ENQUÊTE – Les pompiers professionnels de l’Isère n’abandonnent pas leur combat. Depuis le 27 décembre dernier, ils restent mobilisés contre l’augmentation de leur temps de travail actée lors de la dernière réunion du conseil d’administration du Sdis 38. Dans les casernes, c’est un ras-le-bol général qui s’exprime contre la politique mise en place par la direction depuis quelques années.
Le mois dernier, la situation était déjà très tendue entre les pompiers professionnels et la direction du Service départemental d’incendie et de secours de l’Isère (Sdis 38). Cette fois-ci, le dialogue semble bel et bien rompu. A tel point que certains syndicats du Sdis 38 (CGT et Sud) réclament désormais l’éviction de ses dirigeants.
« Nous demandons la démission du directeur départemental du Sdis, le colonel Hervé Enard et celle du président du conseil d’administration, Jean François Gaujour », insiste Manuel Coullet, représentant syndical Sud du Sdis 38.
Dans un document que Place Gre’net s’est procuré, des agents du Sdis ont même poussé un peu plus loin la démarche, en diffusant en interne un « avis de vacances de postes », au ton acerbe, pour remplacer les deux dirigeants de leur direction.
La tension monte d’un cran
Tout remonte au 27 décembre dernier. Ce jour-là, à l’intérieur des locaux de la préfecture de l’Isère, les élus du conseil d’administration du Sdis 38 sont réunis à huis-clos et sous protection policière pour voter le budget 2014. Il faut faire vite. « Le Sdis a une obligation de notifier aux communes qui lui apportent leur soutien financier, avec le Conseil général, le vote du budget avant le 31 décembre », tient à rappeler aujourd’hui le colonel Hervé Enard, directeur départemental des services du Sdis 38. « Après deux tentatives infructueuses de réunir le conseil d’administration dans de bonnes conditions, le 16 puis le 20 décembre, nous avions décidé d’organiser le vote du budget au sein de la préfecture pour garantir la sérénité des débats », insiste-t-il. « Réponse violente et disproportionnée » A l’extérieur, l’ambiance est tendue. Les pompiers professionnels réunis devant la préfecture savent ce qui se joue à l’intérieur dans le cadre du vote de ce budget : un allongement du temps de leur travail annuel (de 1 540 à 1 607 heures). « La direction du Sdis 38, consciente qu’il manque des pompiers professionnels en Isère, a demandé au Conseil général des financements pour pouvoir recruter 45 postes supplémentaires dans les trois prochaines années. Le Conseil général a refusé. Conséquences, le Sdis 38 a demandé d’augmenter notre temps de travail », explique aujourd’hui Thierry Granger au nom de l’intersyndicale CGT – Syndicat autonome (SA) des sapeurs-pompiers du Sdis 38.Dehors, le ton monte. Les pompiers professionnels ne supportent plus l’attitude du Conseil administration qui les tient à distance et n’écoute pas leurs revendications. Les CRS répliquent. Un jeune pompier, Quentin Charron, reçoit un tir dans l’œil. Une réponse violente et disproportionnée que condamnent aujourd’hui les représentants syndicaux : « Nous avions appelé à la non violence, explique Manuel Coullet, responsable syndical Sud du Sdis 38. Mais il est vrai que certains collègues se sont un peu emportés. Farine, œufs, huile…Puis, une simple bousculade face aux barrières dressées devant la préfecture. Les forces de l’ordre ont répliqué de manière très violente, notamment avec des balles de défense » Depuis, le jeune homme est à l’hôpital et ne retrouvera probablement plus l’usage de son œil. Le 4 janvier, à Grenoble, ses collègues lui ont apporté leur soutien lors d’une marche silencieuse.
Réalisation : JK Production.
L’effort de trop « Faire 67 heures de plus par an, ce n’est pas la fin du monde », reconnaît Manuel Coullet. « Le vrai problème, c’est que notre point d’indice de salaire n’a pas bougé depuis quatre ans. Notre projection de carrière non plus. Et maintenant on va nous demander de travailler encore un peu plus », dénonce-t-il. La décision de la direction du Sdis passe d’autant plus mal auprès des syndicats qu’elle remet en cause un protocole d’accord de l’aménagement du temps de travail. Négocié en 1999 avec les pompiers du Sdis 38, celui-ci leur permettait d’effectuer 1 540 heures au lieu de 1 607. « Il s’agissait de compenser les jours fériés travaillés sans rémunération supplémentaire », précise Thierry Granger pour l’intersyndicale CGT – Syndicat autonome (SA) des sapeurs-pompiers du Sdis 38. Face aux arguments des représentants syndicaux, le colonel Hervé Enard se défend : « Je comprends le mécontentement des pompiers. Avec ces heures que nous leur demandons de faire en plus, nous remettons en cause un de leurs avantages acquis. Mais nous sommes coincés », insiste-t-il, avant de préciser : « Dans les conditions actuelles, avec deux millions de dépenses nouvelles sur le budget 2014, je ne vois pas comment nous pourrions trouver une autre solution, tout en garantissant un service public de bonne qualité ». Le colonel Enard peut, en tout cas, compter sur le soutien du Conseil général qui expliquait, le 16 décembre dernier, dans un article de la Gazette des communes : « C’est un effort qui est demandé aux fonctionnaires départementaux, au même titre que des efforts sont demandés à tous les Français pour sortir notre pays de la crise et permettre le redressement des comptes publics sans alourdir la fiscalité ». Sollicité à plusieurs reprises depuis, le Conseil général n’a pour l’heure pas donné suite à nos demandes d’interview.Ras-le-bol dans les casernes
« Cela fait 23 ans que je suis sapeur-pompier professionnel et je n’ai jamais vu un tel malaise », lâche Thierry Granger, pour l’intersyndicale CGT – SA. Et de décrire des conditions de travail détériorées au quotidien dans les casernes, avec la disparition progressive des pompiers professionnels dans certaines d’entre elles. « Aujourd’hui, dans beaucoup de territoires ruraux de l’Isère, certaines casernes ne fonctionnent pratiquement plus qu’avec des pompiers volontaires », confie un pompier, lui-même volontaire depuis sept ans et actuellement en fonction dans une petite caserne de l’Isère*. « Moins de pompiers professionnels, cela signifie moins de gardes postées (ndlr : permanentes). Conséquence : à certains endroits, les délais d’intervention sont plus longs car les pompiers volontaires, eux, mettent du temps à rejoindre leur caserne », précise-t-il. Un comble pour Manuel Coullet : « Le volontariat a été utilisé à outrance pendant des années. Certains pompiers volontaires n’arrivent plus à suivre et aujourd’hui la direction du Sdis 38 nous demande de passer à 1607 heures pour économiser 45 postes sur trois ans, alors que nous aurions besoin de ces postes ». Mais le ras-le-bol généralisé dans les casernes a aussi d’autres origines. Certains pompiers professionnels se sentiraient ainsi quelque peu défavorisés par rapport à leur collègues volontaires. « Avec la réforme de la filière sapeurs-pompiers de 2012, les perspectives de carrière des volontaires ont été revalorisées, mais rien n’a été véritablement fait pour les pompiers professionnels. Dans certaines casernes, on a aujourd’hui des pompiers volontaires qui se retrouvent à commander des pompiers professionnels », explique un gradé de l’Isère*.Les officiers prennent le pas
Du côté des cadres du Sdis, le mécontentement était, jusque-là, plutôt contenu. Mais, depuis quelques semaines, certains cadres sont, eux aussi, sortis de leur réserve. En atteste ce courrier que nous nous sommes procuré (ci-contre), signé de la main du président du Conseil d’administration du Sdis 38, Jean-François Gaujour, le 12 décembre dernier. Ce dernier s’offusque contre les « conclusions du compte-rendu de la rencontre avec les représentants d’Avenir Secours (ndlr : syndicat des cadres) qui reflètent de manière partiale la réalité des échanges qui ont eu lieu, s’agissant notamment de la façon dont est dirigé le service ». « Les cadres sont arrivés à un point tel qu’ils ont estimé qu’il était temps de s’exprimer sur l’ambiance qui règne actuellement dans les services à l’égard de la direction », confie un pompier professionnel cadre du Sdis 38. Un soutien confirmé par Manuel Coullet, représentant syndical Sud : « La nouveauté cette année, c’est qu’un certain nombre d’officiers se sont liés à nous pour nous soutenir ».Le dialogue toujours dans l’impasse
Pour autant, la direction n’est pas prête de démissionner. « Je comprends que certains cadres aient pu aussi rejoindre le mouvement, alors qu’on leur demande de faire des efforts et que nous avons enlevé à certains les logements de fonction. J’ai pris mes responsabilités. Cela fait 25 ans que je suis en poste. J’ai l’habitude que l’on demande ma démission », répond le colonel Hervé Enard qui refuse, par ailleurs, de porter la responsabilité de la blessure à l’œil du jeune pompier, Quentin Charron : « Je partage l’émotion créée par cet accident. Jamais on n’aurait dû en arriver là. Mais je ne suis en aucun cas responsable de la mise en place du dispositif de sécurité et de la réponse des policiers ». A l’heure actuelle, le dialogue semble voué à l’impasse. Malgré une réunion de l’intersyndicale le jeudi 8 janvier avec le préfet, la situation n’a pas évolué et chacun paraît camper sur ses positions. « Nous demandons qu’un médiateur soit nommé et le départ de notre direction », explique Manuel Coullet. Et Thierry Granger d’espérer, au nom de l’intersyndicale CGT – SA des sapeurs-pompiers du Sdis 38, que « le président du Conseil d’administration, Jean-François Gaujour, se mettra autour de la table ». Une réunion était prévu ce jeudi 9 janvier en interne dans les casernes à l’initiative de la CGT pour continuer à organiser la suite du mouvement. Le feu couve toujours dans les casernes.Xavier Bonnehorgne
* Les personnes citées ont préféré garder l’anonymat. A lire aussi sur Place Gre’net : Marche silencieuse en hommage à Quentin