REPORTAGE – Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées mardi 17 novembre pour protester contre la loi « sécurité globale ». Partout en France, au même moment, les opposants ont usé de leur droit de manifester (autorisé durant le confinement) pour afficher leur désaccord sur ce projet législatif. Une loi aux contours flous, selon eux, qui fait peser de graves menaces sur la liberté d’informer et de manifester.
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Cela faisait quelque temps que la rue Félix-Poulat n’avait pas connu telle agitation. Des drapeaux verts, rouges, des slogans repris à l’unisson et quelques chants qui résonnaient dans les hauts parleurs. Tous s’étaient mobilisés pour s’opposer à la loi dite de « sécurité globale ».
Plus de trois cent personnes ont répondu présent à l’appel des syndicats et d’organisations1Les jeunes insoumis, Fridays for futur, l’Unef, l’UNL, le Droit au Logement (Dal), FSU, le Collectif anti-répression, le NPA jeune, l’Union des étudiants de Grenoble ou encore les jeunes communistes. pour protester contre cette loi. Un texte porté par Jean-Michel Fauvergue, député LREM de Seine-et-Marne et Alice Thourot, députée du même parti dans la Drôme.
Une loi qui s’ajoute aux 32 autres sur la délinquance et aux 16 lois sur le terrorisme votées en France en moins de trente ans. Mais celle-ci fait grincer des dents. Et pour cause, l’article 24 envisage de punir « d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police« 2Article complété in extenso le 19 novembre à 23 heures..
« Une atteinte au droit à l’information et à la liberté de manifester »
C’est bien là que le bât blesse pour ses détracteurs. « C’est une loi qui va à nouveau restreindre énormément nos libertés, notamment dans le droit à l’information », s’indigne Emma, syndicaliste à l’Unef depuis trois ans.
À la tribune, sur le parvis de l’église Saint-Louis, elle entonne quelques slogans : « État autoritaire, État policier ». Bientôt repris par les manifestants. « La liberté d’expression est attaquée alors que c’est un droit fondamental », tempête Élie Saget représentant fédéral de l’Union nationale lycéenne (UNL) de l’Isère.
Élève en terminale au lycée des Eaux Claires, il est venu avec quelques membres de son syndicat pour battre le pavé. « Il y a aussi la liberté de manifester puisque, si maintenant on se fait agresser et que personne ne peut prendre de preuves, ça ajoute de la pression sur les citoyens qui risquent d’avoir peur », ajoute-t-il.
Deux libertés fondamentales – d’expression et de manifester – mises à mal selon un rapport de l’Onu rendu le 12 novembre dernier. Cette loi risque de « porter préjudice à l’État de droit » d’après les trois rapporteurs spéciaux mandatés par le conseil. Des experts en charge de la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, du droit à la liberté d’opinion et d’expression, et du droit de réunion pacifique. Dans leur rapport, détaillé par Mediapart, ils précisent ainsi les conséquences de cette loi si elle était adoptée.
Les syndicats de journalistes remontés contre la loi « sécurité globale »
Quant aux journalistes, ils craignent que cette loi n’entrave l’exercice de leur métier. « Clairement, ce sont non seulement les journalistes, reporteurs-photo, reporteurs d’images, documentaristes, membres d’observatoires citoyens qui sont visés, mais quiconque pendant des manifestations ou mouvements sociaux sera muni de son téléphone portable », s’alarment-ils dans un communiqué.
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT, précise que « les plus touchés seront les journalistes précaires, plus nombreux que les autres à travailler sur ces sujets ». En plus du SNJ-CGT, les organisations syndicales dont le SNJ, la CFDT journalistes, la Fédération européenne des journalistes et d’autres collectifs de la profession appellent chaque citoyen à envoyer un courrier aux députés.
La défenseur des droits, Claire Hédon, s’inquiétait pour sa part, déjà le 3 novembre dernier dans un rapport, des atteintes aux libertés fondamentales de cette loi. Elle rappelle « l’importance du caractère public de l’action des forces de sécurité qui permet son contrôle démocratique, notamment par la presse et les autorités en charge de veiller au respect de la loi et de la déontologie ». Selon elle, les termes employés dans la loi restent flous.
« Si on ne peut plus filmer les forces de l’ordre en intervention, ou va s’arrêter la censure ? », se désole Julien Gilles dans le cortège grenoblois. Seul le juge pourra décider du caractère malveillant des images tournées par les journalistes ou les vidéastes amateurs estime de son côté, dans Politis, l’avocat Arié Halimi.
Des violences policières plus difficiles à dénoncer, pour les manifestants
Plusieurs manifestants craignent surtout que les violences policières soient plus difficiles à denoncer. « Avec le mouvement des gilets jaunes, on a pu voir une médiatisation des violences policières, surtout avec les images qui ont énormément choqué les gens, explique Émile, militant à la Confédération nationale du travail (CNT) depuis trois ans. Si on enlève ces images, on enlève cette possibilité de dénoncer ces violences policières ».
Des violences policières compilées sur Twitter par le journaliste David Dufresne. En utilisant ces images, il a réalisé le documentaire Un pays qui se tient sage sorti en septembre 2020. Il montre ainsi les tirs de lanceurs de balle de défense ou de grenades de désencerclement, et leurs conséquences potentielles : éborgnements, traumatismes ou mains arrachées.
Tout au long du documentaire, le journaliste s’interroge sur la question de la violence légitime. Il fait notamment intervenir des sociologues, des historiens, des écrivains, un membre du syndicat Alliance et des juristes. Un film impossible à réaliser avec la loi « sécurité globale », selon ses détracteurs.
« Pendant les mobilisations de ces deux dernières années, quand on voulait dénoncer des violences policières, c’était fait sur le tas en sortant nos téléphones pour le filmer, détaille Élie Saget de l’UNL. Si cette loi entre en vigueur, cela ne sera plus possible. C’est très, très grave ! »
Pas d’affaire Benalla, ni d’affaire Cédric Chouviat dont la violente interpellation par la police a entraîné la mort le 3 janvier 2020, précise-t-il. « La puissance et l’impact de ces images, non seulement comme moyen de témoignage mais aussi comme instrument d’auto-défense, est indéniable », clame un militant de Fridays for future à la tribune.
Un frein pour les futures mobilisations sociales ?
Dans la foule, Joëlle brandit une pancarte à bout de bras. Au marqueur rouge, elle a écrit : « Oui au droit de manifester en toute liberté ! » Un slogan marqué en vitesse. Elle a enfourché son vélo et glissé la feuille A4 dans sa poche. « C’est plus discret qu’une banderole », soupire-t-elle.
Elle se bat depuis plusieurs années pour préserver les libertés fondamentales. Ses cheveux blancs tranchent avec les visages juvéniles dans la foule. « Ça m’inquiète terriblement et ça me met en colère », explique-t-elle. Elle a bravé le confinement et surtout dompté sa peur du Covid pour venir. « Je ne pouvais pas rester chez moi », répète-t-elle.
Des soutiens politiques contre la loi de « sécurité globale »
Les élus de gauche marquent également leur opposition à ce projet de loi « sécurité globale ». Le groupe régional des élus écologistes et de gauche (RCES) s’indignent dans un communiqué. « Nous ne croyons pas qu’empêcher la diffusion de ces images restaurera la confiance de nos concitoyens, pire, cela pourrait renforcer un sentiment de défiance à leur égard », tancent-ils. Parmi les sept élus du groupe, deux viennent de l’Isère : Émilie Marche (LFI) et Myriam Laïdouni-Denis (EELV).
À Grenoble, Éric Piolle s’est exprimé à ce sujet sur Twitter via une vidéo où il utilise l’anaphore : « Cette loi est un verrou sur les mouvements sociaux. C’est un verrou sur les mouvements climat. C’est un verrou sur les mouvements des quartiers populaires », clame le maire de Grenoble. Pour lui, Emmanuel Macron « se venge » contre les gilets jaunes pour leur deuxième anniversaire.
#SecuriteGlobale pour l” #Onu la France s’écarte des Droits de l’homme. La honte. #Macron se venge contre les #GiletsJaunes pour leur 2e anniversaire et verouille les mvt climatiques/sociaux. La police doit protèger les français : ici la loi protège la police contre les francais. pic.twitter.com/MaxB0ZZVLl
— Éric Piolle (@EricPiolle) November 17, 2020
Peu de temps auparavant, l’édile leur avait déjà apporté son soutien à l’occasion du démantèlement du rond-point de Crolles, le 10 novembre dernier. Non découragés pour autant, ceux-ci manifestaient à Grenoble en même temps que les militants contre la loi « sécurité globale ». Une journée particulièrement dense en mouvements sociaux. Les deux cortèges se sont rejoints en fin de soirée. Les prémices d’une possible convergence des luttes ?
Tim Buisson
1 Les jeunes insoumis, Fridays for futur, l’Unef, l’UNL, le Droit au Logement (Dal), FSU, le Collectif anti-répression, le NPA jeune, l’Union des étudiants de Grenoble ou encore les jeunes communistes.
La Loi de programmation pluriannuelle de la recherche également dans le viseur
La plupart des jeunes militants présents protestaient également contre la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Une loi elle aussi contestée mais tout de même adoptée définitivement le 17 novembre 2020, pendant le confinement donc, par l’Assemblée nationale. Un point en particulier concentre l’attention et l’inquiétude des étudiants.
« On fait aussi le lien avec la LPPR. Avec les récents amendements, elle va rendre passible de prison l’organisation d’AG ou de blocage sur le campus », explique Emma de l’Unef. En ligne de mire, l’amendement 147, qui prévoit qu’en cas de grève, les occupations de fac seraient passibles d’un an de prison et de 7 500 euros d’amende.
« Sauf que c’est l’essence des mobilisations depuis toujours, enchaîne Emma. Pour nous, c’est très grave que ça devienne criminalisé. » Le site Academia parle d’une arme « de destruction massive » dans les mains des chefs d’établissement. Quant aux sénateurs socialistes, ils annoncent déjà un recours devant le Conseil d’État.