’autre selon l’heure ou l’humeur, mais ils demeurent deux entités différentes qu’il serait abusif de trop amalgamer. Pour autant, le mot geek est certainement condamné en France à désigner à la fois ces deux figures complémentaires, nerd étant bien trop proche du mot de Cambronne pour espérer faire fortune au sein de notre propre langage. Gardons juste en mémoire que le geek n’est pas forcément un nerd.
Ni un nolife, d’ailleurs.
Mais ça, c’est encore une autre histoire…
Florent Mathieu